L’isolement comme condition d’octroi des prestations sociales
Dans cette décision, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation rappelle que pour le versement de certaines prestations sociales, en l’espèce l’allocation de soutien familial, l’allocataire doit être en situation d’isolement, ce qui n’est plus le cas lorsque vraisemblablement l’allocataire partage une communauté de vie et d’intérêts avec une autre personne.
Cass. 2e civ., 5 oct. 2023, no 20-21308
Dans cette affaire soumise à la Cour de cassation1, il est question des conditions d’octroi de l’allocation de soutien familial2. Cette prestation, versée par la caisse d’allocations familiales, est destinée au parent qui assume seul la charge effective et constante d’un ou plusieurs enfants. Cet état peut être dû à l’absence d’établissement du lien de filiation avec l’autre parent, au décès de l’autre parent, à la reconnaissance d’une impossibilité pour l’autre parent de faire face à son obligation d’entretien3, à la défaillance de l’autre parent à ses obligations envers son enfant en l’absence d’accord ou acte fixant à l’amiable la pension alimentaire ou de décision de justice l’y contraignant4, ou encore à la soustraction par le parent de la pension alimentaire ou de la contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant mise à sa charge par décision de justice ou en vertu d’un accord ou d’un acte rendu exécutoire. De plus, lorsque le montant de la pension alimentaire ou de la contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant est inférieur au montant de l’allocation de soutien familial5, une allocation différentielle pourra être versée. Cette prestation n’est pas due ou cesse dès lors que l’allocataire se marie, se pacse ou vit en concubinage et ce, même si l’autre membre du couple n’est pas le parent de l’enfant.
En l’espèce, la mère de plusieurs enfants est destinataire de l’allocation de soutien familial ; les enfants n’ayant a priori pas de lien de filiation paternelle établi. Cependant, un contrôle de la caisse d’allocations familiales met en exergue la caractérisation d’une situation de couple entre la mère des enfants/allocataire et un homme, présenté comme son oncle, chez qui elle avait déclaré être hébergée au moment de la demande de prestations. Si l’allocataire conteste être en couple, la caisse d’allocations familiales relève un faisceau d’indices permettant de penser l’inverse, raisonnement qui sera suivi par les juges du fond et validé ensuite par la Cour régulatrice. Cet arrêt est l’occasion de rappeler que certaines prestations sociales sont liées à la situation de célibat du parent (I), et que la fin de cet état de fait sonne le glas de la prestation sociale (II).
I – Les prestations sociales conditionnées par l’isolement du parent
Les conséquences financières que peut générer le fait d’être un parent « solo » ont été prises en considération par le législateur dès les années 1970. Ainsi, est d’abord apparue l’allocation d’orphelin6 destinée au parent d’un enfant dont l’autre parent était décédé, absent ou pour lequel le père n’avait jamais établi le lien de filiation, étendue ensuite au parent qui se soustrait à son obligation d’entretien7. Puis, en 19768 est instaurée une prestation sociale tout à fait originale : l’allocation de parent isolé9 présentée comme un minima social destiné à compléter les revenus du parent assumant seul la charge d’un ou plusieurs enfants, autrement considérée comme un revenu familial10. L’isolement pouvait être provoqué par le veuvage, le divorce, la séparation, l’abandon ou encore résulter du célibat. Cette prestation était néanmoins temporaire puisque versée pour une durée d’un an, sauf lorsque l’enfant concerné était en bas âge, auquel cas elle continuait jusqu’à ce que l’enfant atteigne l’âge de trois ans. Ainsi, deux prestations pouvaient se conjuguer selon que le parent se trouvant seul disposait ou non de ressources considérées comme suffisantes. Si ces deux prestations n’existent plus, les principes posés n’ont pas disparu. En effet, l’allocation d’orphelin est l’ancêtre de l’allocation de soutien familial11, celle-ci reprenant quasiment les mêmes hypothèses de versement de la prestation mais permettant également de faire intervenir la caisse d’allocations familiales dans le recouvrement des impayés de pensions alimentaires, et ce, que le parent soit isolé ou non. L’allocation de parent isolé, quant à elle, a été abrogée en 200812 lors de la généralisation du revenu de solidarité active (RSA). Ce minima social intègre néanmoins la situation du parent seul, majorant ainsi le montant forfaitaire dès lors que la personne est veuve, séparée ou célibataire et ne vit pas en couple de manière notoire et permanente13. Ces prestations sociales jouent un rôle important dans la vie de beaucoup de familles monoparentales qui représentaient en 2020 un quart des familles ayant au moins un enfant, soit deux millions de familles14 ; la désunion et la possibilité d’avoir recours à l’assistance médicale à la procréation en tant que femme célibataire15 participant à l’augmentation de la monoparentalité. Sans entrer dans les débats actuels concernant les difficultés éducatives que peut parfois entraîner le fait d’éduquer seul un enfant16, il est certain que « l’absence » d’un des parents, quel que soit le motif, prive l’enfant d’une source de revenus potentielle que la solidarité collective vient compenser par l’octroi d’une prestation sociale spécifique, l’allocation de soutien familial, ou par la majoration du revenu de solidarité active. Pour d’autres prestations sociales, le fait d’être parent isolé est également pris en considération et peut avoir comme effet une augmentation du plafond de ressources à ne pas dépasser (par exemple pour la prime à la naissance ou l’allocation de base de la prestation d’accueil du jeune enfant17), permettre une majoration de la prestation (allocation d’éducation de l’enfant handicapé18, prestation de compensation du handicap concernant l’aide humaine à la parentalité19, prime d’activité20), allonger le délai de versement de la prestation (prestation partagée d’éducation de l’enfant21) ou encore amener à l’octroi d’aides supplémentaires (dans le cadre de l’aide à la reprise d’un emploi22).
Dans l’affaire qui nous intéresse, l’allocataire bénéficiait de l’allocation de soutien familial du fait de son isolement déclaré. À la suite d’un contrôle opéré par la caisse d’allocations familiales, un faisceau d’indices suffisant mettait à mal les dires de l’allocataire d’où la notification d’un indu.
II – La fin de l’isolement du parent met un terme aux prestations sociales
Le bénéfice des prestations sociales ayant pour objectif de compenser le fait d’assumer seul la charge économique de l’enfant s’éteint à partir du moment où l’allocataire se marie, se pacse ou vit en concubinage, que l’autre membre du couple soit le parent de l’enfant concerné ou non23. Il est vrai qu’en ce qui concerne le mariage, il est prévu une véritable solidarité financière des époux concernant les enfants, le Code civil évoquant une direction matérielle de la famille permettant d’assurer l’avenir des enfants24, une contribution aux charges du mariage obligatoire25 et une solidarité aux dettes ménagères comprenant l’entretien du ménage et l’éducation des enfants26. La référence aux enfants est générale : peu importe qu’il s’agisse des enfants communs du couple marital ou non. Pour ce qui est du pacs, des règles semblables sont reprises : aide matérielle et assistance réciproque et solidarité pour les dettes de la vie courante. S’il n’évoque pas explicitement les enfants, la portée de l’article 515-4 du Code civil est large et pourra sans difficultés s’appliquer à l’entretien des enfants. Concernant le concubinage, cette idée de partage est plus délicate : en effet, si l’enfant est le fruit de l’union des concubins, point de difficultés : rappelons l’article 371-2 du Code civil relatif à la contribution financière du parent qui n’a comme condition que l’établissement du lien de filiation. Mais si l’enfant est étranger juridiquement à l’autre membre du couple de concubins, quel fondement utiliser ? En matière de concubinage, le Code civil se contente d’une définition de cette union de fait sans créer une quelconque solidarité ou devoir contributif. Il semble pourtant que les règles régissant l’octroi des prestations sociales étudiées reconnaissent une contribution de fait : à partir du moment où le parent assumant seul la charge financière de son enfant se met en couple, est présumée une participation aux charges de la part du concubin. L’adage de Loysel « Qui fait l’enfant doit le nourrir » pouvant alors être remplacé par « Qui vit avec l’enfant doit le nourrir ». À la lecture de l’article L. 262-9 du Code de l’action sociale et des familles, cette idée de partage entre concubins est encore plus prégnante puisqu’il fait état d’une mise en commun des ressources et des charges dès lors que la vie de couple est permanente et notoire. Or, dans certaines situations, il peut être délicat d’apprécier le type de relation entretenue et surtout s’il implique une répartition des charges sur chacun des concubins. Comment alors apprécier si la condition d’isolement évoquée pour l’octroi de l’allocation de soutien familial est toujours remplie ? C’est sur un faisceau d’indices que vont se baser les agents de la caisse d’allocations familiales.
En l’espèce, il est apparu que la mère/allocataire vivait avec un homme présenté à l’origine comme étant son oncle. Elle a par la suite souscrit un prêt immobilier avec lui pour leur habitation principale, le présentant comme un ami. Tous les deux détenaient un compte joint sur lequel étaient prélevées des factures au nom de l’allocataire. L’allocataire avait également indiqué cet homme en tant qu’attributaire des prestations familiales perçues. Enfin, comble de l’histoire, l’homme avait reconnu la fille aînée de l’allocataire. Au vu de ces éléments, il n’est pas surprenant que les juges du fond, dans leur pouvoir souverain d’appréciation, retiennent une communauté de vie et d’intérêts entre les deux individus et valident l’indu réclamé par la caisse d’allocations familiales. Notons pour conclure qu’en cas de fraude ou de fausse déclaration, le délai de prescription est allongé, passant de deux à cinq ans27.
Notes de bas de pages
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1.
Cass. 2e civ., 5 oct. 2023, n° 20-21308.
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2.
CSS, art. L. 523-1 et s.
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3.
Sont concernés : le mineur, celui qui bénéficie uniquement de certains minimas sociaux comme le revenu de solidarité active ou de l’allocation pour adulte handicapé comme ressources, celui qui est incarcéré, celui qui a été considéré comme en état d’impécuniosité par le juge aux affaires familiales…
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4.
La liste des actes et accords concernés se trouve à l’article L. 523-1 du Code de la sécurité sociale. Néanmoins, dans cette hypothèse, la prestation n’est versée que pendant une période de quatre mois ; au-delà il faudra démontrer soit que le parent est hors d’état de contribuer, soit que le parent assumant la charge de l’enfant a saisi le juge aux affaires familiales pour faire fixer la pension alimentaire.
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5.
Soit 187,24 €/mois et par enfant, depuis le 1er avril 2023.
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6.
L. n° 70-1218, 23 déc. 1970, instituant une allocation en faveur des orphelins et de certains enfants à la charge d’un parent isolé : JO, 25 déc. 1970.
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7.
D. n° 71-504, 29 juin 1971, portant application de L. n° 70-1218, 23 déc. 1970 : JO, 30 juin 1971.
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8.
L. n° 76-617, 9 juill. 1976, portant diverses mesures de protection sociale de la famille : JO, 10 juill. 1976.
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9.
CSS, art. L. 524-1 anc. et s.
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10.
C. Helfer, « La création de l’allocation de parent isolé. Entretien avec Bertrand Fragonard », Informations sociales 2010/1, p. 134.
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11.
L. n° 84-1171, 22 déc. 1984, relative à l’intervention des organismes débiteurs des prestations familiales pour le recouvrement des créances alimentaires impayées : JO, 27 déc. 1984.
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12.
L. n° 2008-1249, 1er déc. 2008, généralisant le revenu de solidarité active et réformant les politiques d’insertion : JO, 3 déc. 2008.
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13.
CASF, art. L. 262-9.
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14.
Source : https://www.insee.fr/fr/statistiques/5422681.
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15.
Si la France n’a permis aux femmes célibataires d’avoir accès à l’assistance médicale à la procréation que très récemment (L. n° 2021-1017, 2 août 2021, relative à la bioéthique : JO, 3 août 2021 ; v. A. Niemiec, « Droits de l’enfant : chronique d’actualité législative et jurisprudentielle n° 20 », Actu-Juridique.fr 23 déc. 2022, n° AJU004e5), certaines se tournaient déjà vers des états voisins (Belgique, Espagne).
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16.
Lors des émeutes intervenues à la suite de la mort de Nahel, il s’est avéré que 60 % des mineurs interpellés étaient élevés dans des familles monoparentales (La Croix, 7 avr. 2023).
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17.
CSS, art. L. 531-1 et s.
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18.
CSS, art. L. 541-1 et s.
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19.
CASF, art. L. 245-1 et s.
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20.
CSS, art. L. 842-1 et s.
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21.
CSS, art. L. 531-4.
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22.
Délib. n° 2022-57, 23 nov. 2022, Aide à la garde d’enfants pour parents isolés (AGEPI) : Bulletin officiel de Pôle emploi n° 2022-79, 30 nov. 2022. Certains départements accordent également des aides financières supplémentaires aux allocataires du revenu de solidarité active reprenant une activité professionnelle.
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23.
CSS, art. L. 523-2.
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24.
C. civ., art. 213.
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25.
C. civ., art. 214.
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26.
C. civ., art. 220.
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27.
CSS, art. L. 553-1.
Référence : AJU012a3