Au-delà du réel : la réforme de la procédure d’appel au prisme de la dialectique institutionnelle

Publié le 05/07/2017

Il y a quelques semaines, le décret du 6 mai 2017 (n° 2017-891) relatif aux exceptions d’incompétence et à l’appel en matière civile, modifiait, entre autres, les articles 541, 561 et 562 du Code de procédure civile, suivant l’esprit du rapport de l’Institut des hautes études sur la Justice de 2013 intitulé La prudence et l’autorité. L’office du juge au XXIsiècle1, rapport qui préconisait dans ses grandes lignes la réforme adoptée.

On peut y lire que « l’appel vise ce point d’équilibre où coïncident les intérêts des particuliers et l’intérêt général. Cet équilibre a été rompu au profit de la seule protection des droits individuels depuis l’avènement du nouveau Code de procédure civile, concomitamment au développement des droits fondamentaux (…). L’appel ne peut plus rejouer totalement la cause (…). Aussi faut-il abandonner l’appel général et l’effet dévolutif absolu en ne permettant qu’un appel limité à la question qui pousse l’appelant à faire réformer la décision »2.

Si la réforme ne sera applicable qu’à compter du 1er septembre 2017, on peut tout de même et déjà s’inquiéter de ces bouleversements.

Et si les considérations techniques relatives à ce texte sont nombreuses, et qu’il est évident que des techniciens procéduriers et des praticiens se chargeront et se chargent déjà de les commenter abondamment, le décret susvisé comporte une modification substantielle à la procédure d’appel, et à l’appel en lui-même, qu’il apparaît fondamental de mettre en lumière.

Henri Motulsky rappelait, dans l’analyse si fine qu’on lui connaît, que « tout ce qui compte, au regard de l’effet dévolutif de l’appel, c’est le fait que le même procès ait été débattu et jugé dans les deux instances, dont l’une est la supérieure de l’autre »3. On perçoit bien toute la sagesse qui se dégage de cette idée, à savoir la corrélation évidente et nécessaire qui existe entre la première et la seconde instance, le « même procès » étant débattu superlativement par deux instances, mais dans un rapport d’autorité.

Cela met en exergue la dichotomie essentielle qui réside entre les deux approches que l’on peut avoir de l’appel : l’appel hiérarchique, d’une part, et l’appel supplétif, d’autre part.

I – La défense de la réforme : l’appel hiérarchique

Avec cette nouvelle réforme, et notamment avec la nouvelle rédaction de l’article 542 du Code de procédure civile, l’appel devient critique du jugement de première instance. On se targue d’un retour à d’anciennes pratiques ; on disait même récemment, en Sorbonne, qu’un glissement ancien s’était opéré entre une jurisprudence de la cour d’appel d’Orléans en 1816 et une jurisprudence de la cour d’appel de Douai de 1840, faisant passer l’appel d’un « jugement d’un jugement » à un « jugement d’une affaire »4.

Ce serait donc un retour salvateur que de revenir à 1816. Comme quoi, on n’arrête pas le progrès. Surtout chez les conservateurs.

L’article 542 du Code de procédure civile dispose que « l’appel tend, par la critique du jugement rendu par une juridiction du premier degré, à sa réformation ou à son annulation par la cour d’appel ». Cela signifie bien que la Chancellerie considère que les pratiques actuelles des cours sont étrangères à tout esprit critique, que les cours d’appel agissent, pensent et tranchent comme des juridictions de première instance puisqu’elles ne produiraient – Dieu bénisse alors ce nouveau décret qui apporte l’esprit critique au sein des juridictions de seconde instance ! – aucune analyse des décisions antérieurement prises en première instance. Messieurs les magistrats des deux degrés, rappelez-vous 1730…

L’article 561 dispose que, en son second alinéa nouvellement créé : « Il est statué à nouveau en fait et en droit dans les conditions et limites déterminées aux livres premier et deuxième du présent code », et l’article 562 apporte un éclairage lumineux, pardonnez la redondance, sur la justification de cette réforme, puisqu’il est ainsi rédigé : « L’appel défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu’il critique expressément et de ceux qui en dépendent. La dévolution ne s’opère pour le tout que lorsque l’appel tend à l’annulation du jugement ou si l’objet du litige est indivisible ». On a donc supprimé le possible caractère « implicite » de la critique5, rendant obligatoire la critique du jugement de première instance ; et l’on a limité la dévolution, ce qui conduit à cristalliser les cours d’appel, leur donnant un rôle de contrôle hiérarchique des jugements de première instance.

Tout est dit : le politique souhaite restreindre l’effet dévolutif de l’appel. En d’autres termes, l’appel « hiérarchique », tel qu’il est envisagé dans le décret, permet d’écarter la possibilité que des faits soient jugés une nouvelle fois. On sait toutes les dérives qui ont découlé des régimes privés de juridictions de seconde instance.

La réduction de l’effet dévolutif ne fait plus des juges des cours d’appel des juges du fond, mais des juges d’une partie du fond, de surcroît dotés de prérogatives critiques sur le jugement initial. Des petits seigneurs dans des juridictions locales, en somme.

La justification de telles dispositions réside dans le fait que l’on a considéré, en haut lieu, dans des sphères bien avisées et bien recommandées, qu’il était nécessaire de redonner aux juges de première instance tout leur poids car, soi-disant, l’effet dévolutif de l’appel étant absolu, on n’accordait aucune légitimité aux juges de première instance et l’on faisait comme si les décisions de première instance n’existaient pas.

En réalité, le décret fait bien pire : il hiérarchise les compétences intellectuelles des magistrats et donne aux magistrats d’appel un authentique pouvoir politique.

II – La source de l’appel : l’appel supplétif

Le réalisme est primordial quand on évoque la procédure d’appel, car il s’agit d’une « procédure », tout d’abord, mais aussi parce qu’elle touche la fonction première de la justice, c’est-à-dire la régulation des rapports sociaux dans la restitution à chacun de ce qui lui est dû.

Il apparaît donc important, voire essentiel, de se référer aux éléments réalistes, réels, concrets de l’appel.

Au regard des chiffres du ministère de la Justice, on sait qu’environ 9,8 % des affaires civiles jugées en première instance donne lieu à une procédure d’appel6. Ce taux, particulièrement bas, révèle que plus de 90 % des justiciables accordent une importance, une valeur, volontaire dans un premier temps, puis contrainte quand l’autorité de la chose jugée s’applique, aux décisions de première instance.

À l’heure actuelle, les jugements de première instance sont donc tout à fait valorisés, contrairement à ce qu’une certaine doxa affirme dans un but de conférer aux juridictions d’appel un rôle politique, étatique, et non plus uniquement judiciaire et protecteur des libertés du justiciable.

La réflexion concernant la revalorisation des juges de première instance n’a donc aucun fondement, si ce n’est un fondement théorique, conceptuel ou spéculatif.

De surcroît, on constatera, dans le monde de la pratique – là encore malheureusement trop souvent éloigné du monde universitaire parfois plus vaporeux, et je tiens au terme « parfois » – qu’il y a des échanges constants entre les magistrats des cours d’appel et ceux des juridictions de première instance. L’appel n’est pas hermétique, comme une sorte de hiérarchie étroite et sourde, au premier ressort. On discute, on échange, on « dialogue ». Et c’est grâce à ce dialogue que l’appel prend toute sa dimension complémentaire, sa dimension supplétive.

Enfin, cela s’observe aussi à la lecture d’un grand nombre d’arrêts de cours d’appel : les magistrats des cours d’appel ont une réelle considération pour leurs congénères de première instance. Ils tiennent compte du premier jugement, des réflexions des premiers juges, du raisonnement de leurs confrères. Tout d’abord parce qu’il y a eu un authentique travail préalable, mais aussi, et peut-être avant tout, parce qu’ils ont été, eux aussi, juges de première instance.

Affirmer que la réforme de la procédure d’appel revalorise les juridictions du premier degré qui auraient été négligées, et ce à cause de l’effet dévolutif de l’appel, c’est nier le quotidien de ces juridictions et c’est minimiser l’importance du travail des juges de première instance tout en faisant des magistrats des cours d’appel des personnes suffisantes. Bref, c’est être au-delà du réel, pour reprendre le titre d’un feuilleton désuet.

Limiter l’effet dévolutif et considérer que les magistrats des cours d’appel ne vont devoir s’atteler qu’à la critique du jugement de première instance, car c’est vers là que la procédure d’appel semble se diriger, c’est mettre fin à la dialectique qui existait entre les juridictions des premier et second ressort, et c’est faire des cours d’appel des petites cours de cassation de province.

De surcroît, la limitation de l’effet dévolutif posera problème devant la Cour de cassation, et surtout devant la cour d’appel de renvoi. En imaginant que l’effet dévolutif ne porte que sur une partie du litige, partiellement cassé : quelle sera la marge de manœuvre de la cour d’appel de renvoi ? Sera-t-elle contrainte de ne trancher que sur une partie minorée du litige ? Dans ce cas, osons le dire de manière prospective, la Cour de cassation risque de devenir une institution bien éloignée des juridictions d’appel ; et les cours d’appel, jugeant alors uniquement le droit, ne seront plus des juridictions de second ressort. La dialectique judiciaire sera cassée. On aura éteint l’apport mutuel qui existait entre le premier et le second degré. On aura brisé la statue, celle de l’équilibre, celle d’une Thémis conversant avec les juges.

En cassant la dialectique, en mettant à mal l’éclairage qu’apportait ce nouveau jugement rendu par les cours, on brise l’enrichissement qu’en tiraient les magistrats des deux degrés, mais aussi les avocats et les justiciables qui étaient confrontés aux institutions juridictionnelles françaises.

De là à ce que le juge d’appel ne redevienne la simple « bouche de la loi », il n’y a qu’un pas. Nous sommes déjà en marche.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Garapon A., Perdriolle S. et Bernabé B., La prudence et l’autorité. L’office du juge au XXIe siècle, rapport de l’IHEJ, La Documentation française, 2013.
  • 2.
    Ibid., p. 136-146. V. aussi Gerbay N., « Vers une nouvelle conception de l’appel en matière civile », JCP G 2013, n° 29-34, p. 1420-1423.
  • 3.
    Motulsky H., « Nouvelles réflexions sur l’effet dévolutif de l’appel et l’évocation », JCP 1958, I 1423. V. aussi, du même auteur, « Les rapports entre l’effet dévolutif de l’appel et l’évocation dans la jurisprudence récente de la Cour suprême », JCP 1953, I 1095.
  • 4.
    CA Douai, 15 avr. 1840, p. 395 : Bioche C., Dictionnaire de procédure civile et commerciale, t. 1, Paris, 1856, Bureau du journal de procédure, p. 395.
  • 5.
    V. CPC, art. 562 anc.
  • 6.
    Les chiffres clés de la justice 2016, ministère de la Justice.
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