Quand le Quartier latin perd ses Lettres

Publié le 22/09/2023
Quand le Quartier latin perd ses Lettres
Florence Piot/AdobeStock

Hausse des prix des loyers, explosion du foncier, plusieurs grands noms de l’édition ont récemment quitté Saint-Germain-des-Prés et Montparnasse pour se replier dans des arrondissements moins prisés ou de l’autre côté du périphérique. Le signal que la littérature française pourrait se décloisonner ?

Un mouchoir de poche. Longtemps, le monde littéraire français se tenait serré autour de l’église de Saint-Germain-des-Prés, dans le VIe arrondissement de Paris. Le Seuil au 27 rue Jacob, Grasset rue des Saints-Pères, Gallimard rue Gaston-Gallimard et Hachette au 79 boulevard Saint-Germain. Flammarion et Arthaud étaient, quant à eux, voisins place de l’Odéon et les bureaux parisiens de l’arlésien Actes Sud se nichaient (avec difficulté, on le verra) dans deux étages d’un splendide hôtel particulier de la rue Séguier. Au bout de la rue de Rennes, quartier Montparnasse, une petite promenade à pied pouvait permettre de déposer un manuscrit chez P.O.L, rue Saint-André-des-Arts, chez Bourgois rue du Bac, Fayard et Hachette, rue du Montparnasse, Albin Michel rue Huygens et L’Olivier, boulevard du Montparnasse.

Tout ce petit monde germanopratin déjeunait dans les mêmes restaurants, se retrouvait aux mêmes terrasses que les écrivains et les journalistes (et que les revues littéraires). Qui n’a pas vu les clichés surannés de Beauvoir et Sartre au Café de Flore, les Surréalistes dans les caves de jazz, Rimbaud et Verlaine aux Deux Magots, Éluard et Hemingway à la Closerie des Lilas. Au Procope, rue de l’Ancienne-Comédie près de l’Odéon, on imagine encore La Fontaine, Racine ou Voltaire composer leurs chefs-d’œuvre. Dans ces lieux de bonne chère se construisaient des courants de pensée, se composaient des œuvres et des mondes. Plusieurs d’entre elles remettent encore des prix littéraires tous les ans, se faisant une place dans une activité plutôt réservée aux prestigieuses Académies française et Goncourt.

Pourquoi une telle concentration ? Le premier livre imprimé en France l’a été à la Sorbonne, aux alentours de 1470 : tous les imprimeurs se sont installés dans le quartier, avec le même mécanisme que les tanneurs dans le XIIIe arrondissement ou la confection textile dans le Sentier. Un côté pratique et social. « Le livre avait son quartier. Ça a duré de la IIIe République à l’après-Seconde Guerre mondiale, succédant au Palais-Royal de l’époque de Balzac, avait expliqué au Parisien Olivier Bessard-Banquy, universitaire et auteur de L’Industrie des lettres (Pocket). « À l’époque, les horaires de la corporation des libraires-éditeurs étaient donnés par la cloche de la chapelle de la Sorbonne. Il fallait donc s’installer à proximité pour l’entendre », avait soufflé à Libération l’avocat et romancier Emmanuel Pierrat. Jacques Braunstein, rédacteur en chef de Livres Hebdo (le média professionnel de l’édition) nous donne sa version des faits : « Ça remonte à l’époque où André Gide a poussé Gaston Gallimard à passer du IXe arrondissement à Saint-Germain, car la modernité littéraire ne pouvait être que Rive gauche. Si on lit Proust, on se rend compte que le IXe arrondissement, Opéra, ou étaient installés certains éditeurs comme Calmann-Lévy, c’était plutôt la très vieille aristocratie. L’avant-garde est passée de Montmartre à Montparnasse après la construction de la ligne 4 du métro, car c’est là que les peintres (comme Picasso et les Impressionnistes) étaient passés. Saint-Germain-des-Prés était le symbole de la littérature et de la culture moderne, avec les caves de jazz et le café de Flore où la population gay était plus tolérée qu’ailleurs et où Jean-Paul Sartre écrivait près du poêle. Au fil des années, entre la Belle époque et la Deuxième Guerre mondiale, tout le petit monde de la littérature s’est installé là : Grasset, Denoël, Le Seuil et les éditions de Minuit… Livres Hebdo dépend de Electre et du Cercle de la Librairie, fondé par Louis Hachette en 1844, nous sommes installés rue Grégoire de Tours, à deux pas du Boulevard. »

Quand un film français dépeint le monde de l’édition (ce qui arrive régulièrement), les personnages ont toujours rendez-vous dans des immeubles haussmanniens en pierre de taille, ou boivent des cafés sur des petites tables du Quartier latin. Une scène de signature de contrat d’édition dans un plateau de bureaux flambant neuf en bordure de périphérique, avec open space et machines à café n’est pas encore entrée dans l’inconscient collectif. Et pourtant, c’est devenu en quelques années la réalité du monde éditorial français : le Quartier latin, touché par la hausse des prix des loyers et des prix du foncier, est un quartier de plus en plus prisé par les riches touristes étrangers. Mais surtout les maisons d’éditions indépendantes n’y existent plus ou presque : les grands groupes dominent et désirent regrouper leurs maisons pour optimiser les coûts et permettre de bonnes conditions de travail à leurs milliers de salariés. Et les dizaines de milliers de mètres carrés que cela nécessite ne se trouvent pas dans les arrondissements historiques de la Rive gauche.

Des déménagements en série

Ce fut le premier d’une longue série : à la suite de son rachat par le groupe La Martinière, Le Seuil quitte en 2010 son siège historique du 27 rue Jacob et cette façade symbolique qui a inspiré son logo. Elle déménage alors, avec les autres maisons du groupe (Points, Don Quichotte, Delchaux et Niestlé) de l’autre côté du périphérique, au 25 rue Romain-Rolland, dans le XIVe arrondissement de Paris, dans un immeuble sans âme. Une adresse parisienne sur le papier, une traversée du Rubicon pour les salariés : la porte se situe du côté « Montrouge » du périphérique. Pour Hervé de La Martinière, alors PDG du groupe, « c’est bon pour le groupe qui retrouve une dynamique et des résultats intéressants. Ce déménagement fera du bien à tout le monde. » Ce changement de lieu ne se fait pas sans protestation de la plupart des éditeurs, attachés de presse et autres petites mains du livre, attachés à Saint-Germain-des-Prés. Mais le groupe est prudent et conserve une emprise rue du Montparnasse avec le siège des éditions de l’Olivier et un bureau du Seuil. En 2017, le Groupe La Martinière est racheté par le géant de l’édition Média Participations, avide de faire des économies. Malgré une levée de boucliers et une grève, tous les employés sont contraints de faire leurs cartons et quitter définitivement la Rive gauche en 2019, dans un immeuble de bureaux de 17 000 m2 tout juste sorti de terre dans le nouveau quartier Rosa Parks, dans le XIXe arrondissement. Les éditeurs doivent s’adapter à un nouveau quartier, bien plus populaire que le XIVe arrondissement, mais aussi aux open spaces. Loin, très loin, des Deux-Magots.

C’est une histoire similaire qu’a connue le groupe Hachette. En 2015, c’est près de Malakoff qu’il construit son « vaisseau amiral » de 22 000 m2, à Vanves (92) pour regrouper certaines des maisons du groupe, dix ans après un déménagement dans le XVe arrondissement qui avait suivi la vente de son siège historique, occupé depuis 1826, au 79 boulevard Saint-Germain. Le groupe a également permis à certaines maisons de conserver leurs locaux dans le Quartier latin, comme Didier (rue de l’Odéon), Larousse et Le Livre de Poche (rue du Montparnasse), JC Lattès (rue Jacob). Une démarche très différente du groupe Flammarion (appartenant depuis 2012 à la holding Madrigal, détenue par Gallimard), qui avait fondé sa maison en 1875 sous les arcades de l’Odéon et y a longtemps conservé une adresse symbolique, et qui a aussi plié les gaules pour s’installer d’abord dans le XIIIe arrondissement (quai Panhard et Levassor) puis quartier Saint-Lazare en 2022, avec son portefeuille de maisons (Autrement, J’ai Lu, Librio, Père Castor, Arthaud, entre autres).

Pour Actes Sud, c’est une autre histoire qui lui fait gagner la rue de Saxe, dans le XVe arrondissement, en 2020. Depuis 1997, l’antenne parisienne du groupe arlésien (comprenant Actes Sud, Actes Sud-Papiers, Actes Sud Junior, Thierry Magnier, Le Rouergue, Hélium, Chambon, Picard et Payot & Rivages) occupait les deux étages de l’hôtel d’Aguesseau rue Séguier. Un bâtiment dans lequel Albert Camus avait vécu, s’esbaudissant de la hauteur sous plafond. En 2018, l’installation de plusieurs mezzanines afin d’augmenter la surface de bureaux de 150 m² (sans que ne soient consultés les architectes des bâtiments de France et des Monuments historiques et sans respecter les codes d’urbanisme) avait été révélée par le Canard enchaîné. La dirigeante du groupe, Françoise Nyssen, était alors ministre de la Culture et l’affaire avait fini au tribunal. La procédure avait finalement été classée sans suite en 2020, à la suite du démontage des mezzanines. Mais les locaux d’un peu plus de 200 m2 et leurs plus de 4 mètres de hauteurs sous plafond, étaient désormais inexploitables pour l’activité éditoriale du groupe.

En plus de ces déménagements aussi nombreux que symboliques, de grandes librairies ont aussi été forcées de plier bagage ces dernières années. En 2012, la Hune, célèbre librairie fondée par des résistants intellectuels après la guerre, sise au 170 boulevard Saint-Germain (face au café de Flore) cédait sa place à Louis-Vuitton et ne survivait pas au déménagement à quelques rues de là. Elle fermait définitivement en 2015. En 2017, au 84 boulevard Saint-Germain, la plus vieille librairie de BD, Album, cédait la place à un assureur plus à même de supporter des loyers dantesques : « Ils ont été multipliés par dix depuis les années 2000 », déplorait le propriétaire au Monde. D’autres libraires historiques du Quartier latin, tels que Gibert ou Boulinier, avaient dû revoir à la baisse leurs mètres carrés, pour garder la tête hors de l’eau et un pied dans l’arrondissement des lettres. « En quarante-cinq ans d’édition, j’ai vu un lent délitement de ce quartier-là, qui baignait alors dans une vraie sociabilité. On savait où trouver quelqu’un, à quelle heure et dans quel bar. Les revues littéraires existaient encore. Tout cela était important pour l’activation de ce milieu. Cela pouvait dépasser le littéraire : des mouvements de résistance naissaient aussi là. Le Flore, Le Pont Royal, Le Relais Saint-Germain, La Méditerranée : ces lieux étaient clairement identifiés et y déjeuner faisait partie du travail. On se retrouve aujourd’hui ailleurs, bien sûr, mais l’incarnation n’est plus là » précisait à nos collègues de Ouest France l’éditeur Olivier Bétourné.

Un exil en forme de bonne nouvelle ?

Si le quartier a pu conserver ses lettres de noblesse à défaut de ses lettrés, l’inverse est-il vrai ? Nombre de professionnels estiment toujours qu’une bonne part de l’identité d’une maison réside dans son adresse germanopratine. « Impossible d’imaginer P.O.L (dont le siège est rue Saint-André-des-Arts) survivant à un déménagement avenue Picasso à Bobigny ! », avait affirmé Emmanuel Pierrat à Libération. Mais ce désenclavement n’est-il pas au contraire l’occasion de rendre la littérature moins refermée sur elle-même ? Longtemps, les maisons d’éditions germanopratines n’ont ouvert leurs portes qu’aux plumes qui fréquentaient les mêmes terrasses, assistaient aux mêmes raouts, partageaient le même réseau. Les journalistes étaient invités sur les mêmes terrasses. Longtemps, les romans distillaient des histoires, des préoccupations, plus ou moins similaires. Reproduisaient cet entre-soi.

L’éclatement de cette bulle ne peut que nourrir autrement le monde étriqué et très parisiano- centré de l’édition. « Avec les e-mails, la dématérialisation de l’information, il est moins important pour les maisons d’avoir un siège dans le Quartier latin. On peut créer Actes Sud à Arles et cela fonctionne très bien. C’est un petit milieu qui se croit le centre du monde, et cette concentration a bien montré qu’il s’agissait d’une petite industrie au bord de l’artisanat qui se tenait chaud les uns à côté des autres », souligne Jacques Braunstein.

Le journaliste considère que le quartier a longtemps fait office de compensation, dans un secteur où les salaires restent très bas. « On a parfois besoin de se croiser entre personnes qui trouvent cohérent de gagner très peu en tant que normalien, d’écrire 8 heures par jour pendant un an et de toucher 5 000 euros d’à-valoir. Il faut bien que ça vaille quelque chose. On ressent moins cette dissonance cognitive quand on est tous ensemble. Chaque fois que je dois voir une éditrice ou une attachée de presse, je propose de me rendre dans leurs locaux mais elles veulent se déplacer, pour venir dans le quartier, au milieu des souvenirs. Cette nostalgie d’être tous ensemble existe. »

Mais le journaliste considère que l’édition française change vite et que cette nostalgie pourrait bientôt céder la place à quelque chose d’autre : les auteurs à succès, ceux qui font vivre les maisons, n’ont pas forcément le désir, l’intérêt de déjeuner à la Casa Bini. « Le développement personnel, le manga, la BD, les sciences humaines et sociales écrites par des doctorants prennent de plus en plus de place dans les rayons. Ce n’est pas le Seuil qui a racheté Dargaud, c’est Dargaud qui a racheté le Seuil. L’auteur de manga ou de développement personnel, méprisé par ce petit milieu de la littérature mais dévoré par les lecteurs et lectrices, n’en a cure. Il y a une vraie dé-Saint-Germanisation des esprits qui s’opère en sourdine, et peut être n’est-ce pas tant une mauvaise nouvelle ? Le mythe de l’écrivain, c’est l’homme blanc, dandy, parisien, propre. Déjà Michel Houellebecq et son éloge des grands ensembles est venu écorner ce mythe, Virginie Despentes aussi, qui dit qu’elle ne se sent pas chez elle à Saint-Germain-des-Prés. Puis Christine Angot a évoqué dans un livre les regards dédaigneux des gens de Grasset à son égard. « Tout cela montre que ce mythe doit s’écrouler », explique-t-il. À partir du moment où le lecteur de référence est une femme provinciale, prof ou fonctionnaire, et non un dandy parisien à la Frédéric Beigbeder… Il devient urgent, en effet, de redéfinir la fabrication de la littérature française, oui, et de porter le regard ailleurs de ce petit quartier, à cheval entre le Ve et le VIe arrondissement, qui a si longtemps défini ce que roman français veut dire.

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