Roselyne Rollier : « Pour accompagner les femmes, nous avons opté pour une approche juridique »
Dans l’une des rues piétonnes du centre-ville de Montreuil (93), une enseigne colorée, ornée de tracts et de portraits de femmes, attire inévitablement l’œil. Cette façade est celle de la Maison des femmes, fondée en 2000 par la militante féministe, Thérèse Clerc. On pousse la porte. L’intérieur des lieux est tout aussi engageant, avec ses gros fauteuils, son piano, ses revues en accès libre. Roselyne Rollier, l’actuelle présidente, a le tutoiement immédiat et le rire chaleureux. Elle vous adopte aussitôt, vous appelle « camarade » et revient sans se faire prier sur l’histoire de ce haut lieu de défense des droits des femmes, aujourd’hui spécialisé dans l’accueil des victimes de violences conjugales.
LPA : Pouvez-vous nous présenter la Maison des Femmes ?
Roselyne Rollier : On fête cette année les 20 ans d’ouverture. Thérèse Clerc, la fondatrice a beaucoup marqué ce lieu de son utopie, de sa radicalité féministe, de son enthousiasme sympathique. Pendant les huit premières années, cela a été un lieu pour les femmes, avec les femmes, par les femmes. On y arrivait avec tout ce qu’on voulait, tout ce qu’on imaginait, tout ce qu’on pouvait mutualiser. On y partageait nos connaissances sur le féminisme de l’époque : des chercheuses venaient présenter une fois par mois leurs travaux sur les sociétés patriarcales, la place des femmes dans l’Antiquité, etc. La Maison des femmes dispensait ainsi une éducation populaire féministe avec les ressources locales. Il y avait des chansons, des expositions, du théâtre, de la gymnastique douce, des cours d’informatique, des cours de français et d’alphabétisation. L’accueil était convivial et bienveillant. La disposition de la salle, sous forme de petit cabaret avec des tables de bistrot, changeait au gré des activités. On poussait souvent les tables et les chaises. Peu à peu, ce lieu de partage a pris une autre dimension : des femmes, voyant le mot « maison », venaient et nous interpellaient sur les violences qu’elles subissaient. Au début, on les accueillait avec les moyens du bord, avec une boîte de mouchoirs et une tasse de thé. On les faisait parler, on les accompagnait au commissariat. On les réconfortait et on commençait avec elles un travail de « déconstruction patriarcale », en leur disant qu’elles n’étaient pas responsables de ce qu’elles vivaient, que les violences qu’elles subissaient étaient imputables aux hommes, qu’il s’agisse de leurs maris, de leurs ex, de leurs patrons ou des hommes de la rue. Devant l’ampleur des témoignages, on a commencé à créer des outils techniques.
LPA : Vous avez fait partie des premières à prendre à bras-le-corps ce fléau des violences conjugales…
R.R. : On s’est dit qu’on allait faire comme Thérèse Clerc quand elle a milité pour l’IVG. Entourée d’une petite équipe de médecins, elle faisait des avortements clandestins sur la table de son salon. La gestion de ces avortements était collective. Les femmes venaient et se mettaient d’accord entre elles pour définir laquelle était prioritaire, en fonction de leur cycle. Ils avaient bricolé un moteur à aspirer avec une pompe et un moteur de Solex. Ils opéraient avec les moyens du bord, mais c’était tout de même beaucoup moins dangereux que les aiguilles à tricoter. Il faut se souvenir que cela se passait ainsi avant la loi Veil. On l’a obtenue parce qu’il y avait beaucoup de mortalité et que c’était un sujet de santé publique. Pour les violences conjugales, on s’est dit qu’il fallait faire pareil. Que ces affaires, considérées comme privées, devaient être publiques. Car c’est un problème de droit. C’est théoriquement interdit de violenter sa compagne. Or en toute impunité, les hommes pouvaient taper, violer, sans qu’il ne se passe rien. Il y a une dizaine d’années, aucune condamnation pour viol conjugal n’était prononcée. Aujourd’hui, on arrive à en obtenir une petite dizaine par an. On a chez nous une femme qui a réussi à obtenir la condamnation de son mari à sept ans de prison pour viol conjugal après un procès aux assises.
LPA : Comment étaient considérées les victimes de ces violences il y a dix ans ?
R.R. : À Montreuil, on entendait le commissaire de la ville, lors de réunion avec des associations et des professionnels, dire : « On ne va quand même pas prendre une plainte pour la première petite claque ». C’était ça, le discours officiel. Quelques années auparavant, une étude débutée en Seine-Saint-Denis avait permis d’interroger plus de 5 000 femmes et jeunes filles quant à d’éventuelles violences. À l’époque, 20 % d’entre elles s’étaient dites victimes de violences. Aujourd’hui, c’est 100 %. Si on englobe les faits de harcèlement, les hommes qui se permettent des mains baladeuses dans les transports en commun, aucune n’y échappe.
LPA : Vous êtes donc devenu un lieu central de l’accompagnement des victimes de violences conjugales.
R.R. : Ce sujet nous a envahies, mais on l’a toujours analysé comme étant la partie visible de l’iceberg du patriarcat. Les violences que subissent les femmes sont liées au pouvoir que s’arrogent les hommes sur elles. Ils utilisent leurs corps comme outil de coercition pour les obliger à rentrer dans des cadres qui ne profitent qu’à eux. Cette lecture est au cœur de notre discours féministe, appuyé sur Simone de Beauvoir et d’autres grandes chercheuses, mais aussi nourri de notre expérience concrète.
LPA : Qu’avez-vous mis en place pour accompagner ces femmes ?
R.R. : Nous avons pris d’emblée une approche juridique. Nous avons fait venir des juristes qui accueillaient à plein temps ces femmes victimes de violences conjugales. Ce fut très éprouvant pour elles. Elles étaient aussi désespérées que les assistantes sociales qui n’ont pas de moyens. Toutes sont parties faire d’autres métiers, car nous sommes un lieu tremplin, que ce soit pour les bénévoles ou les salariées. Aujourd’hui, nous travaillons avec une petite dizaine de femmes, parmi lesquelles des avocates qui viennent bénévolement apporter leur savoir sur le système judiciaire et qui les orientent éventuellement vers une consœur pour les accompagner sur le long terme, à l’issue de la séance. Elles sont six à se relayer et viennent chacune une fois par semaine. On a parfois également des juristes, ou des stagiaires juristes ou avocates. Le droit est très prégnant. Nous avons une conseillère conjugale qui a fait une formation de victimologie à Saint-Denis. Elle est là pour dire : « Ce que vous vivez et ressentez est normal, lié à ce que vous avez subi ». Elle a un regard plus psychologique. Il y a également une spécialiste des droits sociaux, qui est en lien avec la CAF, les organismes gérant les droits sociaux et le logement. Nous avons aussi mis en route un atelier de remise en selle professionnelle. Nous avons tiré la sonnette d’alarme sur le fait que des femmes perdaient leur boulot à cause des violences qu’elles subissaient et ne pouvaient pas se remettre en selle sans avoir réglé cela. Cette approche pluridisciplinaire peut leur permettre de sortir de l’ornière.
LPA : Depuis peu, vous faites aussi des formations…
R.R. : Il y a un manque de connaissances des rouages de la justice. La première chose qu’on dit à une femme victime, c’est qu’elle doit avoir une avocate. C’est d’une violence terrible quand on ne sait pas à quoi cela sert, où peut-on la trouver, combien ça coûte ou comment s’assurer d’en trouver une qui soit efficace. Nous commençons donc cette année un cycle de formation dispensé par des avocats, sur le parcours juridique et judiciaire d’une femme victime de violences, entre le moment où elle alerte et le moment où un jugement est rendu. Nous avons également l’ambition de dispenser une formation aux équipes de la ville, avec la délégation du droit des femmes, le maire et les représentants du personnel.
LPA : La Maison des femmes est aussi un lieu de parole…
R.R. : Tour à tour, elles racontent leur histoire devant tout le monde. Elles le font en collectif, sur un pied d’égalité. Elles sont toutes à différents stades de leur histoire. Elles peuvent mutualiser leurs connaissances et stratégies.
LPA : Quel est l’intérêt pour les avocates ?
R.R. : En plus de la satisfaction d’œuvrer pour une juste cause, c’est, pour ces professionnelles bénévoles, l’occasion de comprendre vraiment ce qu’est une femme victime de violence. Les avocates, qui ensuite recevront dans leur cabinet des femmes demandant le divorce ou une ordonnance de protection, connaîtront la réalité que recouvrent certains mots. Ces professionnelles qui viennent bénévolement nous disent qu’elles gagnent un temps fou car elles acquièrent les bons outils. Nous, les militantes, aidons parfois à recadrer la relation avec l’avocate, dont certaines femmes attendent parfois qu’elles jouent, en plus de leur rôle, celui de la maman, de la psy, de la copine qui doit répondre à n’importe quel moment. On a alors un rôle d’interface que les avocates apprécient beaucoup.
LPA : Les hommes ont-ils une place à la Maison des femmes ?
R.R. : Il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas d’hommes dans la boucle ! On a des alliés intéressants : un médecin, ancien chef du service IVG à l’hôpital de Port Royal, des militants des années 70 qui ont opté pour la stérilisation masculine afin de donner du confort à leur compagne, des jeunes hommes qui veulent avoir de bonnes relations dans leur couple et avec les femmes quil les entourent. On les voit d’ailleurs dans les manifestations, où il y a beaucoup de jeunes. On accueille également à la Maison des femmes de jeunes collégiens qui viennent préparer un exposé. Il n’y a pas de raison que le féminisme ne puisse pas séduire les hommes. Inversement, parmi les femmes, beaucoup n’ont pas encore fait le chemin de se dire qu’elles ont le droit d’être en colère et qu’elles doivent défendre leurs droits. Si toutes les femmes étaient féministes, on aurait gagné depuis longtemps !
LPA : Avez-vous d’autres activités que celles liées aux violences conjugales ?
R.R. : On accueille 350 femmes par an lors des permanences hebdomadaires. Parmi elles, il y en a à peu près 200 qui reviennent plusieurs fois. On accorde en plus de cela 900 entretiens individuels à des femmes qui se disent victimes de violences, et délivrons plus d’un millier de renseignements détaillés au téléphone. L’autre moitié de notre travail est du lobbying de lutte pour les droits de femmes, qui peut prendre la forme de réflexions, de débats, de manifestations. Et surtout on déconstruit pour les femmes et pour les professionnels, le fonctionnement patriarcal de notre société. On est toutes concernées par cette éducation qui pendant des milliers d’années a appris aux femmes à obéir aux hommes, qu’ils soient père, frère ou cousin.
LPA : Êtes-vous soutenues par les institutions ?
R.R. : Nous ne sommes pas assez reconnues par les pouvoirs décisionnaires. Les institutions nous voient comme une ressource pratique sur laquelle elles peuvent se décharger de leurs responsabilités. D’un autre côté, on continue à être perçues comme une bande d’impertinentes qui ruent dans les brancards. C’est ainsi que le commissariat de Montreuil parle de nous, on le sait par les retours des femmes. Nous n’accompagnons pas souvent les femmes au commissariat, elles y vont seules. En revanche, on prépare avec elles leur dépôt de plainte. Quand une femme est partie avec les bons mots et qu’elle n’a pas pu les dire, cela signifie qu’elle a été intimidée, ou que le policier ne lui a pas posé les bonnes questions. Il existe pourtant des grilles bien faites pour que ces mots sortent très facilement. Les femmes, contrairement à ce qu’on dit, répondent quand on leur pose les bonnes questions. Autre problème que nous voyons souvent : les femmes ne sont pas orientées vers l’unité médico-judiciaire qui leur permettrait d’avoir des jours d’incapacité temporaire de travail (ITT). Or ces jours sont un élément de taille pour obtenir une ordonnance de protection. Il nous arrive de contacter le commissariat pour leur demander expressément de faire la requête permettant aux femmes d’avoir accès à ces services. On note également que des policiers continuent de prendre des mains courantes au lieu des plaintes, ce qui est contraire à la loi ou qu’ils se contentent d’un « signalement », qui n’arrivera jamais au procureur et dont la victime n’aura pas de trace.
LPA : À leur décharge, certains policiers disent manquer de formation…
R.R. : Peut-être, mais il y a des grilles pour les aider à auditionner les femmes victimes de violences. Pendant longtemps, ce n’était pas le cas. Mais les associations ont beaucoup bossé pour établir une liste de 40 questions. Celui qui n’a jamais vu une femme victime de violences n’a qu’à suivre la grille et le dépôt de plainte se passera bien.
LPA : Avez-vous néanmoins l’impression que les femmes parviennent à se faire entendre davantage ?
R.R. : On avance, mais pas aussi vite que la communication qui assure aux femmes qu’elles ont droit à la justice. Les femmes entendent cela, elles appellent le 39 19. Mais qui est au bout du fil pour leur répondre ? 30 personnes seulement, c’est-à-dire même pas une par département. Ces interlocuteurs, quand elles parviennent à les joindre, les orientent vers les associations locales comme la nôtre… Nous manquons de moyens à tous les niveaux. Les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) qui logent les femmes, sont engorgés. Il y en a un seul pour le département de Seine-Saint-Denis : c’est bien en deçà des besoins. Une association de 4 personnes, SOS victimes, monte les dossiers à présenter pour l’attribution du téléphone grand danger. Là encore, c’est bien trop peu pour un département comme celui de la Seine-Saint-Denis. Il y a la Maison des femmes de Saint-Denis, qui a surtout une approche médicale. Il faudrait au moins deux établissements de ce type sur le département. Si on met la somme des structures en regard avec le million d’habitants de la Seine-Saint-Denis, on est très loin du compte.
LPA : Comment avez-vous vécu la période du confinement ?
R.R. : Là encore, les moyens se sont avérés très insuffisants. Le gouvernement avait annoncé 25 000 nuitées d’hôtel dédiées à l’accueil de femmes en danger chez elles. Si vous divisez ce chiffre par le nombre de départements et le nombre de jours de confinement, vous vous rendrez compte que seules cinq ou six femmes pouvaient être hébergées sur le département. Nous n’avons pas pu en faire bénéficier une seule femme ! Pourtant, nous avions des demandes tous les jours. Nous étions trois à répondre au téléphone, nous avions créé une ligne spéciale. Nous avons fait ce que nous pouvions : du soutien moral et psychologique, des propositions d’hébergement à l’arrache. Il y a heureusement eu beaucoup de solidarité. Des gens nous ont contactés pour nous dire qu’ils s’étaient confinés ailleurs et nous ont proposé leur appartement. On a mis des femmes à l’abri comme cela.
LPA : Quelles conséquences du confinement avez-vous observées sur la vie des femmes ?
R.R. : Les femmes ont été dans la précarité la plus totale : les petits boulots se sont arrêtés, les titres de séjours n’ont plus été délivrés, ce qui les a privées de l’accès aux aides de la CAF et du RSA. Certaines n’avaient plus rien à donner à manger à leurs enfants. Pendant neuf semaines, on a créé une cagnotte et on leur a distribué de l’argent pour qu’elles aillent faire leurs courses. On a travaillé avec deux associations qui ont fait de la récolte de légumes, d’habits et de produits de première nécessité. Ce sont des choses que l’on n’avait jamais faites !
LPA : Depuis quand portez-vous cet engagement féministe ?
R.R. : Je suis militante féministe depuis toujours, mais cela ne se disait pas tellement quand j’étais jeune. J’ai été enseignante, puis directrice d’école dans le quartier populaire des Morillons, excentré sur les hauteurs de Montreuil. Cela m’a amenée à beaucoup travailler avec les femmes. L’école était la seule institution qui fonctionnait. Les femmes s’y rencontraient. Je recueillais la parole des mères, j’écoutais leurs déboires professionnels, les violences auxquelles elles faisaient face, la précarité dans laquelle certaines vivaient. J’activais les réseaux que j’avais. Il m’arrivait de prendre les enfants à temps plein, y compris les tout-petits qui dormaient la journée, pour qu’elles puissent sortir de leur cité et aller chercher du boulot. Il y a une continuité évidente entre ma vie professionnelle et mon engagement à la Maison des femmes.