NFT et droit de suite

Publié le 18/01/2023
NFT
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Comment appliquer le droit de suite, une règle créée en 1920 aux très modernes actifs du marché de l’art que sont les NFT (non fungible tokens) ? Tentative de réponse.

La notion de droit de suite

Le droit de suite codifié à l’article L. 122-8 du CPI consiste en un pourcentage versé aux artistes et à leurs ayants droit à l’occasion de chacune des reventes successives de leurs œuvres, à chaque fois qu’intervient en tant que vendeur, acheteur ou intermédiaire un professionnel du marché de l’art, dès lors que la vente de l’œuvre est effectuée sur le territoire français ou qu’elle est assujettie à la taxe sur la valeur ajoutée. Le droit de suite se transmet après le décès de l’auteur à ses héritiers et subsiste au profit de ceux-ci pendant l’année civile en cours et les 70 années suivantes. Ce droit de suite s’applique aux ventes d’œuvres dès lors que le prix atteint est supérieur ou égal à 750 euros hors taxes, à l’exception des œuvres que le vendeur a acquis directement de l’auteur ou de ses ayants droit avant la revente et dont le prix de vente est inférieur à 10 000 €. Le taux du droit de suite est dégressif en fonction du montant du prix de vente de l’œuvre, il est ainsi de 4 % pour la tranche de prix de vente comprise entre 750 € à 50 000 € et de 0,25 % pour les ventes supérieures à 500 000 €. Le montant du droit de suite est désormais plafonné à 12 500 €.

Les NFT, une nouvelle catégorie d’actifs

Le NFT est un fichier de données non fongibles situé sur une chaîne de blocs  («blockchain ») et destiné à garantir l’authenticité d’une œuvre originale ou de sa reproduction, voire à constituer l’œuvre originale elle-même. Il peut en effet porter sur une création numérique unique ou constituer une version « tokenisée » de créations préexistantes, quel qu’en soit le genre. Les NTF dans le secteur de l’art posent un certain nombre d’interrogations spécifiques, notamment au regard de la titularité et de la gestion des droits patrimoniaux attachés à une œuvre d’art ou encore du régime fiscal qui leur est applicable. Pour le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), « ce phénomène suscite des interrogations importantes et nouvelles sur le plan juridique relevant à la fois de la propriété intellectuelle et de la technologie utilisée, portant sur l’originalité de l’œuvre ainsi tokenisée, sur la titularité des droits et leur mode de gestion, l’application de cette technologie aux collections publiques qui se caractérisent par leur inaliénabilité, le cadre financier à préconiser pour encadrer/limiter les risques de spéculation et de blanchiment d’argent, la fiscalité applicable, ou encore la traçabilité de l’œuvre et l’applicabilité de la rémunération pour copie privée ou du droit de suite, le recours à un système de smart contract sur la blockchain pour gérer le droit de suite et les conditions de revente, le risque de confusion possible dans le temps avec des œuvres originales ou de réutilisation frauduleuse ».

Un marché en plein essor

Les NFT ont dopé la croissance du marché en 2021. Si l’effondrement récent des cryptomonnaies peut inquiéter les investisseurs du marché de l’art et faire baisser la cote de ces actifs, tant l’essor de ces actifs est lié à celui des cryptomonnaies, ils ont enregistré quelques belles performances ces derniers mois. D’après le dernier rapport 2022 du marché de l’art ultra contemporain publié en octobre dernier, au premier semestre 2022, 50 lots NFT ont été vendus pour 3,2 millions de dollars. Un an auparavant, une trentaine de lots avait été cédés pour 107 millions de dollars, un chiffre en grande partie dû à la vente en mars 2021 de l’œuvre d’un artiste inconnu, un graphiste américain connu sous le nom de Beeple, qui a atteint 69,3 millions de dollars. En 2022, on enregistre encore des prix records même s’ils sont plus modestes, comme en témoigne la vente de Living Architecture Casa Batlló (2022) de Refik Anadol, chez Christie’s à New York le 10 mai 2022, pour 1,38 millions de dollars. Au regard des montants en jeu, le sujet des droits de suite est donc lourd d’enjeux économiques pour le secteur.

NFT royalties

Dans quelle mesure est-il possible d’étendre le droit de suite au NFT ? Quelle valeur ont l’insertion de NFT dans les smart contracts ? C’est notamment répondre à ces questions que s’est attachée la mission de travail initiée par le CSPLA, qui a rendu ses conclusions en juillet 2022 dans le cadre d’un rapport établi par le président de la mission, l’avocat Me Jean Martin et la rapporteure de la mission, Pauline Hot, maître des requêtes au Conseil d’État. En effet, les reventes successibles de NFT posent la question du droit de suite, qui permet à l’auteur ou à ses ayants droit de bénéficier d’une rémunération à l’occasion de la cession de son œuvre. Or la perception du droit de suite est soumise à un certain nombre de conditions dans le cadre de l’article L. 122-8 du Code de la propriété intellectuelle. Ce texte définit le droit de suite comme « un droit inaliénable de participation au produit de toute vente d’une œuvre après la première cession opérée par l’auteur ou par ses ayants droit, lorsqu’intervient en tant que vendeur, acheteur ou intermédiaire un professionnel du marché de l’art ». L’application du droit de suite légal suppose donc que plusieurs conditions soient réunies : un professionnel du marché de l’art doit intervenir dans la revente de l’œuvre (en qualité de vendeur, d’acheteur ou d’intermédiaire), l’œuvre – unique ou en nombre limité d’exemplaires – doit avoir été créée par l’artiste lui-même ou sous sa responsabilité, la vente doit être effectuée sur le territoire français ou être assujettie à la taxe sur la valeur ajoutée.

La limite de douze exemplaires

Première question soulevée par le rapport : les NFT entrent-ils dans le champ de l’article R.122-3 du Code de la propriété intellectuelle, qui précise que les créations plastiques sur support audiovisuel ou numérique doivent être conçues dans la limite de 12 exemplaires pour entrer dans le champ d’application du droit de suite ? Les œuvres mentionnées à l’article R. 122-2 sont les œuvres originales graphiques ou plastiques créées par l’auteur lui-même, telles que les tableaux, les collages, les peintures, les dessins, les gravures, les estampes, les lithographies, les sculptures, les tapisseries, les céramiques, les verreries, les photographies et les créations plastiques sur support audiovisuel ou numérique. Les œuvres exécutées en nombre limité d’exemplaires et sous la responsabilité de l’auteur sont considérées comme œuvres d’art originales au sens de l’alinéa précédent si elles sont numérotées ou signées ou dûment autorisées d’une autre manière par l’auteur. La mission apporte une réponse positive à cette question, concluant que « rien ne permet en effet d’exclure catégoriquement les JNF ou les fichiers qui leur sont associés du champ d’application de cet article ». Si on devait considérer certains NFT, par exception, comme les supports numériques de créations plastiques en eux-mêmes, dans l’hypothèse où le NFT incorpore l’œuvre, la possibilité du versement d’un droit de suite serait limitée à de tels NFT conçus exclusivement dans la limite de douze exemplaires. Les fichiers numériques associés aux NFT doivent, quant à eux, uniquement exister en un nombre limité d’exemplaires pour donner prise au droit de suite. La mission considère donc que le droit de suite peut trouver à s’appliquer aux fichiers numériques qui sont associés aux NFT, uniquement lorsqu’ils sont conçus dans un nombre limité à douze exemplaires. « L’applicabilité juridique du droit de suite pose dans ce contexte des questions techniques, tenant à la possibilité même d’apprécier le nombre limité de ces fichiers, qui ne correspond pas nécessairement au nombre de (NFT) en circulation », souligne le rapport.

L’existence de NFT royalties

Seconde question soulevée par la mission : les NFT sont-ils susceptibles de constituer un outil de mise en œuvre effective du droit de suite. En effet, les smart contracts mis en place pour la cession des NFT peuvent prévoir et automatiser la collecte et le reversement de commissions à chaque cession, les NFT royalties « qui pourraient s’apparenter voire s’assimiler à des rémunérations de droits d’auteurs et de droits voisins », analyse la mission. La collecte et le reversement de ces NFT royalties sont majoritairement opérés par les plateformes de vente de NFT. Ces NFT royalties ne pourraient être assimilées au droit de suite qui ne trouve à s’appliquer que dans certaines conditions précises, notamment l’intervention d’un professionnel du marché de l’art, là où les « royalties » ou commissions qui peuvent être versés par une plateforme d’échange de JNF s’appliquent indépendamment des conditions de vente de l’œuvre, conclut le rapport. « En outre, le droit de suite est inaliénable : il est d’ordre public, et ne peut donc faire l’objet d’une contractualisation qui conduirait à le diminuer ou à le remettre en cause. Dans ces conditions, les royalties  abusivement qualifiées de droit de suite mais ne répondant pas à ses conditions légales de mise en œuvre ne peuvent aucunement se substituer au droit de suite légal, qui trouvera toujours à s’appliquer dès lors que les conditions prévues par l’article L. 122-8 du Code de la propriété intellectuelle sont réunies », analyse la mission. En revanche, les NFT royalties prévue par les places de marché de NFT peuvent tout à fait coexister avec le droit de suite légal, conclut le rapport, ajoutant qu’« on peut tout à fait imaginer que le titulaire du droit de suite décide, lorsqu’il émet le jeton non fongible associé à un fichier sur lequel il détient des droits, de prévoir une commission de 4 % à chaque revente ». En revanche, nuance la mission, au regard de leurs caractéristiques actuelles, il n’est pas évident que l’on puisse appréhender toutes les plateformes d’échange de NFT comme des professionnels du marché de l’art, opérant des ventes donnant prise au droit de suite légal. « On pourrait toutefois ultérieurement imaginer, sous réserve de l’évolution des standards et des protocoles, que le smart contract intègre l’application automatique non  seulement des commissions ou royalties aujourd’hui versées par les plateformes, mais aussi du droit de suite légal, via l’inscription d’une clause tenant aux conditions de la vente (présence d’un professionnel d’un marché de l’art ou non, publicité ou non) qui pourraient par exemple être déclarées par les acquéreurs successifs, ce qui en ferait un réel outil de consolidation de l’effectivité du droit de suite », conclut la mission.

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