Regard d’un avocat sur quelques dispositions phares de la réforme du droit des contrats
I – La sanction des déséquilibres significatifs dans les contrats d’adhésion
Dispositif phare de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, l’article 1171 nouveau du Code civil prévoit que : « Dans un contrat d’adhésion, toute clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite. L’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation ». Cet article est applicable à tout contrat d’adhésion conclu à compter du 1er octobre 2016, la notion de « contrat d’adhésion » s’entendant comme « celui dont les conditions générales, soustraites à la négociation, sont déterminées à l’avance par l’une des parties »1.
La rédaction de l’article 1171 soulève encore de nombreuses interrogations, au premier chef desquelles son articulation avec les dispositions spécifiques du Code de commerce2 et du Code de la consommation3. Si les premières pistes de réflexion ne permettent pas de donner une réponse certaine à cette question de l’articulation (la règle spéciale déroge à la règle générale vs impossibilité de distinguer entre règles spéciales et règles générales), il fait peu de doute, en revanche, qu’en cas de contentieux entre partenaires professionnels ou entre professionnel et consommateur, le demandeur cherchera à invoquer ces dispositions du Code civil – probablement comme alternative à celles spécifiques du Code de commerce ou du Code de la consommation – afin de tenter de faire échec à telle ou telle clause de son contrat susceptible de caractériser un déséquilibre significatif. Dans les relations entre partenaires professionnels, cette démarche tendant à privilégier la voie du droit commun pourrait notamment être motivée par la volonté d’écarter la compétence des juridictions spécialisées, seules en mesure de connaître les litiges relatifs à l’article L. 442-6 du Code de commerce.
Afin de limiter les chances de succès de ce type d’actions, il appartient à la partie rédacteur du contrat d’anticiper, d’une part, le risque de voir son contrat qualifié de « contrat d’adhésion » (A), d’autre part, le risque de voir les clauses de son contrat qualifiées de « clauses créant un déséquilibre significatif » (B).
A – Sur le risque de voir son contrat qualifié de « contrat d’adhésion »
Concernant la qualification de « contrat d’adhésion », deux stratégies peuvent être adoptées par le rédacteur : soit accepter que son contrat soit qualifié de « contrat d’adhésion », auquel cas il se focalisera davantage sur l’anticipation du risque du déséquilibre significatif4, soit écarter la qualification de « contrat d’adhésion ».
Le choix de cette seconde stratégie impliquera vraisemblablement que le rédacteur ait négocié les clauses du contrat avec son cocontractant ; sur ce point, plusieurs questions restent en suspens : est-ce suffisant d’adresser un projet de contrat à son cocontractant en l’invitant à en modifier les termes ? de négocier de manière effective avec le cocontractant les clauses accessoires du contrat ? de discuter du prix avec le cocontractant ? etc.
Elle impliquera également que le rédacteur soit en mesure de démontrer la réalité de la négociation ; sur ce point, une formalisation a priori (avant-contrat) et/ou a posteriori (préambule du contrat) du déroulé des négociations entre les parties semblerait opportune, de même que le rédacteur aurait intérêt à conserver toute trace écrite de ces négociations (courriers, courriels, compte-rendu de réunion…).
B – Sur le risque de voir les clauses de son contrat qualifiées de « clauses créant un déséquilibre significatif »
Concernant l’appréciation du « déséquilibre significatif », la question se pose de savoir si celle-ci sera réalisée par les juges clause par clause, ou dans le cadre d’une analyse globale du contrat, ou encore en retenant une solution intermédiaire consistant à identifier les clauses faisant présumer un déséquilibre, laquelle présomption pourrait être renversée en prouvant un équilibre global. Cette question est essentielle en termes de sécurité juridique, une appréciation clause par clause conférant au juge une faculté plus grande de remettre en cause les stipulations du contrat.
Face à cette incertitude, l’enjeu pour la partie rédacteur du contrat pourrait être de formaliser les clauses du contrat de telle façon que le juge, en cas de contentieux, serait contraint d’adopter une analyse globale pour apprécier le « déséquilibre significatif ».
Cet exercice de formalisation pourrait se traduire, d’abord, par une explicitation dans le préambule de l’économie du contrat, ses contraintes et opportunités pour chacune des parties au plan financier, commercial, juridique, logistique, etc. ; ensuite, par des liens étroits entre différentes clauses du contrat, afin de justifier les déséquilibres5 ; enfin, par un rattachement de telle ou telle clause apparemment déséquilibrée aux clauses d’objet ou de prix, lesquelles sont écartées expressément du champ d’appréciation du déséquilibre significatif.
II – L’abus de l’état de dépendance
L’article 1143 nouveau du Code civil dispose que : « Il y a également violence lorsqu’une partie, abusant de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant, obtient de lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit en l’absence d’une telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif ».
Cet article pose un certain nombre de questions quant aux conditions à satisfaire pour caractériser le cas de violence visé : quels sont les critères de l’état de dépendance ? Quel est l’avantage qui ne doit pas être seulement excessif mais « manifestement excessif » ? La réunion de ces deux premières conditions est-elle suffisante pour démontrer l’abus de l’état de dépendance ou la preuve d’un abus est-elle une troisième condition à part entière ?
Il est permis de douter de l’effectivité de ce texte, en particulier dans les relations entre professionnels. À titre de comparaison, avant 2008, l’article L. 442-6, I, 2°, b) du Code de commerce sanctionnait une pratique similaire, consistant pour une entreprise à « abuser de la relation de dépendance dans laquelle il tient un partenaire (…) en le soumettant à des conditions commerciales ou obligations injustifiées ». Ce dispositif étant resté lettre morte compte tenu de l’impossibilité de démontrer l’état de dépendance, il a été abrogé par la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008. Par ailleurs, l’analyse de la jurisprudence rendue sur le fondement des dispositions du Code de commerce de nature à protéger la partie faible6 fait apparaître que cette dernière n’agit pas ou peu à l’encontre de la partie forte, sauf cas dans lequel leurs relations ont été définitivement rompues7. Ce constat a d’ailleurs justifié l’intervention du législateur afin de doter des autorités administratives de la faculté de saisir le juge pour sanctionner la partie forte en cas d’abus8, ou de s’auto-saisir pour la sanctionner directement9.
En tout état de cause, en vue de sécuriser les contrats, la préoccupation du rédacteur sera d’écarter l’application de cet article 1143 en faisant échec, d’une part, à la caractérisation d’un état de dépendance (A), d’autre part, à celle d’un avantage manifestement excessif (B).
A – Sur la condition de l’état de dépendance
Dans les relations entre professionnels, la partie forte cherchera à l’évidence à rédiger le contrat de telle manière que son cocontractant ne puisse revendiquer un quelconque état de dépendance.
Une telle démarche pourrait impliquer :
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en premier lieu, une affirmation très nette de l’absence d’état de dépendance du cocontractant au moment de la formation du contrat, notamment en indiquant dans le préambule la part que représente pour ce dernier, dans son chiffre d’affaires global, le chiffre d’affaires lié à son activité réalisée avec la partie forte ; étant observé qu’en droit des pratiques anticoncurrentielles, il est en général considéré qu’une entreprise est en état de dépendance à l’égard de son partenaire lorsqu’elle réalise avec elle plus de 30 ou 40 % de son chiffre d’affaires ;
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en second lieu, une précarisation de la relation avec le cocontractant, notamment en choisissant de contracter avec plusieurs partenaires là où la partie forte aurait pu en choisir un seul, ou en réduisant la durée des contrats et en recourant de manière systématique à leur terme à des appels d’offres pour sélectionner les nouveaux partenaires.
B – Sur la condition de l’avantage manifestement excessif
Lors de la rédaction du contrat, la partie forte tentera également d’écarter le risque que certaines clauses soient considérées comme constituant, pour elle, un « avantage manifestement excessif ».
Pour ce faire, il lui appartiendra :
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de manière générale, de contextualiser la relation, en rappelant, par exemple dans le préambule, les contraintes financières, commerciales, juridiques, logistiques, etc. auxquelles elle est soumise et qui sont susceptibles de justifier tel ou tel avantage ;
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de manière spécifique, d’objectiver les clauses stipulant des avantages à son profit, telles que les clauses limitatives ou élusives de responsabilité, les clauses résolutoires, les clauses de pénalité, etc.
À titre d’illustration, concernant une clause pénale applicable en cas de résiliation d’un contrat à durée déterminée pour fautes du cocontractant, la partie forte aura tout intérêt à opter, plutôt que pour une indemnité forfaitaire, pour une indemnité correspondant à son manque à gagner au titre des années restant à courir jusqu’à l’arrivée normale du terme du contrat et calculée sur la base des gains mensuels moyens (chiffre d’affaires, marge commerciale…) effectivement réalisés au cours des mois précédant la résiliation.
III – La révision judiciaire pour imprévision
L’article 1195 nouveau du Code civil dispose que : « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation. En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation. À défaut d’accord dans un délai raisonnable, le juge peut, à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe ».
Il est vraisemblable que les entreprises éprouveront des difficultés pour mettre en œuvre ce dispositif, compte tenu :
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de la relative ambiguïté liée à ses conditions d’application ; que recouvre exactement la notion de « changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat » ou celle d’« exécution excessivement onéreuse » ?
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du décalage possible entre le temps de la justice et le temps du contrat ; en cas de désaccord entre les parties, l’exercice par le juge de son pouvoir de réviser le contrat pourrait être retardé – sans doute à l’initiative de la partie qui souhaiterait maintenir les conditions initiales du contrat – du fait de la désignation préalable d’un expert financier ou technique, ou d’exceptions de procédure, de fins de non-recevoir ou d’incidents d’instance.
Eu égard à ces difficultés, les entreprises pourraient, au stade de la rédaction du contrat, chercher à écarter l’application de cet article 1195 (A) et prévoir leurs propres traitements des risques concernés (B).
A – Sur la démarche des parties tendant à écarter l’application de l’article 1195
Afin d’écarter l’application du pouvoir judiciaire de révision pour imprévision, les parties pourraient notamment insérer dans leur contrat :
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une clause par laquelle l’une et/ou l’autre accepterai(en)t d’assumer les risques liés à un « changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat » ; la rédaction d’une telle clause exigerait, d’une part, d’acter de manière nette la volonté des parties de sortir du champ d’application de cet article 1195 – en rappelant son caractère supplétif –, d’autre part, de lister de manière précise les risques économiques, juridiques ou financiers que ces dernières acceptent d’assumer ;
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un rappel, par exemple en préambule, des « changements de circonstances » susceptibles d’intervenir pendant la durée du contrat et jugés « prévisibles » par les parties lors de sa conclusion ; à titre d’illustration, il est permis de considérer que la reconnaissance formelle par les parties de la volatilité du coût des matières premières sur leur marché, fasse obstacle à une demande ultérieure de révision du prix contractuel par la partie qui subirait une hausse de ce coût des matières premières ;
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une clause prévoyant l’application d’un droit étranger.
B – Sur la contractualisation par les parties de leurs propres traitements des risques visés à l’article 1195
Afin d’anticiper les risques liés à « un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat [qui] rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie », les parties ont toujours la possibilité de stipuler des clauses dites d’adaptation, telles que :
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des clauses de renégociation selon une certaine périodicité (trimestre, semestre, année…) ;
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des clauses de renégociation selon certains paramètres (baisse du cours des matières premières, diminution du taux de change…) ;
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des clauses à dires de tiers ;
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des clauses d’indexation de prix ;
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des clauses de hardship.
Les parties peuvent également envisager de stipuler une clause compromissoire, prévoyant la compétence d’un tribunal arbitral pour connaître des demandes de l’une et/ou l’autre des parties fondées sur l’article 1195 et encadrant spécifiquement la procédure (délais pour la désignation des arbitres, pour recourir à des éventuels experts, pour la reddition de la sentence…).
Notes de bas de pages
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1.
C. civ., art. 1110 nouv.
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2.
C. com., art. L. 442-6, I, 2°.
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3.
C. consom., art. L. 212-1 et s.
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4.
V. ci-dessous.
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5.
Ex. : clause mettant une obligation à la charge d’une partie, justifiée par une autre clause conférant un droit à cette même partie.
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6.
C. com., art. L. 420-1 et s. sur les pratiques anticoncurrentielles et C. com., art. L. 442-6 sur les pratiques restrictives de concurrence.
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7.
Hypothèse de l’article L. 442-6, I, 5° sur la sanction de la rupture brutale d’une relation commerciale établie.
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8.
Action autonome du ministre de l’Économie sur le fondement de l’article L. 442-6.
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9.
Auto-saisine de l’Autorité de la concurrence sur le fondement des articles L. 420-1 et suivants.