La Cour de cassation accorde un sursis à l’interdiction française de revente à perte
En dépit des doutes pesant sur la compatibilité de l’interdiction de revente à perte avec la directive n° 2005/29 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs, la Cour de cassation rejette le moyen tiré de cette incompatibilité au motif que le litige concernait des relations entre professionnels. Ce faisant, elle affiche une claire résistance à la jurisprudence récente de la Cour de justice de l’Union européenne relative à l’interdiction espagnole de revente à perte, très proche du texte français. Une décision sans doute politique alors que le gouvernement clôt les États généraux de l’alimentation sur l’annonce d’une réforme visant à rehausser le seuil de revente à perte et à réglementer certaines promotions considérées comme destructrices de valeur.
Cass. com., 22 nov. 2017, no 16-18028, ECLI:FR:CCASS:2017:CO01463
Le 22 novembre dernier, la chambre commerciale de la Cour de cassation a confirmé un arrêt de la cour d’appel de Douai du 31 mars 2016 condamnant une centrale d’achat pour violation de l’interdiction de revente à perte posée par l’article L. 442-2 du Code de commerce.
La Cour se pose ainsi en gardienne de l’interdiction de revente à perte dont la compatibilité avec le droit de l’Union européenne, et tout particulièrement avec la directive n° 2005/29/CE relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs, est vivement débattue. Pour ce faire, la Cour écarte le débat en affirmant que, s’agissant d’une revente entre professionnels (en l’espèce, un détaillant et une centrale d’achat), la directive n’a pas vocation à s’appliquer.
Politique, dans la mesure où elle intervient quelques semaines seulement après qu’a été évoquée, pendant les États généraux de l’alimentation, la possibilité de relever le seuil de revente à perte, notamment afin de mieux protéger le secteur agricole, cette décision paraît toutefois juridiquement contestable au regard du droit de l’Union européenne.
Pour mémoire, la directive n° 2005/29 ne permet aux États membres d’interdire en tant que telles (per se) que les pratiques commerciales qu’elle énumère limitativement. Or, l’interdiction de revente à perte ne figure pas dans la liste limitative de la directive.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a déjà eu à se prononcer sur la compatibilité avec le texte de la directive, de réglementations d’autres États membres de l’Union européenne similaires à l’article L. 442-2 du Code de commerce. À deux reprises, elle a invalidé les interdictions nationales de la revente à perte1.
Son raisonnement pour parvenir à cette solution peut être résumé ainsi :
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il convient en premier lieu de déterminer si la disposition nationale poursuit, au moins partiellement, des finalités tenant à la protection des consommateurs, auquel cas elle relève du champ de la directive ;
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dans l’affirmative, il convient alors de déterminer si l’offre de revente à perte constitue une pratique commerciale au sens de la directive, cette notion étant définie largement comme toute « action, omission, conduite, démarche ou communication commerciale, y compris la publicité et le marketing, de la part d’un professionnel, en relation directe avec la promotion, la vente ou la fourniture d’un produit aux consommateurs ».
Dans la première affaire (arrêt du 7 mars 2013), la finalité du texte de droit belge était la protection des consommateurs. Ce point n’ayant soulevé aucun débat, la pratique de revente à perte a été qualifiée de pratique commerciale assimilée à une pratique promotionnelle. Dans ces conditions, la réglementation belge ne pouvait qu’être jugée contraire au principe d’harmonisation totale de la directive.
Cette première affaire ne semblait pas mettre en péril l’interdiction française de revente à perte, les objectifs de cette interdiction tels qu’ils ressortaient des travaux parlementaires d’origine étant la protection des entreprises contre des pratiques de concurrence déloyale. Ainsi, certains auteurs avaient-ils pu écrire à l’époque que le danger pesant sur notre interdiction en raison des règles de la directive n° 2005/29 paraissait éloigné, mais qu’il pourrait venir de l’adoption de textes communautaires visant à prévenir les pratiques commerciales déloyales entre entreprises2. À ce jour, aucun texte communautaire n’encadre encore ces pratiques.
L’approche hégémonique de la CJUE dans la seconde affaire (arrêt du 19 octobre 2017), qui met en cause l’interdiction de la revente à perte en droit espagnol, fait cette fois peser un danger immédiat sur l’interdiction française.
En effet, la CJUE a en premier lieu rejeté les motifs d’irrecevabilité de la question préjudicielle soulevés par le gouvernement espagnol qui considérait que le cas d’espèce mettait en jeu des relations entre professionnels que la directive n° 2005/29 ne couvre pas. La Cour relève que l’appréciation des dispositions nationales en cause relève de sa compétence dans la mesure où elles transposent la directive, et cela, quand bien même leur champ d’application serait plus large. En accord avec sa jurisprudence constante, elle rappelle l’intérêt certain de l’Union à ce que, pour éviter des divergences d’interprétation futures, les dispositions qui sont tirées du droit de l’Union européenne reçoivent une interprétation uniforme.
Or précisément, c’est sur ce même motif que, dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation refuse d’examiner la compatibilité de l’article L. 442-2 du Code de commerce avec la directive : « Mais attendu qu’aux termes de l’article 3 de la directive n° 2005/29/CE du 11 mai 2005, celle-ci s’applique aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs ; qu’il résulte des constatations et des écritures des parties que le litige porte sur des pratiques commerciales entre une centrale d’achat et des détaillants, soit des transactions entre professionnels ; qu’elles ne relèvent donc pas du champ d’application de la directive ; que le moyen, en ce qu’il invoque l’incompatibilité de la législation française avec une directive inapplicable en l’espèce, est inopérant ».
Sur le fond, la Cour de cassation a sans doute raison : l’article L. 442-2 du Code de commerce ne transpose certainement pas la directive n° 2005/29. Ainsi, pourquoi sacrifier sur l’autel de l’interprétation uniforme une règle de concurrence appliquée dans une relation B to B et a priori étrangère à l’objectif de protection des consommateurs ? La directive n° 2005/29 ne devrait pouvoir être interprétée de façon à ce point extensive qu’elle en viendrait finalement à faire tomber les politiques nationales de concurrence.
Pourtant, et la Cour de cassation le savait parfaitement en rendant sa décision, la perspective communautaire est différente, ainsi que le démontrent les travaux préparatoires de la directive n° 2005/29 et beaucoup plus récemment encore, l’arrêt de la CJUE du 19 octobre 2017. (Rappelons que la première communication de la Commission relative aux promotions des ventes dans le marché intérieur diffusée le 2 octobre 2001 prévoyait expressément la suppression de l’interdiction de revente à perte !).
En effet, dans son arrêt du 19 octobre 2017, la CJUE a estimé que le texte espagnol visait indirectement la protection du consommateur et qu’en conséquence, il ne pouvait valablement interdire per se la pratique de revente à perte. Le raisonnement de la CJUE peut paraître contestable dans la mesure où il repose sur l’identification d’un objectif très indirect de protection des consommateurs. En effet, les motifs de la loi espagnole mettaient en exergue un objectif de protection de la concurrence et ne mentionnaient qu’in fine qu’une saine concurrence préserve les intérêts des consommateurs. À ce compte-là, toute réglementation peut sans doute être désignée comme visant la protection des consommateurs et des citoyens…
Pour nuancer le propos, notons toutefois que les autorités espagnoles avaient motivé leur procès-verbal d’infraction de revente à perte par des considérations tenant à la protection des consommateurs, lesquels verraient leur consentement influencé par les offres proposées par certains acteurs. Ainsi, le gouvernement espagnol avait lui-même, par la voix de ses autorités de contrôle, condamné sa réglementation, y compris dans les relations B to B.
Au-delà, la décision relève incidemment, à deux reprises, que ces prix plus bas dont pouvaient bénéficier les petits détaillants leur permettaient également de mieux lutter contre la concurrence des grosses enseignes. Ainsi, selon la CJUE, la revente à perte serait susceptible de stimuler la concurrence au bénéfice de petits détaillants, alors qu’initialement les textes français visaient à les protéger des reventes à perte que pouvaient pratiquer occasionnellement des enseignes plus importantes (le fameux « îlot de pertes dans un océan de profits »). C’est ainsi par le biais d’un texte affiché comme consumériste que les autorités communautaires imposent peu à peu une vision très différente de celle de la France de la protection des petites entreprises.
Pour en revenir à la France, la Cour de cassation savait bien que le texte français, tel que modifié par la loi Chatel du 3 janvier 20083, n’aurait pas passé le test imposé par la CJUE. En effet, les auteurs de ce texte éminemment consumériste, motivaient notamment la refonte du seuil de revente à perte par une volonté de permettre une baisse des prix à la consommation. Or une telle motivation vaut quel que soit le stade du commerce auquel on se place, la loi ayant d’ailleurs prévu un coefficient spécifique pour les reventes au stade du gros.
Aussi, la Cour de cassation n’accorde sans doute par cet arrêt qu’un court sursis à l’interdiction de la revente à perte française et elle le fait au prix d’une posture peu communautariste. Il est en effet probable que la CJUE l’invalidera à l’occasion de la prochaine question préjudicielle qui ne manquera pas d’être posée.
À ce stade, le salut de l’interdiction de revente à perte ne pourrait venir que d’une réforme du texte qui en reposerait les objectifs clairs et en redéfinirait le champ d’application et les contours en conséquence… ou, plus improbable, d’une modification de la directive n° 2005/29.