Mal-logement, marchands de sommeil : le grand défi de l’Île-de-France
Plusieurs affaires concernant des marchands de sommeil ou des habitats insalubres ont défrayé la chronique ces dernières années à Paris et dans la région Île-de-France. Pourtant la volonté de la justice et des politiques est là. Qu’est ce qui coince ? Réponse avec le porte-parole de l’antenne Île-de-France de la Fondation Abbé Pierre.
En novembre dernier s’est ouvert le procès du 62 de la rue de Meaux dans le XIXe arrondissement de Paris. L’enjeu est colossal : pendant de très longues années, de 2012 jusqu’à aujourd’hui, les dénommés Frédéric A. et Alix B., détenteurs de la SCI Verdi et Meaux, ont loué une trentaine de logements insalubres – des appartements dont les multidivisions menacent la pérennité de l’immeuble –, à des personnes précaires et vulnérables. Certains sont sans papiers, la plupart originaires du Maghreb ou des pays de l’Est, parlent mal français. Tous ont de faibles revenus, beaucoup ont des enfants, certains sont malades.
Les deux mis en cause sont soupçonnés de « soumission de personnes vulnérables à des conditions d’hébergement indignes, menaces, actes d’intimidation, destruction, dégradation, détérioration d’un local faisant l’objet d’un arrêté de péril dans le but d’en faire partir les occupants, refus délibéré sans motif légitime d’exécuter sur un bâtiment menaçant ruine les travaux prescrits par l’arrêté de péril ou d’insalubrité ».
Non contents de louer ce que l’on peut aisément qualifier de « trous à rats » (murs qui s’effritent, plafonds qui s’écroulent, portes qui ne ferment pas, installations électriques non conformes), le propriétaire et son comparse n’hésitaient pas à menacer physiquement les personnes en droit de ne pas payer de loyer, un arrêté de péril ayant été adressé, et à pénétrer dans les appartements pour vandaliser les possessions des locataires. Comme beaucoup de malfrats, ils se sont également organisés pour être insaisissables. L’Ukrainien Alix B., ex-sans-abri au casier judiciaire vierge, était connu des locataires comme celui qui récoltait les loyers. Il apparaît comme administrateur dans de nombreuses SCI liées au dossier mais, à l’audience, il se présente comme l’exécutant de Frédéric d’A., qui, lui, n’est pas présent au tribunal et n’apparaît dans aucun document de la SCI. Dans ces circonstances, il est plus que délicat d’établir l’exacte responsabilité des mis en cause.
« Quand j’ai commencé à travailler sur ce cas, on m’a parlé de Frédéric d’A. et de deux SCI et là, j’ai tiré le fil. Dans ce dossier, chercher dans les papiers ne permet pas de mettre la main sur le propriétaire », expliquait à l’époque Sarah Coupechoux, chargée de mission pour la Fondation Abbé Pierre (FAP), qui a suivi cette affaire à partir de 2014. « Il n’est pas dirigeant de droit, mais dirigeant de fait » , avait résumé à la barre Me Daoud, avocat de la FAP, qui s’est portée partie civile. La procureure a requis pour Frédéric d’A. « étant donné son casier judiciaire long comme le bras », quatre ans de prison ferme, avec mandat d’arrêt, et une amende de 50 000 €, mais également la dissolution des deux SCI et, donc, la confiscation de leurs appartements, avec exécution provisoire. Contre le groupe Renaissance, une amende de 500 000 € a été requise, ainsi que l’interdiction d’exercer l’activité de gestion immobilière. À l’encontre d’Alix B., deux ans de prison avec sursis ont été requis.
Un verdict coup de poing qui a mobilisé tout l’arsenal juridique à disposition, notamment, l’article 225-14 du Code pénal qui indique que « Le fait de soumettre une personne, dont la vulnérabilité ou l’état de dépendance sont apparents ou connus de l’auteur, à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 150 000 € d’amende » ainsi que la loi ÉLAN du 23 novembre 2018 qui prévoit, à titre de peine complémentaire, la confiscation des biens pour les « coupables de l’infraction de soumission à des conditions d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine ».
La lutte contre l’habitat indigne, un enjeu majeur en Île-de-France
Ce procès est emblématique car il démontre bien la complexité des affaires de marchands de sommeil en Île-de-France, et la situation particulière de cette région qui est la plus touchée par le mal-logement : une étude de l’INSEE datant de 2017 démontre que 9,3 % des Franciliens sont mal logés. Selon les chiffres de la Fondation Abbé Pierre, la région qui rassemble 18,2 % de la population française, concentre également 33 % des habitants en bidonvilles et 41 % des expulsions locatives effectives. Selon la Fondation, « La proportion de ménages pauvres en Île-de-France a augmenté deux fois plus vite qu’en France métropolitaine entre 2004 et 2012 ».
Éric Constantin est porte-parole de la Fondation Abbé Pierre pour la région Île-de-France. Selon lui, le mal-logement a de multiples visages et les marchands de sommeil, s’ils peuvent être poursuivis au titre de la toute récente Loi ÉLAN, ont encore de beaux jours devant eux, tant la situation est chaotique en région parisienne.
Il convient déjà de préciser ce que mal-logement veut dire. D’un côté il y a être mal logé, et de l’autre, être sans logement. Ce cas comprend les SDF qui vivent dans la rue ou dans des foyers et les personnes sans logement personnel. En Île-de-France, par exemple, à cause de la cherté de l’habitat, l’hébergement chez des tiers est très important : « La première ville francilienne après Paris n’est pas Boulogne, mais celle des sans logement. Dans les Hauts-de-Seine, les chiffres de la CAF montrent que l’hébergement chez un tiers concerne plus de 50 % des personnes au RSA », explique le porte-parole. On peut inclure dans le mal-logement toutes les personnes en difficulté de maintien dans leur logement car en situation d’impayés, menacés par une procédure d’expulsion et toutes les personnes en situation d’habitat indigne car leurs logements comportent d’importants défauts qui impliquent un danger pour la santé de leurs occupants. « Les particularités franciliennes sont : le risque de saturnisme à cause des taux de plomb trop élevés, la division en petits appartements (pour augmenter la rentabilité d’un immeuble) et les phénomènes de suroccupation ».
Selon le porte-parole, les victimes du mal-logement sont les publics plutôt modestes et pauvres, en situation de précarité énergétique. « Chaque fois que l’on regarde l’indicateur francilien il est dans le rouge : 39 % des expulsions avec force publique se produisent en Île-de-France, et la majorité des personnes prioritaires pour le droit au logement se trouvent en Île-de-France ». Ce qui fait les choux gras des marchands de sommeil. Leurs victimes sont des personnes aux ressources modestes, des personnes qui ne peuvent pas accéder aux HLM, au parc privé car ils n’ont pas de situation administrative suffisante. Dans la population concernée, on retrouve donc des jeunes qui arrivent à Paris et s’installent, qui acceptent ces conditions parce qu’elles sont temporaires, et se retrouvent coincés. « En Île-de-France, tout se loue malgré les lois : on trouve beaucoup de cabanons de jardins loués par exemple. Et c’est ça ou la rue alors les gens se sentent redevables, ne veulent pas dénoncer leurs conditions de vie ».
Selon Éric Constantin, si la loi ÉLAN a le mérite d’exister (auparavant, des marchands de sommeil s’étaient vus dédommagés pour l’expropriation de leurs immeubles insalubres), elle ne peut avoir d’effets que si elle s’accompagne d’investissements réels de la part de l’État. « La loi ÉLAN permet de mutualiser les services avec les intercommunalités, et il y a des choses intéressantes. Mais il faut vraiment être en capacité de répondre à la demande des personnes. À chaque fois qu’une loi renforce la lutte contre les marchands de sommeil, cela ne change rien s’il n’y a pas assez de personnel pour recevoir les gens dans les villes, s’il n’y a pas assez de services pour accompagner juridiquement les gens, pas de moyens dans les tribunaux… On va seulement résoudre les affaires à la marge (comme ce fut le cas pour la rue de Meaux, par exemple) ».
Beaucoup de choses restent à faire selon le porte-parole, notamment en termes de pédagogie auprès des élus, qui restent encore dans l’idée que multiplier les signalements implique plus de relogements. « Il faut aussi leur expliquer que des actions de justice sont possibles pour leurs citoyens, qu’ils peuvent rester dans leurs logements et obtenir une baisse de loyer ou un dédommagement, et que des travaux de réhabilitation ou de mise aux normes peuvent être décidés (souvent subventionnés pour les propriétaires) ».
La Fondation reste inquiète concernant l’action coercitive, avec des arrêtés d’insalubrité en nette régression : « En 2019, on est descendus à 800 arrêtés, alors qu’il y a 5 ou 6 ans nous en avions 100 à 150 de plus. Si on se base sur les chiffres de 160 000 logements dans le parc privé potentiellement indignes, rester en dessous de 1 000 arrêtés est ridicule », juge le porte-parole. Quant aux diagnostics de plomb, ils ont également baissé : « On en était à 1 000 en 2015 et on en est à moins de 800 aujourd’hui ». De quoi constater que le mal-logement est toujours d’actualité mais jusqu’à quand…