Droit de suite et aménagement contractuel
La Cour de cassation vient de juger que le droit de suite peut être mis à la charge de l’acheteur. Cet arrêt est susceptible d’avoir un impact économique significatif sur le marché de l’art.
Alors que nous allons fêter le centenaire du droit de suite, la rémunération dont bénéficient les auteurs d’œuvres originales graphiques et plastiques lors des reventes de leurs œuvres au cours desquelles intervient un professionnel du marché de l’art, il connaît une évolution jurisprudentielle majeure. En effet, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a rendu en novembre dernier un arrêt très attendu sur le transfert de la charge du coût du droit de suite à l’acheteur en cas de revente d’une œuvre d’art graphique ou plastique. Pour la Cour de cassation, les opérateurs de ventes volontaires peuvent aménager leurs conditions générales de vente afin d’y introduire une clause faisant peser la charge du droit de suite sur l’acheteur des œuvres concernées, par dérogation aux dispositions de l’article L. 122-8 du Code de la propriété intellectuelle. Cette décision vient sécuriser une pratique qui a alimenté un contentieux démarré en 2009 entre le Syndicat national des antiquaires et le Comité professionnel des galeries d’art et Christie’s. La maison de vente aux enchères avait en effet prévu dans ses conditions générales de ventes à l’article L. 122-8 du Code de la propriété intellectuelle que le droit de suite puisse être à la charge de l’acheteur, notamment pour la vente de la collection Yves Saint Laurent-Pierre Bergé, un choix qui lui assurait un avantage compétitif du point de vue des vendeurs face aux autres maisons de ventes aux enchères.
Le mécanisme du droit de suite
Le droit de suite, codifié à l’article L. 122-8 du CPI, consiste en un pourcentage versé aux artistes et à leurs ayants droit à l’occasion de chacune des reventes successives de leurs œuvres, à chaque fois qu’intervient en tant que vendeur, acheteur ou intermédiaire un professionnel du marché de l’art, dès lors que la vente de l’œuvre est effectuée sur le territoire français ou qu’elle est assujettie à la taxe sur la valeur ajoutée. Ce droit est inaliénable, c’est-à-dire que l’auteur ne peut pas le céder, le donner, le léguer. Le droit de suite se transmet après le décès de l’auteur à ses héritiers et subsiste au profit de ceux-ci pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années suivantes. Pour que le droit de suite soit appliqué sur la vente, celle-ci doit vérifier les conditions cumulatives. Les deux premières conditions sont relatives à l’auteur de l’œuvre vendue, qui doit être un ressortissant d’un État membre de l’Union européenne ou d’un État faisant partie de l’espace économique européen, voire d’un État tiers, si la législation de cet État reconnaît le droit de suite aux auteurs de l’Union européenne ou si l’auteur a participé à la vie artistique française et a résidé pendant 5 ans en France, sur accord du ministre en charge de la Culture et après avis d’une commission. L’auteur doit être vivant ou décédé depuis moins de 70 ans.
Deux conditions sont relatives à l’œuvre cédée. Il doit s’agir d’une œuvre graphique ou plastique telles qu’un tableau, un collage, une peinture, un dessin, une estampe… Cette œuvre doit être originale au sens du droit de suite, c’est-à-dire créée par l’artiste lui-même ou constituer un exemplaire exécuté en quantité limitée, par l’artiste lui-même ou sous sa responsabilité c’est-à-dire numéroté ou signé ou dûment autorisé d’une autre manière par l’auteur, comme des estampes originales tirées en nombre limité d’une ou plusieurs planches, des éditions de sculpture, dans la limite de 12 exemplaires, exemplaires numérotés et épreuves d’artistes confondus, des œuvres photographiques signées, dans la limite de 30 exemplaires, des créations plastiques sur support audiovisuel ou numérique dans la limite de 12 exemplaires…
Trois autres conditions sont relatives à la vente elle-même. Est assujettie toute vente supérieure ou égale à 750 euros, autre que la première vente de l’œuvre, au cours de laquelle intervient, en tant que vendeur, acheteur ou intermédiaire, un professionnel du marché de l’art : société de ventes, commissaire-priseur, galerie, antiquaire, encadreur, marchands en ligne, etc. Cependant, par dérogation, ne sont pas assujetties, les ventes pour un prix inférieur à 10 000 € opérées par un vendeur ayant acquis l’œuvre directement de l’auteur moins de trois ans avant cette vente. La vente doit avoir lieu en France ou y être assujettie à la TVA. Le taux du droit de suite est dégressif en fonction du montant du prix de vente de l’œuvre, il est ainsi de 4 % pour la tranche de prix de vente comprise entre 750 € à 50 000 € et de 0,25 % pour les ventes supérieures à 500 000 €. Le montant du droit de suite est désormais plafonné à 12 500 €.
Une invention française
Le droit de suite est né en France en 1920. Cette réforme a été votée avec un objectif de solidarité et de justice à un moment où les artistes ne bénéficiaient pas de la sécurité sociale et où beaucoup vivaient de façon très précaire et mouraient dans des conditions de grande pauvreté alors que quelques années plus tard les prix de leurs œuvres s’envolaient. L’inspirateur de cette loi, le député André Hesse, aurait imaginé cette réforme en voyant un célèbre dessin de Forain, exécuté dans les premières années du XXe siècle qui dépeint une scène qui se passe à l’Hôtel des ventes. Des messieurs, en chapeaux hauts-de-forme, regardent une peinture. Au premier plan, deux enfants en haillons dont l’un dit à l’autre : « Un tableau de papa » ! Dans l’esprit du législateur il s’agit de réparer une injustice et de permettre aux héritiers des plasticiens, notamment nombre de veuves et d’orphelins, au sortir de la guerre de 14-18, de pouvoir tirer profit des ventes successives des œuvres réalisés par leurs parents.
Harmonisation européenne
Cette invention française a rapidement essaimé hors de nos frontières. En 1996, en Europe, seuls le Royaume-Uni, l’Irlande, l’Autriche et les Pays-Bas, n’avaient pas mis en place de mécanisme de droit de suite. Le droit de suite a fait l’objet d’une harmonisation européenne avec l’adoption de la directive 2001/84/CE du Parlement européen et du Conseil du 27 septembre 2001 relative au droit de suite au profit de l’auteur d’une œuvre d’art originale. L’objectif de cette réforme : fournir une règle du jeu unifiée qui permette à l’ensemble des États membres d’être compétitifs, sans distorsion de concurrence. Des mesures transitoires ont été prévues pour les pays qui n’appliquaient jusque-là aucun mécanisme de ce type. Londres, une des places mondiales du marché de l’art n’a pas vu cette réforme d’un bon œil, anticipant une perte de compétitivité face à New York ou Genève, notamment. Le droit de suite a été introduit en Grande-Bretagne par le « Artist’s Resale Right Regulations » (l’ARRR) entré en vigueur le 13 février 2006. La Grande-Bretagne a opté pour une gestion collective obligatoire des droits, comme le lui permettait l’article 6-2 de la directive. Elle a également fait le choix, ouvert par la directive, de n’appliquer le droit de suite dans un premier temps que sur les ventes d’artistes vivants. Les ayants droit ne pouvant bénéficier du droit de suite que sur les reventes effectuées après le 1er janvier 2010. En réalité cette mesure n’est entrée en vigueur qu’en 2011. À partir de cette date, le droit s’est appliqué alors aux œuvres des artistes décédés depuis moins de 70 ans.
La charge du droit de suite en France
L’article 1er, paragraphe 4 de la directive 2001/84/CE du Parlement européen et du Conseil du 27 septembre 2001 relatif au droit de suite au profit de l’auteur d’une œuvre d’art originale prévoit que « le droit visé au paragraphe 1 est à la charge du vendeur. Les États membres peuvent prévoir que l’une des personnes physiques ou morales visées au paragraphe 2, autre que le vendeur, est seule responsable du paiement du droit ou partage avec le vendeur cette responsabilité ». Ce texte a été transposé en droit français à l’article L. 122-8 du Code de la propriété intellectuelle qui prévoit à son premier alinéa que « les auteurs d’œuvres originales graphiques et plastiques ressortissants d’un État membre de la Communauté européenne ou d’un État partie à l’accord sur l’Espace économique européen bénéficient d’un droit de suite, qui est un droit inaliénable de participation au produit de toute vente d’une œuvre après la première cession opérée par l’auteur ou par ses ayants droit, lorsqu’intervient en tant que vendeur, acheteur ou intermédiaire un professionnel du marché de l’art. Par dérogation, ce droit ne s’applique pas lorsque le vendeur a acquis l’œuvre directement de l’auteur moins de trois ans avant cette vente et que le prix de vente ne dépasse pas 10 000 euros ». Ce texte prévoit en son troisième alinéa que le droit de suite est à la charge du vendeur. La responsabilité du paiement du droit de suite incombe au professionnel intervenant dans la vente et, si la cession s’opère entre deux professionnels, au vendeur.
Pas d’aménagement contractuel possible en première instance
Le Syndicat national des antiquaires a assigné Christie’s France le 3 juillet 2009 afin de voir qualifier cette pratique de concurrence déloyale et illicite, et constater la nullité des clauses figurant dans les conditions de vente. Le Comité professionnel des galeries d’art en a fait autant de son côté. Ces actions ont été déclarées irrecevables par les juges de première instance. La nullité éventuellement encourue ne pouvait être une nullité relative que seuls les auteurs ou leurs ayants droit étaient susceptibles d’invoquer et non des tiers (TGI Paris, 20 mai 2011, n° 09/10883 et TGI Paris, 27 sept. 2011, n° 10/00943). En décembre 2012, le juge d’appel a considéré que le paiement du droit de suite est, et demeure, à la charge du vendeur et déclarée nulle la clause 4b figurant dans les conditions générales de vente de la société Christie’s France (CAA Paris, 12 déc. 2015, n° 11-11606). Pour le juge du fond les dispositions de l’article L. 122-8 du Code de la propriété intellectuelle répartissant la charge du droit de suite et en faisant peser la charge sur le vendeur, ne peuvent pas être aménagées contractuellement. Cet arrêt s’appuyait notamment sur les travaux préparatoires au vote de la loi de 1920 créant le droit de suite et sur les travaux préparatoires à la transposition de la directive communautaire de 2001. Selon ces travaux, le droit de suite est mis à la seule charge du vendeur. Aux termes de la directive, ce principe ne fait l’objet d’aucune exception. Sa simplicité contribuera sans aucun doute à établir des conditions de concurrence saines entre les principales places de marché situées au sein de l’Union européenne, précisait un rapport de la commission des affaires culturelles du Sénat. Et l’examen des travaux parlementaires démontre que la faculté d’autoriser des dérogations conventionnelles à ce principe avait été envisagée pour être aussitôt écartée par la commission mixte paritaire. Dès l’origine et contrairement à ce qui a été prévu dans certains États, le droit de suite, de création française, a été conçu comme une rétribution versée par le vendeur, qui s’est enrichi par la vente d’une œuvre, à l’auteur, dont la rémunération originaire, lors de la première cession de l’œuvre, a pu être fort modique, au regard des plus-values acquises postérieurement à celle-ci. Un deuxième arrêt du 3 juillet 2013 a au contraire confirmé la solution du TGI de Paris (CA Paris, 3 juill. 2013, n° 11-20697).
Une interprétation communautaire favorable au vendeur
Afin de régler ce litige, la Cour de cassation a saisi la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) d’une question préjudicielle, ainsi rédigée : « la règle édictée par l’article 1 § 4 de la directive 2001/84/CE du Parlement européen et du Conseil du 27 septembre 2001 relatif au droit de suite au profit de l’auteur d’une œuvre d’art originale, qui met à la charge du vendeur le paiement du droit de suite, doit-elle être interprétée en ce sens que celui-ci en supporte définitivement le coût sans dérogation conventionnelle possible ? ». Le 26 février 2015 (CJUE, 26 févr. 2015, n° C-41/14, Christie’s France SNC c/ Synd. national des antiquaires), la CJUE a fait prévaloir la liberté contractuelle en jugeant que le droit de l’Union européenne ne s’oppose pas à ce que « la personne redevable du droit de suite, désignée comme telle par la législation nationale, que ce soit le vendeur ou un professionnel du marché de l’art intervenant dans la transaction, puisse conclure avec toute autre personne, y compris l’acheteur, que cette dernière supporte définitivement, en tout ou partie, le coût du droit de suite pour autant qu’un tel arrangement contractuel n’affecte nullement les obligations et la responsabilité qui incombent à la personne redevable envers l’auteur ». La CJUE envisage qu’une dérogation soit susceptible de produire une distorsion sur le fonctionnement du marché intérieur. Toutefois, elle souligne que cet effet ne peut être qu’indirect puisque produit par des aménagements conventionnels réalisés indépendamment du paiement du montant du droit de suite, dont demeure responsable la personne redevable. En juin 2015, la Cour de cassation a repris cette interprétation favorable au vendeur et cassé et annulé l’arrêt de la cour d’appel de Paris (Cass. 1er civ., 3 juin 2015, n° 13-12675). Dans la foulée, plusieurs opérateurs ont modifié leurs conditions de vente, dans les semaines qui ont suivi ce jugement.
Une interprétation remise en cause
Dans deux arrêts du 24 mars 2017, la cour d’appel de Versailles a résisté à cette première décision de la Cour de cassation du 3 juin 2015 et a, refusant cette interprétation, déclaré nulle la clause des conditions générales de ventes de Christie’s prévoyant que l’acheteur doit verser une somme équivalente au montant des droits de suite, pour l’achat de certaines œuvres (CA Versailles, 24 mars 2017 n° 15/07-800). La cour d’appel de Versailles s’est prononcée au regard des travaux préparatoires de la loi du 1er août 2006 qui a transposé la directive 2001/84/CE du Parlement européen et du Conseil du 27 septembre 2001 relatif au droit de suite au profit de l’auteur d’une œuvre d’art originale. Elle a considéré que le législateur avait clairement entendu faire peser le droit de suite sur le seul vendeur et a reconnu le caractère d’ordre public du 3e alinéa de l’article L. 122-8 du Code de la propriété intellectuelle, écartant par là même la possibilité de transférer cette charge sur l’acheteur par un aménagement conventionnel de la charge du coût du droit de suite. La société Christie’s a formé un pourvoi en cassation à l’encontre de ces arrêts. Pour le juge d’appel la directive « ne se prononce pas sur l’identité de la personne qui doit supporter définitivement le coût du droit de suite ». Dès lors « les législations nationales sont souveraines pour déterminer à qui incombe la charge finale du coût de la redevance ». En outre, « le législateur français a choisi de faire de l’article L. 122-8 du Code de la propriété intellectuelle un outil de régulation du marché français ». Et « il a clairement mis le droit de suite à la charge du vendeur et la responsabilité de son paiement au professionnel de la vente, alors qu’il n’y était nullement contraint par la directive ». Il a fait ce choix pour assainir les règles de la concurrence sur le marché national, rappelle la cour d’appel, en précisant « que ce choix délibéré résulte clairement de l’examen des travaux parlementaires ». C’est dans ce contexte que la Cour de cassation a été amenée à se prononcer en Assemblée plénière.
La Cour de cassation tranche définitivement le litige
Remaniant profondément la répartition des frais lors de l’achat d’une œuvre d’art auprès d’un professionnel, la Cour de cassation a censuré la solution de la juridiction de fond. La Cour de cassation casse la décision de la cour d’appel. Elle tranche définitivement ce litige en décidant que le 3e alinéa de l’article L. 122-8 du Code de la propriété intellectuelle qui prévoit que « le droit de suite est à la charge du vendeur. La responsabilité de son paiement incombe au professionnel intervenant dans la vente et, si la cession s’opère entre deux professionnels, au vendeur » ne fait pas obstacle à ce qu’un accord contractuel mette tout ou partie du droit de suite à la charge de l’acheteur ou d’un autre tiers. Les opérateurs de ventes volontaires ont la possibilité de mettre le droit de suite à la charge des acquéreurs dès lors que cet arrangement a fait l’objet d’un accord contractuel, comme des conditions générales de ventes expressément approuvées par l’adjudicataire. Ils restent cependant les redevables du paiement du droit de suite à l’auteur ou à la société de perception et de répartition des droits (ADAGP). La Cour de cassation, à la suite de l’arrêt de la CJUE, considère en effet que si les dispositions qui concernent les obligations et la responsabilité qui incombent à la personne redevable envers l’auteur sont impératives. En revanche, celles relatives aux rapports entre les différentes parties n’affectent pas le paiement de la redevance à l’auteur et revêtent un caractère supplétif ce qui leur permet de faire l’objet d’aménagements contractuels. La Cour de cassation souligne également que la règle énoncée à l’article L. 122-8, alinéa 3 ne relève pas d’un ordre public économique de direction. Rédigée dans les mêmes termes que la directive qu’elle vient transposer en droit français, elle n’a pas à être interprétée différemment. Cet arrêt va faire évoluer les pratiques et rétablir des conditions d’égalité avec d’autres places qui font peser le paiement du droit de suite sur l’acheteur. Une possibilité d’autant plus importante qu’avec le Brexit, plane le risque d’une suppression du droit de suite, pour la place de Londres.