La mise à disposition d’un appartement sans contrepartie est un prêt à usage incompatible avec la qualification d’avantage indirect rapportable
Par un arrêt du 11 octobre 2017, la Cour valide la décision d’une cour d’appel qui avait jugé que le prêt à usage est incompatible avec la notion d’avantage indirect rapportable. Analysant ce contrat spécial comme emportant seulement la création d’un droit à l’usage au profit de l’emprunteur, elle en conclut que celui-ci ne peut appauvrir le prêteur dès lors qu’il n’a pas pour effet de transférer un droit patrimonial, tel que la propriété de l’immeuble ou de ses fruits.
Cass. 1re civ., 11 oct. 2017, no 16-21419, FS–DBI
Vu sa publication au bulletin des chambres civiles et au bulletin d’information de la Cour de cassation, et les nombreux commentaires depuis sa diffusion, il était fort difficile de ne pas remarquer l’arrêt du 11 octobre 2017 rendu par la première chambre civile. Loin d’avoir mis fin à un abandon contentieux sur le sort à donner à la jouissance gratuite d’un immeuble en matière de rapport successoral, la Cour de cassation est régulièrement saisie de la question de savoir si elle constitue un avantage indirect rapportable ! Les héritiers ne cessent de demander aux magistrats de considérer que l’héritier ayant occupé un immeuble du de cujus soit tenu de rapporter sa valeur de jouissance et certaines juridictions du fond succombent à leur demande1.
Dans l’arrêt rapporté, la Cour de cassation réaffirme sa ligne jurisprudentielle, à savoir que l’occupation gratuite d’un immeuble ne constitue une libéralité qu’à la double condition de rapporter la preuve de l’appauvrissement et de l’intention libérale du défunt, et, même l’affine lorsque l’on s’attarde sur ses motifs riches d’enseignement. Mais, avant de rentrer dans le cœur d’arrêt, il n’est pas inutile de rappeler les problèmes posés par l’occupation gratuite d’un immeuble dans le contentieux successoral.
La jouissance gratuite d’un immeuble pose, tout d’abord, un problème de qualification. Elle est souvent « consentie sans le moindre écrit »2 et il revient en premier lieu aux juges du fond de la qualifier3. Plusieurs qualifications sont envisageables et, on peut les diviser, en deux groupes en partant de la summa divisio des droits patrimoniaux, à savoir celle qui oppose les droits réels et les droits personnels. En matière de droit réel, cette jouissance gratuite peut trouver sa source dans l’octroi d’un droit d’usufruit, d’un droit d’usage ou d’un droit d’habitation. Sur le terrain des droits personnels, plusieurs contrats spéciaux peuvent être utilisés, dont deux figures retiennent principalement l’attention de la doctrine et de la jurisprudence, à savoir le bail et le prêt à usage et la qualification dépendra de savoir si la jouissance gratuite résulte d’une absence de contrepartie convenue ab initio (prêt à usage) ou d’une remise des loyers consentie postérieurement à la formation du contrat (bail).
L’occupation gratuite d’un immeuble pose aussi difficulté à raison de la différence sémantique de la gratuité en droit patrimonial4. En matière contractuelle, l’ordonnance du 10 février 2016 a renommé et redéfini les contrats conclus à titre gratuit. Désormais, le second alinéa du nouvel article 1107 du Code civil dispose : « Il [le contrat] est à titre gratuit lorsque l’une des parties procure à l’autre un avantage sans attendre ni recevoir de contrepartie ». Appliquée au prêt à usage, cette nouvelle disposition fait de ce contrat spécial un contrat à titre gratuit pour la simple et bonne raison que l’engagement du prêteur de laisser l’emprunteur user de la chose n’a pas de contrepartie5. Dans le droit des libéralités, la gratuité a un sens plus restreint6. Aux termes de l’article 893 du Code civil « La libéralité est l’acte par lequel une personne dispose à titre gratuit de tout ou partie de ses biens ou de ses droits au profit d’une autre personne ». La libéralité se caractérise par le fait que le contractant dispose de l’un ou de l’ensemble de ses biens au profit d’une personne et, a priori, le prêt ne constitue pas une libéralité, le prêteur demeurant propriétaire de la chose prêtée.
Le droit des successions oblige les héritiers ab intestat à rapporter à la succession les libéralités consenties par le défunt lors de son vivant. Le siège principal de cette obligation légale au rapport se trouve à l’article 843 du Code civil : « Tout héritier, même ayant accepté à concurrence de l’actif, venant à une succession, doit rapporter à ses cohéritiers tout ce qu’il a reçu du défunt, par donations entre vifs, directement ou indirectement (…) ».
À la première lecture de ce texte, seules les « donations entre vifs » doivent être rapportées à la succession. Mais son application ne se limite pas aux donations consenties en la forme authentique et, selon une doctrine unanime, son domaine matériel s’étend aux donations manuelles, indirectes ou déguisées7 sous réserve qu’elles remplissent les conditions de fond requises pour toute donation, à savoir l’appauvrissement du donateur et son intention libérale.
En cas d’occupation gratuite d’un immeuble, le contentieux ne désemplit car certains considèrent que l’héritier qui en bénéficie a tiré un avantage de cette situation, à savoir réaliser une économie de loyer8 ou encore que la mise à disposition gratuite d’un immeuble vaut renonciation aux fruits susceptibles d’être produits en cas d’exploitation de ce bien frugifère. La Cour de cassation n’a pas été insensible à ces arguments affirmant, dans un arrêt du 8 novembre 2005, que le prêt à usage constitue un avantage indirect rapportable9. Depuis, elle est revenue à des solutions plus orthodoxes, notamment par une série d’arrêts du 18 janvier 201210 qui furent largement salués par la doctrine. L’abandon de la solution de 2005 n’a pas pour autant freiné les velléités des héritiers et l’arrêt du 11 octobre 2017 fut l’occasion pour la Cour de cassation de rappeler que le prêt à usage ne constitue pas un avantage indirect rapportable.
En l’espèce, le défunt avait mis gratuitement à la disposition de son fils un appartement lors de son vivant. À la suite de son décès, son fils assigna le 29 novembre 2011 ses cohéritières devant le tribunal de grande instance d’Évry afin qu’il soit procédé aux opérations de compte, de liquidation et partage de la succession. À cette occasion, les défenderesses demandaient qu’il soit condamné au paiement d’une indemnité d’occupation pour les périodes pendant lesquelles il avait joui de l’immeuble. Par un jugement du 20 février 2015, le juge saisi rejeta la demande des cohéritières qui, firent appel du jugement devant la cour d’appel de Paris. Devant cette juridiction, elles demandaient, à titre principal, la condamnation de leur cohéritier au paiement d’une indemnité d’occupation au motif que la mise à disposition de l’immeuble ne s’est pas réalisée au moyen d’un contrat de prêt à usage mais d’un bail, et, à titre subsidiaire, qu’il soit tenu de rapporter à la succession la valeur de la jouissance de l’immeuble au titre de l’occupation gratuite de l’immeuble. Pour s’opposer à ces demandes, l’intimé avance que l’occupation avait pour source un contrat de prêt à usage.
Par un arrêt du 18 mai 201611, la cour d’appel de Paris rejette les demandes des appelantes. Sur la demande principale, elle retient que « la mise à disposition par son grand-père, puis par son père, de l’appartement litigieux depuis l’année 2000, sans preuve de versement d’un quelconque loyer ou indemnité en contrepartie, ou d’une quelconque réclamation par l’un ou l’autre de ses pères ou mère jusqu’en 2011, permet de retenir l’existence d’un prêt à usage (…) ». Quant à la demande subsidiaire elle avance « qu’un commodat n’implique aucune dépossession de la part du prêteur, de sorte qu’il est incompatible avec la qualification d’avantage indirect ».
Les appelantes ont formé un pourvoi en cassation. Elles estiment qu’en rejetant leur demande subsidiaire, la cour d’appel de Paris aurait violé les articles 843 et 893 du Code civil. Elles soutiennent que « la jouissance gratuite d’un immeuble peut constituer un avantage indirect rapportable dès lors qu’il est établi, d’une part, un appauvrissement du disposant, et, d’autre part, son intention de le gratifier » et que la cour d’appel ne pouvait justifier sa décision par « le motif inopérant et erroné qu’un commodat n’implique aucune dépossession de la part du prêteur et qu’il est incompatible avec la qualification d’avantage indirect ».
Les magistrats du quai de l’Horloge devaient donc répondre à deux questions. Premièrement, le contrat de prêt à usage appauvrit-il le défunt ? L’absence de dépossession du prêteur est-elle incompatible avec la notion d’avantage indirect rapportable ?
La première chambre civile rejette le pourvoi. Au visa des articles 843 et 893 du Code civil, elle introduit sa décision par un chapeau dans lequel elle affirme : « le prêt à usage constitue un contrat de service gratuit, qui confère seulement à son bénéficiaire un droit à l’usage de la chose prêtée mais n’opère aucun transfert d’un droit patrimonial à son profit, notamment de propriété sur la chose ou ses fruits et revenus, de sorte qu’il n’en résulte aucun appauvrissement du prêteur ». Puis, elle valide la décision des juges du fond d’avoir « retenu que la mise à disposition par Jean X à son fils d’un appartement depuis l’année 2000, sans contrepartie financière, relevait d’un prêt à usage » et déduit « à bon droit (…) qu’un tel contrat est incompatible avec la qualification d’avantage indirect rapportable ».
Loin de nous livrer un arrêt d’espèce, la Cour de cassation vient affiner son interprétation de l’article 843 du Code civil dans l’hypothèse où l’un des héritiers a joui gratuitement d’un immeuble du défunt jusqu’au décès de ce dernier.
Le prêt à usage est ici distingué de la notion de libéralité (I), ce qui n’est pas sans conséquences juridiques (II).
I – Le prêt à usage différencié de l’acte de donation
Toute libéralité suppose la réunion de trois éléments : l’appauvrissement du disposant, l’enrichissement de l’accipiens et l’intention libérale de celui qui s’appauvrit. Tel n’est pas le cas d’un prêt à usage qui n’a pas pour effet d’appauvrir le solvens (A) et d’enrichir l’accipiens (B).
A – Absence d’appauvrissement du solvens
Toute libéralité suppose de la part du disposant un appauvrissement12. Il s’agit de l’élément matériel auquel s’ajoute l’élément intentionnel, à savoir l’intention libérale du disposant. L’appauvrissement n’est pas une notion légale, le législateur préférant celle d’acte de disposition : « La libéralité est l’acte par lequel une personne dispose à titre gratuit de tout ou partie de ses biens ou de ses droits au profit d’une autre personne13 ». L’appauvrissement résulte d’un acte juridique par lequel le de cujus dispose de l’un de ses biens, à savoir une manifestation de volonté de transmettre l’un de ses biens à un cocontractant sur lequel ce dernier pourra établir un droit de propriété14. A priori, la seule jouissance d’un logement, fut-elle gratuite, n’entre manifestement pas dans cette catégorie juridique15.
Cependant, l’immeuble est un bien complexe car il est également générateur de nouveaux biens, notamment les fruits. Sur ce point, il n’est pas inutile de rappeler que la Cour de cassation, dans le célèbre arrêt Desinge du 27 novembre 1917 avait décidé que la donation ne pouvait porter sur les fruits de la chose16. Mais, par un arrêt du 14 janvier 1997, la première chambre civile avait reconsidéré la chose pour admettre l’existence d’une donation de fruits17. Depuis, cette jurisprudence a été consacrée par le législateur qui a introduit, à l’occasion de la loi du 23 juin 2006, un second alinéa à l’article 85118.
La problématique posée par la jouissance gratuite d’un immeuble au moyen d’un prêt à usage est que le bénéficiaire de cette jouissance n’acquiert pas la propriété de l’immeuble ou de ses fruits et à défaut une telle acquisition les textes n’imposent pas le rapport successoral. En dépit de cette logique rudimentaire, la Cour régulatrice avait décidé, par un arrêt du 8 novembre 2005, qu’un prêt à usage constituait un avantage indirect rapportable « même en l’absence d’intention libérale établie »19. Cette décision opérait, selon nous, un double revirement de jurisprudence. Tout d’abord, les juges estimaient que l’occupation gratuite d’un immeuble appauvrissait le de cujus. Ensuite, elle admettait que les héritiers demandant le rapport étaient dispensés de rapporter la preuve de l’intention libérale, probatio diabolica.
Cette jurisprudence fut remise en cause dans un premier temps par trois arrêts du 18 janvier 2012 dans lesquels la première chambre civile exigea que les héritiers demandant le rapport successoral rapportent la preuve de l’intention libérale du de cujus. Toutefois, ces arrêts n’avaient pas statué sur la question de savoir si l’occupation gratuite d’un immeuble constitue un acte d’appauvrissement ou non. La première chambre civile y répondit dans un arrêt du 20 mars 2013 qui censura une cour d’appel ayant jugé que l’occupation gratuite d’un logement constituait un avantage indirect rapportable « sans constater l’appauvrissement des donateurs (…)20 ». Depuis, elle a toujours suivi cette ligne sans pour autant ressentir la nécessité de publier ses arrêts21 et la large diffusion de l’arrêt rapporté scelle cette jurisprudence et informe clairement les juges du fond et les notaires que l’occupation gratuite d’un immeuble au moyen d’un prêt à usage ne constitue pas une libéralité rapportable.
Loin d’être péremptoire, la Cour justifie sa décision en nous livrant une analyse approfondie du contrat de prêt à usage qui, selon elle, « constitue un contrat de service gratuit, qui confère seulement à son bénéficiaire un droit à l’usage de la chose prêtée mais n’opère aucun transfert d’un droit patrimonial à son profit, notamment de propriété sur la chose ou ses fruits et revenus, de sorte qu’il n’en résulte aucun appauvrissement du prêteur ».
Il s’en déduit que le critère de l’appauvrissement réside seulement dans le transfert d’un droit patrimonial sur la chose ou ses fruits. L’expression de droit patrimonial dépasse, à la lecture de l’arrêt, le droit de propriété. Mais la création d’une obligation personnelle non translative de propriété exclut la qualification de libéralité telle que, en l’espèce, l’octroi d’un droit à l’usage d’un bien. Mais, est-ce que les droits personnels sont exclus du domaine des libéralités ? La réponse est négative. Le droit personnel, vu du côté actif, constitue une créance qui constitue l’objet d’un droit de propriété22 et comme n’importe quel bien peut faire l’objet d’un acte acquisitif de propriété. Ainsi, le de cujus peut gratifier l’un de ses héritiers présomptifs en lui cédant par exemple des créances de loyers ou encore lorsqu’il renonce au paiement des loyers. Par cette « renonciation », il consent une remise de dette qui peut être analysée comme un transfert de la créance au profit du débiteur23. Ne serait-ce qu’un instant de raison, le de cujus transmet un droit patrimonial et la présente jurisprudence permet à notre avis d’englober cette hypothèse parmi les libéralités rapportables.
La Cour rejette également cette idée répandue selon laquelle le défunt mettant à disposition gratuitement l’un de ses immeubles aurait renoncé aux fruits de la chose24. La présente solution doit être rapprochée d’un arrêt du 22 juin 201625 rendue par la première chambre civile. Dans cette affaire, une héritière avait joui exclusivement d’une maison appartenant au défunt. Ses cohéritières soutenaient qu’elle devait rapporter à la succession la valeur de cette jouissance. Les juges du fond avaient accédé à leur demande au motif que « cette jouissance gratuite d’un bien dont elle n’était que nue-propriétaire, a contribué à l’appauvrissement du patrimoine de sa mère qui s’est trouvée privée de la possibilité de louer sa maison et d’en tirer des revenus (…) ». Cette décision fut cassée par la Cour de cassation car les juges du fond n’avaient pas constaté « l’appauvrissement effectif » de la défunte. Pour reprendre l’expression du professeur Grimaldi, il ne faut pas confondre la renonciation des « fruits et revenus effectifs » et celle de « fruits virtuels26 ». Dans l’avenir, les héritiers devront rapporter la preuve que le de cujus avait réellement renoncé à percevoir des fruits, c’est-à-dire qu’il avait soit mis fin à un bail en cours, soit abandonné un projet de location dans le seul but d’attribuer la jouissance gratuite de l’immeuble à l’un de ses héritiers présomptifs.
B – Absence d’enrichissement de l’accipiens
Dès la formation de ce contrat, dont il n’est pas inutile de rappeler qu’il se forme par la remise de la chose, l’emprunteur a le droit de se servir de la chose27. En échange de ce droit, il ne doit verser aucune contrepartie et ce fait est expressément souligné par la cour qui qualifie justement le prêt à usage de « contrat de service gratuit ». Mais peut-on considérer que l’un des héritiers s’est enrichi au détriment des autres héritiers du seul fait qu’il a pu jouir d’un bien du défunt sans être tenu à une contrepartie financière ?
Sur cette question il est intéressant d’exposer l’analyse du professeur Grimaldi28. Remontant à la raison d’être du rapport, cet auteur rappelle que le but de l’institution est de reconstituer la masse des biens du défunt et, en réalité, il importe peu de savoir si l’un des héritiers s’est enrichi ou non, seul l’appauvrissement du défunt compte. En effet, c’est bien parce qu’une valeur est sortie de son patrimoine, et ce sans contrepartie, au profit de l’un de ses héritiers présomptifs qu’il y aura rupture d’égalité dans le partage et que les héritiers qui la subissent sont légitimes à demander le rapport des biens ou de leur valeur. La Cour, en exigeant la constatation d’un transfert de droit patrimonial conforte cette analyse et applique la règle de l’article 843 du Code civil conformément à sa ratio legis.
Le prêt à usage est ainsi techniquement différencié des donations entre vifs et il n’emporte ni appauvrissement du de cujus, ni enrichissement de l’héritier présomptif. Ces obstacles levés, attardons-nous désormais sur les conséquences juridiques de la solution.
II – Conséquences juridiques s’y rapportant
Traditionnellement au regard du droit des successions et des libéralités, l’occupation gratuite d’un logement était considérée comme un « avantage indirect » soumis au rapport successoral à condition que soit prouvée une intention libérale et appauvrissement du disposant, cette analyse étant abandonnée par la Haute juridiction qui estime désormais que le prêt à usage constitue un contrat de service gratuit, qui confère seulement à son bénéficiaire un droit à l’usage de la chose prêtée (A). Pour autant, la requalification d’un contrat de prêt à usage en donation déguisée n’est pas à écarter (B).
A – La mise à disposition d’un appartement : conclusion d’un prêt à usage
La différence conceptuelle la plus remarquable qui ressort de l’examen d’une doctrine divisée et d’une jurisprudence hésitante concerne, sans conteste, la notion d’avantage indirect29. On a pu constater au fil du temps la récurrence d’un tiraillement entre le prêt à usage et l’avantage indirect à l’occasion de la mise à disposition gratuite d’un appartement30. Selon cet article 853 du Code civil qui dispose : « Il en est de même des profits que l’héritier a pu retirer des conventions passées avec le défunt, si ces conventions ne présentaient aucun avantage indirect, lorsqu’elles ont été faites », qui a pour volonté affichée de dispenser du rapport à succession ces conventions ne présentant aucun avantage indirect. Une lecture a contrario de l’article 853 du Code civil, implique que l’avantage indirect à propos duquel la preuve de l’intention libérale de son auteur fait défaut est une libéralité non rapportable31. Dans cet ordre d’idée, il a été relevé que le prêt sans intérêt peut constituer un avantage indirect qui est, comme tel, rapportable à la succession du prêteur32. La jurisprudence soumet au rapport successoral les avantages indirects résultant de conventions conformément à l’article 853 du Code civil. C’est ainsi qu’un bail rural à vil pris sans contrepartie est un avantage indirect rapportable à la succession33. Il est certain que le principal mobile du prêt à usage est fondé sur l’altruisme34. Certes, le législateur n’évoque jamais cette notion d’altruisme qui s’éloigne de l’égoïsme pour se rallier à la notion de générosité et, par là même à son application à l’acte juridique à titre gratuit. Dans l’arrêt annoté, le juge du droit retient une conception plus souple du contrat de prêt à usage en s’écartant de l’existence d’une intention libérale, considérée comme la justification de l’engagement, sa cause qui a disparu depuis l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.
Jusqu’à présent, la haute juridiction retenait une conception souple et objective de l’avantage indirect rapportable à la succession, lequel était caractérisé même en l’absence d’intention libérale prouvée35. Il en est ainsi d’un arrêt rendu par la Cour de cassation36 le 8 novembre 2005, dont une jurisprudence ultérieure a abandonné progressivement cette conception souple et objective de l’avantage indirect. En l’espèce, l’arrêt rapporté qui mentionne que « la mise à disposition par Jean X à son fils d’un appartement depuis l’année 2000, sans contrepartie financière, relevait d’un prêt à usage, la cour d’appel en a, à bon droit, déduit qu’un tel contrat est incompatible avec la qualification d’avantage indirect rapportable » semble donc parachever cette évolution.
B – Une requalification éventuelle du prêt à usage en donation déguisée
L’arrêt rapporté vient toutefois éclairer un cas particulier qui correspond à l’hypothèse de la simulation. En effet, on s’accorde à reconnaître que : « La donation déguisée est celle qui est faite sous l’apparence d’une opération, souvent à titre onéreux, donnant ouverture à des droits moins élevés »37. Force est d’observer que la donation déguisée est réalisée, le plus souvent, sous la forme d’une vente38, mais elle peut également être rencontrée sous la forme d’un contrat de prêt à usage.
Alors que la requalification d’une libéralité en donation déguisée est fréquente en droit patrimonial de la famille, il n’en va pas de même pour le prêt à usage. Pour autant, on pourrait parfaitement trouver une hypothèse transposable au cas d’espèce. En effet, on remarquera que le prêt à usage n’est pas translatif de propriété tant et si bien que la chose empruntée demeure la propriété du prêteur et c’est elle qui doit être restituée39. Ainsi, le prêt à usage de titres peut être requalifié de donation déguisée comme l’a jugé la cour d’appel de Bourges. Dans cette affaire complexe, la cour d’appel a estimé que : « (…) le premier juge a pu valablement énoncer que l’acte du 1er juin 1993 avait été de manière tout à fait impropre qualifié de « prêt à usage », puisque par ce contrat gratuit par nature, le prêteur conserve la propriété de la chose prêtée, alors que dans le cas présent l’emprunteur, la société civile « Mifrecla », s’est comporté comme le propriétaire des titres en encaissant directement les dividendes et en votant à toutes les assemblées de la SA CPM ; qu’il en a déduit justement que cet acte devait donc être considéré en la forme, à défaut de reconnaissance de la gratuité d’un service rendu, comme un acte à titre onéreux (…) »40. Il serait alors peut être concevable qu’un acte conclu entre le prêteur avec un de ses héritiers présomptifs tout à fait improprement qualifié de « prêt à usage », soit requalifié en donation déguisée alors que l’héritier présomptif emprunteur, se sera comporté comme le propriétaire en encaissant directement les loyers de l’immeuble mise à disposition.
Par le présent arrêt, la chambre civile de la Cour de cassation semble revenir à une conception orthodoxe du contrat de prêt à usage qui implique l’absence d’intention libérable. Cette solution a vocation à s’appliquer à toute forme de contrat de prêt à usage : la mise à disposition d’un terrain, d’un appartement, d’une maison à usage d’habitation, d’un immeuble à usage professionnel ou mixte, mais également à la conclusion d’un contrat de prêt à usage de titres de sociétés, etc. Important pour l’avenir du contrat de prêt à usage car, très prisé notamment en droit patrimonial de la famille, l’arrêt rendu le 11 octobre 2017 est de bon augure pour le renouvellement de l’articulation entre le droit commun des obligations issu de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 et le droit spécial des contrats41.
Notes de bas de pages
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1.
CA Paris, 27 sept. 2017, n° 16/11496 ; CA Grenoble, 21 juin 2016, n° 16/00654.
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2.
Malaurie P. et Brenner C., Les successions. Les libéralités, 7e éd., 2016, LGDJ, Droit civil, n° 868, p. 508.
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3.
Deville S., L’objet des libéralités, 2012, LGDJ, Doctorat & Notariat, t. 49, préf. Nicod M., nos 273 et s. ; Grimaldi M., « La concession de l’usage gratuit d’un immeuble à un héritier ne constitue pas nécessairement une donation », note sous Cass. 1re civ., 18 janv. 2012, n° 09-72542 : RTD civ. 2012, p. 353.
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4.
Lecuyer H., « Une gratuité encadrée : l’exemple du droit patrimonial de la famille », in Martial-Braz N. et Zolynski C. (dir.), La gratuité. Un concept aux frontières de l’économie et du droit, 2013, LGDJ, Droit et économie, p. 167.
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5.
Seriaux A., Contrats civils, 1re éd., 2001, PUF, Droit fondamental, n° 75, p. 195.
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6.
Ferre S. et Berre S., Les successions. Les libéralités, 1re éd., 2012, Dalloz, Hypercours, n° 244, p. 143 ; Pignarre G., Rép. civ. Dalloz, v° Prêt à usage.
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7.
Grimaldi M., Droit civil. Successions, 6e éd., 2001, LITEC, Manuels-Jurisclasseur, n° 670, p. 655 ; Jubault C., Droit civil. Les successions. Les libéralités, 2e éd., 2010, Monchrestien, Domat-Droit privé, n° 1216, p. 794 ; Terre F., Lequette Y. et Gaudemet S., Droit civil. Les successions, Les libéralités, 4e éd., 2014, Précis, n° 1060, p. 930 ; Zenati-Castaing F. et Revet T., Cours de droit civil. Successions, 1re éd., 2012, PUF, Droit fondamental, n° 114, p. 244.
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8.
Chamoulaud-Trapiers A., « Les donations indirectes et l’exigence d’établir l’intention libérale », Defrénois 15 juill. 2014, n° 116u8, p. 762.
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9.
Cass. 1re civ., 8 nov. 2005, n° 03-13890 : Bull. civ. I, n° 409.
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10.
Cass. 1re civ., 18 janv. 2012, nos 09-72542 et 10-27325 : Bull. civ. I, nos 8 et 9.
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11.
CA Paris, 3-1, 18 févr. 2016, n° 15/07119.
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12.
Voirin P. et Goubeaux G., Droit civil. Régimes matrimoniaux – Successions – Libéralités, 29e éd., 2016, LGDJ, Manuel, t. 2, n° 663, p. 285.
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13.
C. civ., art. 893.
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14.
Grimaldi M., Droit civil. Successions, préc., n° 273, p. 269.
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15.
Casey J., « Le prêt à usage chasse le rapport successoral », JCP G 2017, 1251.
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16.
Cass. civ., 27 nov. 1917, DP 1921.1.21.
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17.
Cass. 1re civ., 14 janv. 1997, n° 94-16813 : Bull. civ. I, n° 22.
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18.
« Il est également dû en cas de donation de fruits ou de revenus ».
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19.
Cass. 1re civ., 8 nov. 2005, n° 03-13890 : Bull. civ. I, n° 409 ; v. aussi en ce sens CA Dijon, 28 mars 2008, n° 07/00986.
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20.
Cass. 1re civ., 20 mars 2013, n° 11-21368, NP : Droit de la famille n° 6, juin 2013, comm. 93
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21.
Cass. 1re civ., 25 oct. 2013, n° 12-24779, NP ; Cass. 1re civ., 23 oct. 2013, n° 10-28620, NP ; Cass. 1re civ., 2 avr. 2014, n° 13-14767, NP.
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22.
Ginossar S., Droit réel, propriété et créance : Élaboration d’un système rationnel des droits patrimoniaux, 1960, LGDJ.
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23.
Zenati-Castaing F. et Revet T., Cours de droit civil. Obligations, Régime, 2013, PUF, p. 285, n° 163.
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24.
Deville S., L’objet de la libéralité, préc., n° 282, p. 118 ; CA Orléans, 23 oct. 2006, n° 05/02973 ; CA Grenoble, 21 juin 2017, n° 16/00654 ; CA Paris, 27 sept. 2017, n° 16/11496.
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25.
Cass. 1re civ., 22 juin 2016, n° 15-18086, NP ; v. déjà auparavant Cass. 1re civ., 23 oct. 2013, n° 10-28620, NP.
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26.
Grimaldi M., « Retour sur les donations de fruits et revenus (à propos de la mise à disposition d’un logement) », in Mélanges en l’honneur du professeur Gérard Champenois, 2012, Defrénois, p. 435.
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27.
C. civ., art. 1880.
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28.
Grimaldi M., Droit civil. Successions, préc., n° 671, p. 658.
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29.
Desolneux M., « Mise à disposition gratuite d’un appartement : prêt à usage ou avantage indirect ? », RLDC 1er nov. 2017, n° 153.
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30.
Ibid.
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31.
Mésa R., « De la qualification de l’avantage indirect et de ses relations avec le rapport, l’indivision et la réduction », RLDC 1er juin 2012, n° 94.
-
32.
Chetaille M. et Cevaer E., « Le prêt familial sans intérêt et le cautionnement familial : précautions et incidences successorales », Defrénois 17 mai 2011, n° 21003, p. 11.
-
33.
Peterka N., « Synthèse – Rapports successoraux », JCl. Civil Code n° 3 ; v. en ce sens Cass. 1re civ., 31 mars 1981 : Bull. civ. I, n° 115.
-
34.
Benos C., « L’altruisme dans le contrat de prêt à usage », D. 2013, p. 2358 ; Morin M. et Niel P.-L., « Exclusion de la répétition des dépenses ordinaires engagées par l’emprunteur dans le contrat de prêt à usage », AJDI 2017, 109.
-
35.
Peterka N., « Synthèse – Rapports successoraux », préc.
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36.
Cass. 1re civ., 8 nov. 2005, n° 03-13890.
-
37.
Carpon M. et Saint-Amand P., « Donation déguisée et abus de droit », Dr. & patr., n° 205, 1er juill. 2011, p. 72.
-
38.
Ibid.
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39.
« Prêt à usage de titres », Le Lamy Fiscal 2000, § 2049 ; Les Nouvelles Fiscales, n° 830, 15 juill. 2000 ; Cruvelie E., « Le prêt à usage (ou commodat) en droit fiscal », JCP N 2012, 1298.
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40.
CA Bourges, ch. civ., 2 mai 2005, n° 04-1550, Misson : Dr. fisc. 2006, n° 38, comm. 592.
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41.
Andre L. et Mignot M., Les contrats spéciaux et la réforme du droit des obligations, 2017, Institut universitaire Varenne, Colloques & Essais ; « Les contrats spéciaux et la réforme du droit des obligations », LEDC avr. 2017, n° 110q5, p. 8 ; Raynard J. et Seube J.-B., Droit des contrats spéciaux, 9e éd., 2017, Lexis Nexis.