Seine-Saint-Denis (93)

L’urgence de la lutte contre les violences faites aux femmes, au cœur des 16e rencontres « Femmes du monde en Seine-Saint-Denis »

Publié le 14/12/2020

Le 24 novembre dernier, l’Observatoire départemental des violences envers les femmes de la Seine-Saint-Denis (93) organisait sa 16e édition des rencontres « Femmes du monde ». Sans surprise, cette année – crise sanitaire oblige –, c’est par une retranscription vidéo que les interlocuteurs se sont succédé. Malgré tout, une formidable énergie se dégageait : celle de la lutte contre les violences faites aux femmes, qui doit être sans merci. À ce titre, la Seine-Saint-Denis continue d’être un département leader en la matière.

C’est avec quelques minutes d’hommage à l’avocate et féministe récemment décédée, Gisèle Halimi, que la séance a débuté. Voir son visage déterminé avait quelque chose de réjouissant, et un retour rapide dans le cœur de ses combats contre la torture en Algérie, pour l’avortement, pour la reconnaissance du viol comme un crime, rappelle combien les droits des femmes ne sont jamais suffisamment acquis. Stéphane Troussel, président du Conseil général de Seine-Saint-Denis, a profité de cet hommage pour rappeler qu’il est signataire de la pétition demandant à ce que cette grande activiste puisse recevoir un hommage national. Tout dans ses combats, « en faveur de l’égalité femmes-hommes, contre la guerre ou pour la décolonisation », lui parle.

Pour en revenir à l’actualité des droits des femmes, Stéphane Troussel a répété que le confinement était porteur de grandes difficultés pour les femmes victimes de violences. L’« urgence » était à la fois le thème de cette 16e édition des rencontres « Femmes du monde », mais également la réalité de la situation : « en dépit de tous les efforts et actions menés par le département depuis si longtemps, il y a urgence à mieux utiliser les dispositifs existants », a-t-il reconnu.

Ernestine Ronai, l’inépuisable responsable de l’Observatoire départemental des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, estime que le partenariat fort noué depuis 2005 avec le tribunal de Bobigny, est fondamental. Elle aussi espère que « les dispositifs de justice passeront dans la vie réelle », car « il faut redonner confiance aux femmes dans la justice ». 10 % des ordonnances de protection sont d’ailleurs signifiées en Seine-Saint-Denis par rapport à l’ensemble du territoire national (221 sur 2 055). « La Seine-Saint-Denis est un département comme un autre. Je veux juste montrer que c’est possible, car tous les partenaires se parlent », a-t-elle déclaré.

Un département confronté aux féminicides

Fabienne Klein-Donati, procureure de la République, a rappelé que 5 féminicides ont été commis dans ce département en 2019, « 5 de trop », a-t-elle pris le soin de rappeler. « Mais compte-tenu de la violence traitée (personnes vulnérables, mineurs, femmes), on ne s’en sort pas si mal ». Concernant ces 5 dossiers de femmes assassinées, elle a pu donner quelques informations : aucun auteur n’avait fait l’objet de plaintes, de condamnations antérieures ou d’antécédents psychologiques. « Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y avait pas d’antécédents de faits de violences », a-t-elle précisé, mais en tout état de cause, ces faits n’étaient pas connus de la justice. « Ce sont des points de vigilance qui peuvent nous servir pour ne pas passer à côté », a-t-elle cependant reconnu.

Son bilan est plutôt positif. Le dispositif (lancé en expérimentation dans le département, étendu à l’ensemble de la France depuis 2014) « Téléphone grave danger » (TDG) fonctionne. Il existe actuellement 50 téléphones à disposition. Concernant le bracelet anti-rapprochement, « dont pas un n’a encore été mis en place » en Seine-Saint-Denis, il ne faut pas « se priver d’un outil supplémentaire, mais il faut aussi bien évaluer dans quelles situations il peut apporter une sécurité supplémentaire pour les femmes : le TGD peut donner une maîtrise aux femmes, celle de pouvoir donner l’alerte elles-mêmes en cas de danger », tandis que le bracelet pourrait susciter une certaine peur que l’homme qui les violente puisse croiser leur chemin. Mais « nous sommes en train d’acquérir une culture de la protection », a-t-elle déclaré.

Du côté du tribunal, le nouveau président du tribunal judiciaire de Bobigny, Peimane Ghaleh-Marzban, a réaffirmé qu’« il est essentiel que le juge soit en contact avec les partenaires pour que l’administration de la justice soit en lien avec les besoins de la population », rappelant ainsi l’engagement du tribunal contre les violences faites aux femmes. Pour rappel, depuis la loi du 28 décembre 2019, l’ordonnance de protection doit être rendue par le juge aux affaires familiales dans les 6 jours à compter de l’audience alors qu’auparavant elle était rendue dans les meilleurs délais, « ce qui permet aux juges d’intervenir rapidement car il existe des risques de violences sur une personne ». Pour le président du tribunal judiciaire de Bobigny, « il est important de faire la traque aux temps morts au cours de la procédure ».

Ces 6 jours comptent aussi pour le barreau de Seine-Saint-Denis, qui, depuis 2005, a monté un collectif d’avocats dédié à la défense des femmes victimes de violences et tient une permanence au tribunal judiciaire le lundi matin, et téléphonique tous les vendredis. François Gabet a ainsi insisté sur l’importance du texte, « applicable uniquement si le barreau joue le jeu, dans le respect des règles de droit, évidemment, comme le respect du contradictoire. Il faut que le processus ne soit pas ralenti. Si l’on peut tenir le délai des 6 jours, il faut le faire », a-t-il réassuré.

Stéphane Troussel a rappelé que « lors du premier confinement, l’Observatoire a su innover et su utiliser des dispositifs, dont l’éloignement des conjoints violents du domicile, sans oublier le nouveau protocole féminicide, dispositif dont nous espérons qu’il pourra s’étendre à l’ensemble du territoire national ». Un dispositif d’autant plus pertinent alors que la crise que nous vivons est totale. Il a souligné qu’ « en cas de crise, ce sont toujours les personnes les plus vulnérables, dont les femmes victimes de violences, qui sont les plus touchées ». Avec l’explosion de la pauvreté, les femmes sont aussi en première ligne des conséquences.

De son côté, Ernestine Ronai l’affirme : « les plaintes en Seine-Saint-Denis ont augmenté depuis le premier confinement et en réaction, le gouvernement a lancé une campagne de prévention/information très forte ». Elle estime que le maillage associatif, la justice, l’amélioration de la formation des forces de police, facilitent la prise en charge des femmes victimes de violences. Mais il reste encore tant à faire.

Photo d'une femme qui brandit sa main sur laquelle est écrit STOP, illustrant le harcèlement, la violence
Photo d’illustration. ©Esthermm/AdobeStock

« Le combat contre l’impunité des agresseurs est toujours une priorité »

Édouard Durand, juge des enfants à Bobigny et coprésident de la commission « violences » du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, (qui vient de faire l’objet d’un documentaire remarqué  intitulé : « Bouche cousue », de Karine Dusfour), estime que « le combat contre l’impunité des agresseurs est toujours une priorité ». Pour le magistrat, ce confinement a joué le rôle de révélateur, entre « les humains qui vivent dans une maison qui est un lieu de sécurité, et les humains qui vivent dans une maison qui est un lieu de dangers ». Par cette phrase liminaire, il a réaffirmé le but de la société, qui « doit viser à ce que chacun évolue dans un foyer, synonyme de sécurité. Mais il existe des freins. Pour avoir rencontré des familles de victimes, le discours qui en ressort est celui-ci : “même quand nous dénonçons ces violences, nous ne sommes pas protégées” ». Pourtant, il souligne la « cohérence des mouvements législatifs », et la volonté marquée de l’exécutif en ce sens, preuve que « le gouvernement et les parlementaires s’emparent du problème ». Restent pourtant des sujets d’amélioration, comme la question de l’autorité parentale, des suicides forcés ou la confiscation des armes dès le début des enquêtes.

Si l’arsenal législatif a été musclé, il faut « maintenant que ces lois soient appliquées de façon effective sur l’ensemble du territoire national ». Il n’est pas normal qu’« un père qui tue sa femme puisse encore exercer son autorité parentale en choisissant si son enfant va faire anglais première langue », a-t-il caricaturé pour montrer l’incohérence de la loi à ce sujet.

Les enfants, des victimes à part entière

« Nous n’arrivons pas à prendre en compte que ce qui se passe dans la sphère du couple et dans la parentalité n’est pas dissociable », a-t-il déploré. « 80 % des femmes victimes de violences conjugales sont des mères », a-t-il rappelé. « Si la mère est protégée, alors elle est en mesure de protéger ses enfants ». Encore faut-il que la loi dise « qu’un mari violent est un père dangereux » !

Karen Sadlier, docteure en psychologie clinique et psychopathologique, spécialisée dans la prise en charge des enfants, s’est basée sur six décennies de recherches pour confirmer « que les enfants sont très affectés par les violences dans le couple. Au moins 80 % des enfants sont témoins de ces violences. 100 % d’entre eux sont atteints de violences psychologiques, et 60 % souffrent de stress post-traumatique » avec 10 fois plus de risques de faire preuve de troubles comportementaux. D’ailleurs, souligne la psychologue, « 75 % des passages à l’acte démarrent autour d’une question éducative », car c’est sur ces questions que la victime va trouver la force de s’opposer ou d’émettre une autre idée. « Pour l’auteur (de violences), c’est insupportable. Les auteurs ont des problèmes de parentalité, ils sont égocentrés et ont du mal à imaginer que leurs enfants ont des besoins fondamentaux différents des leurs. Ils sont aussi très fusionnels et pensent que leur enfant est une extension d’eux-mêmes ». De plus, ils ont beaucoup de mal à se remettre en question, et ils ont tendance à penser que « la faute vient de l’extérieur, que s’ils ont frappé leur enfant, c’est que c’est de sa faute ».

Dans le cas des violences dans le couple, les enfants sont potentiellement soumis à une double exposition, entre les violences conjugales et les violences physiques, psychologiques, voire sexuelles dont ils peuvent être victimes. Dans ces conditions, et « avec ces traits de personnalité, il est difficile d’imaginer que ce parent peut exercer son autorité parentale », sans oublier que les moments de passation sont des moments à haut risque, puisque la moitié des féminicides se produisent à cette occasion, rappelle-t-elle. D’où la mise en place de la mesure d’accompagnement protégé (MAP) et des espaces de rencontres protégés (ERP), évoqués préalablement par Édouard Durand. « Un professionnel vient chercher l’enfant et l’emmène chez son père ou sur un lieu de rencontre, ce qui évite la passation et ses tensions inhérentes. Par ailleurs, cela permet au professionnel de discuter avec l’enfant sur le chemin. Concernant les ERP, des questions compliquées peuvent surgir pour l’enfant. Que dire ? Que répondre à un père qui s’enquiert des activités de son ex-compagne ? Si elle a un travail ? Des amis ? « L’enfant peut se demander qui il met le plus en danger, sa mère ou lui-même, s’il fait face à un père frustré et qui s’énerve… La présence d’un professionnel permet de réduire ces risques », affirme Karen Sadlier. Une façon aussi de faciliter la prise de conscience du père, au regard de sa responsabilité dans les violences qu’il a infligées. « Faciliter cette discussion, c’est aussi un aspect positif du point rencontre ».

Ernestine Ronai se réjouit de constater que d’autres caisses d’allocation familiales s’intéressent à ce dispositif et souhaiteraient l’étendre sur leur territoire. Depuis 2012, 231 enfants en ont bénéficié, et aucune femme n’a été attaquée lors de l’application du droit de visite et d’hébergement. 61 notes d’accidents sont cependant remontées (comme des enfants qui ne veulent pas voir leur père), un matériel très important pour les JAF.

Héberger les femmes et prendre en charge les enfants

« Je suis fan de l’éviction du mari. Pour une femme, partir dans l’errance avec ses enfants dans des hôtels sociaux, dont on sait qu’ils ne sont pas idéaux, est très compliqué. Mais certaines femmes ne peuvent pas rester chez elles, car elles ont trop peur de l’environnement, de la famille, des amis du mari », a expliqué Ernestine Ronai. Depuis 2005, le dispositif « Un toit pour elles », coordonné par l’Observatoire, permet donc de mutualiser les logements possibles dans les contingents communaux ou intercommunaux,  durables et pérennes. 26 villes sont aujourd’hui partenaires, aidées par les associations de prise en charge des femmes victimes. « C’est un travail de fourmi, qui gagne du terrain, mais est très utile. Visiblement, il est encore insuffisant », déplore pourtant Ernestine Ronai.

Quand les violences aboutissent à la tragédie d’un féminicide, le protocole « féminicide », lancé en 2014 de façon expérimentale en Seine-Saint-Denis, avec la collaboration du  parquet de Seine-Saint-Denis, de l’hôpital Robert Ballanger, de l’Observatoire et de l’Aide sociale à l’enfance. Unique en France, ce dispositif permet d’hospitaliser les enfants en pédiatrie, avec un accompagnement pédopsychiatrique adapté. Clémentine Rappaport, cheffe du service de pédopsychiatrie de l’hôpital Robert Ballanger, précise les étapes de la prise en charge : l’ordonnance de placement provisoire prise par le parquet, les interventions de policiers – « très importante dès le début, pour voir la façon dont la parole de l’enfant est prise en compte » –, puis la prise en charge médicale à Robert Ballanger, sans oublier l’implication des associations comme le centre d’information et sur les droits des femmes et des familles (CIDFF93) puis l’Aide sociale à l’enfance (ASE), « gardienne de la mesure de placement prise par le parquet ». Elle sait que « le plus dur est de réussir à travailler tous ensemble. Mais avec ce protocole, nous y parvenons ». Un protocole thérapeutique est déclenché immédiatement pour les enfants et la famille, mais aussi la police, les éducateurs ou encore les soignants qui pourraient être choqués ou traumatisés par le féminicide.

Pour éviter le cycle de la récidive, Fabienne Klein-Donati a parlé de l’importance de réaliser, pour les auteurs de violences, « un travail sur l’addiction, l’insertion professionnelle et l’hébergement durable, ce qui est possible dans un lieu de prise en charge des auteurs de violences conjugales, né dans le sillon du Grenelle des violences. Ces outils de prise en charge des auteurs doivent permettre d’éviter qu’ils ne retournent à la rue, à la précarité et puissent trouver une voie pour éviter la récidive ». La Sauvegarde 93 coordonne des stages de responsabilisation : « Des séjours accordés à des auteurs de violences, qui ont déjà un peu pris conscience de leur responsabilisation », explique sa présidente Franceline Lepany.

Dans ce parcours de prise en charge des violences, semé d’embûches, les jeunes enfants et les mères sont particulièrement visés. Le lieu d’accueil et d’orientation de Bagnolet apparaît comme une réponse aux problématiques rencontrées par de très jeunes femmes, de 15 à 25 ans, généralement hors des radars. Dans ce point d’accueil, le public, ayant subi des violences intrafamiliales, de la prostitution, des violences conjugales ou des mariages forcés, viennent en rendez-vous, voient des conseillers et des psychologues pour essayer de trouver des solutions. Là encore, la preuve que la Seine-Saint-Denis mérite son qualificatif de département le plus innovant dans la lutte contre les violences faites aux femmes.

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