L’interposition sociétaire dans un acte portant reconnaissance d’une donation indirecte
Selon la Cour de cassation, l’existence d’une libéralité rapportable consiste en une donation indirecte du fonds de commerce donné en location-gérance à sa société Edeca.
Cass. 1re civ., 24 janv. 2018, nos 17-13017 et 17-13400, FS–PB
1. Il est bien connu qu’en cas de qualification d’une donation indirecte et à s’en tenir au texte de la loi, il revient aux juges du fond de décider en outre si une présomption d’interposition de personne peut être appliquée à l’objet du litige. Au cas d’espèce1, M. Henri A. est décédé le 7 mai 2008, laissant pour lui succéder son épouse, Mme B. et ses deux enfants issus de ses précédentes unions, Joseline et Henry, en l’état d’un testament authentique du 14 janvier 1997 et d’un codicille du 13 septembre 2004. Mme A. a assigné ses cohéritiers en partage. Mmes A. et B. invoquaient contre M. A. l’existence d’une libéralité rapportable consistant en une donation indirecte à son profit du fonds de commerce donné en location-gérance à sa société Edeca. En pareilles circonstances, la difficulté rencontrée par les juges du fond nîmois provenait tant d’une situation de fait confuse que d’une situation complexe de droit. Ainsi les juges nîmois estimèrent que M. A. doit rapporter à la succession la somme de 198 450 € au titre de la donation déguisée. En effet, les juges du fonds relevèrent que, suivant acte authentique des 28 février et 2 mars 1981, Henri A. a vendu à M. A et à son épouse cet immeuble moyennant le prix de 12 000 F, qu’il était spécifié dans l’acte que le prix avait été payé comptant, avant l’acte, hors la vue du notaire, au vendeur qui le reconnaissait et en consentait bonne et valable quittance, et que, dans le codicille le du 13 septembre 2004, Henri A. déclarait ne pas avoir perçu ce prix. De plus les juges nîmois constatèrent que si M. A. soutient avoir effectivement réglé le prix d’achat de 12 000 F et que son beau-père, M. S. atteste avoir prêté le 1er mars 1981 à sa fille et à son gendre une telle somme en vue de cette acquisition, à la date de la signature de l’acte de vente, le 28 février 1981, la somme de 12 000 F nécessaire au paiement du prix n’était en tout état de cause pas en possession des acquéreurs puisqu’elle ne leur a été remise par M. S. que le 1er mars 1981, de sorte que la déclaration d’Henri A. figurant à I’acte authentique est fausse. La Cour de cassation, après avoir procédé à la jonction des deux affaires, censure partiellement les juges du fond en estimant que l’enfant doit rapporter à la succession la somme de 75 000 €, reçue au titre d’une donation indirecte réalisée par interposition d’une société tant et si bien que le rapport est dû à la succession en proportion du capital que l’associé détenait dans la société interposée. À dire vrai, la position de la Cour de cassation paraît novatrice en ce qui concerne l’interposition sociétaire dans une donation indirecte (I) et témoigne du retour sur la nécessaire corrélation entre l’appauvrissement du donateur et l’enrichissement du donataire (II).
I – De l’interposition sociétaire dans une donation indirecte
2. Il s’agit d’évoquer le fait que la donation indirecte attise les conflits catégoriques en présence d’une interposition sociétaire (B), d’autant plus que la donation indirecte nécessite pour se réaliser, le support d’un acte juridique quel qu’il soit (A).
A – La donation indirecte nécessite le recours à un acte juridique translatif qui lui sert de support
3. Il ressort très clairement de l’analyse proposée par la doctrine que la notion de donation indirecte « (…) résulte d’un acte autre qu’une donation et qui n’indique pas s’il est consenti à titre gratuit ou à titre onéreux. On fait appel généralement à la notion d’acte neutre, c’est-à-dire d’un acte dont la nature demeure inexprimée et qui selon les circonstances est à titre gratuit ou à titre onéreux ». L’auteur poursuit en remarquant que « pour qu’il y ait donation indirecte, celui qui passe l’acte juridique s’engage à une prestation sans contrepartie. L’acte se trouve de ce fait en dehors des formes de l’article 931 du Code civil »2. Il semble que le terme d’acte neutre revête différentes formes juridiques. Pour autant, il est certain que pour la jurisprudence, la mise en réserve des bénéfices ne constitue pas une donation indirecte3. Un arrêt récent de la Cour de cassation vient confirmer cette position en énonçant : « Mais attendu que les bénéfices réalisés par une société ne participent de la nature des fruits que lors de leur attribution sous forme de dividendes, lesquels n’ont pas d’existence juridique avant l’approbation des comptes de l’exercice par l’assemblée générale, la constatation par celle-ci de l’existence de sommes distribuables et la détermination de la part qui est attribuée à chaque associé ; qu’il s’ensuit qu’avant cette attribution, l’usufruitier des parts sociales n’a pas de droit sur les bénéfices et qu’en participant à l’assemblée générale qui décide de les affecter à un compte de réserve, il ne consent aucune donation au nu-propriétaire ; que, par ces motifs de pur droit, substitués aux motifs critiqués, l’arrêt se trouve légalement justifié ; Par ces motifs : Rejette le pourvoi »4.
B – Donation indirecte du fonds de commerce par interposition d’une société
4. Selon le doyen Cornu, constitue une interposition de personne « l’espèce de simulation consistant dans un acte juridique ostensible [société, donation] à faire figurer en nom comme titulaire apparent du droit [associé, donataire] une personne qui se prête au jeu [dite personne interposée ou homme de paille] alors qu’en vertu de la volonté réelle des parties, en général consignée dans une contre-lettre, le véritable intéressé [associé, destinataire réel de la libéralité] est une autre personne tenue secrète [notamment parce que incapable de recevoir ex. C. civ., art. 911] ».5Il semble alors qu’il faille comprendre que la notion d’interposition de personne est une question de fait laissée à l’appréciation des juges du fond hormis les cas de présomption légale6. Il faut admettre aujourd’hui que l’interposition de personnes est fréquente en droit des affaires voire en droit des sociétés7.
5. Dans l’arrêt annoté, la haute juridiction considère que l’interposition d’une société ne fait pas obstacle au rapport à la succession d’une donation. En dépit de la fermeté de la Cour de cassation sur la reconnaissance de la donation indirecte en droit des affaires, la position de la haute juridiction sur l’interposition sociétaire a évolué. C’est ainsi que pour la Cour de cassation la cession d’un bail peut réaliser une donation indirecte du fonds de commerce8. En effet, il est aujourd’hui acquis que la cession de bail ne constitue pas nécessairement une cession à titre onéreux9. On pourrait alors, tout de suite, conclure à la transmission à titre gratuit au cessionnaire. Pour autant, la jurisprudence est rigoureuse quant à la qualification de l’acte objet de la cession. Si une donation ou la donation-partage constitue une véritable cession de bail, en raison du transfert de droit au bail réalisé à de nouveaux locataires10, en revanche, la Cour de cassation a jugé que la donation-partage attribuant au fils la nue-propriété d’un fonds de commerce est sans incidence, du vivant du locataire usufruitier, sur ses relations avec le bailleur et ne peut être assimilée à une cession totale ou partielle du bail11. Cette jurisprudence montre combien la reconnaissance de la transmission à titre gratuit n’est pas aisée à qualifier d’autant plus que la transmission peut intervenir dans le cadre d’une interposition sociétaire comme dans l’affaire qu’a jugée la Cour de cassation. En effet, la haute juridiction a décidé dans une décision récente que « Vu les articles 894 et 1842 du Code civil ; Attendu que pour rejeter cette demande, l’arrêt retient que la décision de modifier la répartition des dividendes a été prise à l’unanimité par l’assemblée des associés de la société ; qu’il en déduit qu’elle émane nécessairement des époux X, donateurs, qui disposent en tant qu’usufruitiers, de l’essentiel des droits de vote dans les assemblées ; Attendu qu’en statuant ainsi, alors que la modification de la répartition de la part de chaque associé dans les bénéfices de la société ne pouvait résulter que d’une décision collective des associés et qu’en participant à cette décision, émanant d’un organe social, M. et Mme X n’ont pu consentir à une donation ayant pour objet un élément de leur patrimoine, la cour d’appel a violé les textes susvisés »12. Il apparaît ainsi que rares sont les décisions de jurisprudence à admettre la reconnaissance d’une donation indirecte dans un contexte d’interposition sociétaire.
II – De la nécessaire corrélation entre l’appauvrissement du donateur et l’enrichissement du donataire
6. Il demeure que ce qui importe réellement lors de l’interposition sociétaire dans un acte portant reconnaissance d’une donation indirecte, c’est le dépouillement hic et nunc du donateur et corrélativement de l’enrichissement du donataire (A). Cela étant, la donation indirecte d’un fonds de commerce demeure rapportable à la succession (B).
A – Les modalités du transfert de propriété
7. On a beaucoup glosé sur le transfert de propriété en matière de libéralités13, assez riche de cas d’espèces pour parvenir à des explications contrastées. Force est néanmoins d’admettre qu’en l’espèce, comme l’observe fort justement Quentin Guiguet-Schielé : « On peine en effet à comprendre comment le transfert de propriété s’est opéré au profit de la société »14. Au cas d’espèce, l’arrêt souligne que « (..) que le contrat par lequel Henri A. avait confié la location-gérance de son fonds de commerce à la société Edeca, créée et gérée par M. A., avait été résilié le 29 septembre 1991 et qu’Henri A. indiquait dans son codicille du 13 septembre 2004 n’avoir pas obtenu restitution du fonds, du matériel et des marchandises (…) ». Il convient de souligner que la donation indirecte a fait l’objet d’études doctrinales aux termes desquelles la reconnaissance d’une telle libéralité est fréquente en jurisprudence15. C’est ainsi qu’il a été jugé dans la même veine : « Mais attendu qu’ayant relevé que Mme Nadia Fayolle s’était fait radier du registre de commerce à compter du 1er janvier 1983, que Mme Le Sueur, après sa réinscription à ce registre, avait exploité le fonds sans discontinuer depuis cette date, et qu’elle avait régulièrement payé ses loyers durant 5 ans, c’est sans dénaturation des termes du litige que les juges du second degré ont estimé que l’acte sous seing privé, intitulé “donation”, constituait en réalité une rétrocession de ce fonds, effectuée par la fille en faveur de sa mère ; que le caractère indirect de cette libéralité rend inopérante la seconde branche du moyen, lequel ne peut donc être accueilli »16. Force est alors de reconnaître que les modalités de transfert de propriété du fonds de commerce peuvent en pratique prendre les formes les plus variées.
B – Donation indirecte rapportable
8. Le Code civil indique dans son principe le plus général que la donation indirecte est rapportable en vertu de l’article 843, alinéa 1er, du Code civil qui dispose que « tout héritier, même ayant accepté à concurrence de l’actif, venant à une succession, doit rapporter à ses cohéritiers tout ce qu’il a reçu du défunt, par donations entre vifs, directement ou indirectement ; il ne peut retenir les dons à lui faits par le défunt, à moins qu’ils ne lui aient été faits expressément hors part successorale ». La notion de donation indirecte se retrouve en matière de prise en charge des droits de mutation. C’est ainsi que pour la jurisprudence, la prise en charge des droits de mutation à titre gratuit par la donatrice s’analyse en une donation indirecte qui doit être prise en considération pour la détermination de la quotité disponible17.
9. En l’espèce, l’interposition sociétaire va sans conteste compliquer l’évaluation de la valeur de la donation indirecte rapportable. C’est ainsi que la cour d’appel d’Amiens dans un arrêt récent a estimé que : « À titre principal Mme D. I. soutient que le don manuel régulièrement fait à la SCI Helvire par M. E. I. ne peut avoir pour effet de la rendre bénéficiaire du don, bien qu’associée de cette SCI, cette dernière ayant en effet une personnalité juridique distincte. À titre subsidiaire elle affirme que la donation indirecte, qui ne pourrait être retenue qu’à hauteur de ses droits dans la SCI (95 %), est en outre non rapportable mais uniquement réductible, le donataire ayant eu l’intention, à la date de la donation, de la dispenser de rapport. Il est constant que la somme de 15 244,90 € a été remise à la SCI Helvire, au moyen de deux chèques émis respectivement à hauteur de 60 000 F et 40 000 F, soit au total 100 000 F ou 15 244,90 €, le 10 septembre 1992 par M. E. I., et que ce dernier a été débouté par jugement du tribunal de grande instance de Compiègne en date du 24 juin 2003 de sa demande en paiement de ladite somme dirigée à l’encontre de la SCI Helvire au motif qu’il ne rapportait pas la preuve de l’existence du contrat de prêt qu’il invoquait, étant rappelé que la SCI Helvire soutenait qu’il s’agissait d’un don manuel consenti à la société dont sa fille et ses petites-filles étaient les seules associées. Le bénéficiaire du don étant la “SCI Helvire”, personne morale, le tribunal doit être approuvé en ce qu’il a débouté M. A. I. de sa demande tendant à voir constater, aux fins que le notaire judiciairement désigné détermine les avantages sujets à rapport ou réduction dont Mme D. I. avait pu bénéficier de la part de son père, que cette dernière a été bénéficiaire du don consenti le 10 septembre 1992, la Cour rappelant que les articles 847 à 849 du Code civil édictent la règle de l’exclusion du rapport pour autrui, dotée d’une portée générale. Le jugement sera donc confirmé de ce chef »18. En l’absence d’élément tendant à prouver en l’espèce la répartition exacte des droits transmis, la décision ne saurait donner entière satisfaction. Au demeurant, au visa des articles 843 et 857 du Code civil, la haute juridiction prend le soin de préciser qu’en cas de donation faite par le défunt à l’héritier par interposition d’une société dont ce dernier est associé, le rapport est dû à la succession en proportion du capital qu’il détient.
Notes de bas de pages
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1.
Guiguet-Schielé Q., « Rapport d’une donation indirecte de fonds de commerce par interposition de société », Dalloz actualité, 6 févr. 2018.
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2.
JCl. Civil Code, Art. 931, fasc. 20, Thomas-Debenest G.
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3.
JCl. Civil Code, Art. 931, fasc. 20, n° 189, Thomas-Debenest G.
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4.
Cass. com., 10 févr. 2009, n° 07-21806 : JCl. Civil Code, Art. 931, fasc. 20, n° 189, Thomas-Debenest G.
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5.
Cornu G., Vocabulaire juridique, Interposition de personne, 11e éd., 2016, PUF, Quadrige, p. 569.
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6.
D’ambra D., Interposition de personne, 2015, PUF, Quadrige, n° 190.
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7.
D’ambra D., Interposition de personne, 2015, PUF, Quadrige, n° 24.
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8.
Cass. 1re civ., 30 nov. 1982, n° 81-15726 : Guiguet-Schielé Q., La distinction des avantages matrimoniaux et des donations entre époux : Essai sur une fiction disqualificative, thèse, 2013, université Toulouse 1, p. 146.
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9.
JCl. Bail à Loyer, fasc. 1450, n° 19, Quément C.
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10.
JCl. Bail à Loyer, fasc. 1450, n° 20, Quément C.
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11.
Ibid.
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12.
Cass. com., 18 déc. 2012, n° 11-27745 : Mortier R., « Se départir de droits à résultats n’est pas donner ! », RFP 2013, comm. 4
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13.
Guiguet-Schielé Q., La distinction des avantages matrimoniaux et des donations entre époux : Essai sur une fiction disqualificative, thèse, 2013, université Toulouse 1, p. 145, n° 160.
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14.
Guiguet-Schielé Q., « Rapport d’une donation indirecte de fonds de commerce par interposition de société », Dalloz actualité, 6 févr. 2018, art. préc.
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15.
JCl. Entreprise individuelle, fasc. 5000, n° 22, Monnet J.
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16.
Cass. 1re civ., 1er juin 1994, n° 92-11910.
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17.
Cass. 1re civ., 3 déc. 2014, n° 13-15776.
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18.
CA Amiens, 8 janv. 2016, n° 13/06254.