Convention judiciaire d’intérêt public : première coopération entre le PNF et le DOJ américain
Le président du tribunal de grande instance de Paris, Jean-Michel Hayat, a homologué le 4 juin dernier la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), conclue entre le parquet national financier (PNF) et la Société Générale, dans un dossier de corruption en Libye. C’est la première CJIP négociée en coopération avec le Department of Justice (DOJ) américain.
C’est une première en France : le parquet national financier (PNF) et le Department of Justice américain (DOJ) ont piloté conjointement une enquête relative à des faits de corruption internationale imputés à la Société Générale en Libye qui a abouti à une transaction globale avec la banque. Cette dernière était poursuivie pour avoir entre 2004 et 2009 versé quelque 90 millions de dollars de commissions à un intermédiaire via un compte en Suisse, à charge pour celui-ci de les reverser à des personnes-clés du régime dont un membre de la famille de Kadhafi, ce qui aurait permis à la banque de réaliser sur la période près de 4 milliards de dollars de transactions avec les institutions financières de ce pays. Les faits, qualifiés de corruption active d’agents publics étrangers, ont été révélés à l’occasion du procès intenté par le fonds souverain Libyan Investment Authority (LIA) à Londres contre la Société Générale en 2014. Le fonds libyen reproche à la banque française de lui avoir vendu de mauvais placements et l’accuse de corruption. Ce procès, qui intervient alors que le régime est en déroute, attire l’attention. Au bout de deux ans de procédure, la Société Générale présente ses excuses et accepte de transiger à hauteur de 963 millions de dollars avec LIA. Mais le DOJ américain n’entend pas en rester là. Il décide d’ouvrir une procédure contre la Société Générale début 2015 pour tenter de comprendre ce qui s’est passé à cette époque en Libye. Motif ? Certaines réunions ont eu lieu aux États-Unis et par ailleurs, les transactions étaient réalisées en dollars. Il n’en faut pas plus pour que les Américains estiment que les éléments de rattachement sont suffisants pour justifier l’application de leur loi et l’ouverture d’une enquête. Le parquet national financier s’est également saisi de l’affaire en novembre 2016. Les deux autorités de poursuite vont mener conjointement leurs investigations sur la base des documents produits dans le contentieux londoniens et aboutir à un accord tripartite au terme duquel la banque accepte de verser la somme de 500 millions d’euros pour solder les accusations portées à son encontre, étant précisé que le DOJ et le PNF percevront chacun la moitié du montant de l’amende.
Lors de l’audience d’homologation, qui s’est tenue dans le nouveau tribunal de grande instance de Paris, la banque était représentée par son directeur juridique et l’avocat Jean Veil. De son côté, le parquet national financier était venu en force : la procureure Éliane Houlette était accompagnée de deux procureurs de son parquet, le substitut Arnaud de Laguiche et le vice-procureur Éric Russo. Elle a salué à l’audience la disponibilité constante de l’Office de lutte contre la corruption qui a permis de boucler l’enquête en 18 mois, ce qui est très rapide. Éliane Houlette a également souligné le fait que la banque avait coopéré. « La vie des affaires doit concilier rapidité et efficacité. La CJIP répond à l’idée que la justice peut être lisible, rapide et exemplaire. Ce type de convention permet d’adresser un message fort et clair à la société », a-t-elle déclaré. Concernant la qualification des faits, Éric Russo a souligné la longue liste des éléments atypiques qui avait contribué à démontrer l’infraction : création d’une société ad hoc pour le paiement des commissions, immatriculation au Panama, expertise inexistante de l’intermédiaire en matière de produits financiers, signature des contrats d’introduction après l’obtention des marchés, absence de rapport, notes de frais, indication de temps passé, montant considérable des commissions… Quant aux calcul du montant de la transaction, il a rappelé que l’amende ne pouvait dépasser 30 % du chiffre d’affaires moyen sur trois ans de l’entreprise et qu’elle devait être proportionnée aux avantages retirés de l’infraction. Par ailleurs, à l’occasion de l’affaire HSBC qui a donné lieu à la première CJIP en octobre 2017 (voir infra l’encadré), le PNF a posé le principe selon lequel l’amende devait avoir un double objectif de restitution et de réparation. Raisonnement, a souligné Éric Russo, que le président Hayat avait entériné à l’époque en homologuant la convention et qui a été confirmé par la suite dans une circulaire de la Direction des affaires criminelles et des grâces du 31 janvier 2018. En l’espèce, le chiffre d’affaires moyen de Société Générale sur les 3 dernières année s’élève 24,96 milliards d’euros, ce qui fixe le plafond de l’amende à 30 % de ce chiffre, soit 7,49 milliards. Le profit, quant à lui, est évalué à 335 millions d’euros. Au final, et en tenant également compte de la gravité des faits, de la taille de l’entreprise mais aussi de la parfaite coopération de la banque, le DOJ et le PNF ont ajouté au profit illicite nécessitant d’être restitué une pénalité qui a abouti à la somme de 500 301 510 euros en tout. La transaction homologuée ce jour-là concernait la partie entre le PNF et Société Générale soit exactement la moitié de ce montant global : 250 150 755 millions. À cet engagement s’ajoute de la part de la banque celui de mettre en place les procédures internes destinées à prévenir ce type de comportement et l’engagement de financer à hauteur maximale de 3 millions d’euros le coût des investigations qui seront nécessaires aux pouvoirs publics pour s’assurer de la conformité de ces systèmes internes à ses engagements. À l’audience, le représentant de la Société Générale interrogé par le président sur les termes de l’accord n’a fait que réitérer ceux-ci en confirmant qu’ils n’appelaient aucune observation de sa part. D’une manière générale, non seulement il n’y avait aucune tension entre le parquet et la défense, mais au contraire, les deux parties semblaient parfaitement satisfaites de leur accord, échangeant même politesses et plaisanteries durant l’audience.
Lors de son audition au Sénat, le 11 mars 2015, dans le cadre d’une mission d’information sur le droit des entreprises, le magistrat Antoine Garapon qui a contribué à alerter sur le développement de ces transactions aux États-Unis dans le livre : « Deals de justice » (PUF 2013), avait souligné que la France avait tout intérêt à se doter d’une procédure similaire. « Les affaires BNP Paribas et Alstom nous obligent à un revirement stratégique. La France avait implicitement choisi une justice faible, n’intervenant pas sur les questions de corruption, de sorte que les poursuites auxquelles nous avons renoncé sont désormais conduites par la justice américaine, et que les amendes infligées par elle alimentent le Trésor des États-Unis. Nos institutions sont, à juste titre hélas, décriées à l’étranger : notre justice fait aussi peu contre la corruption. Or c’est essentiellement par le Département de la justice américain, les autorités anglaises, allemandes et italiennes que nous serons jugés ». C’est ainsi que la loi dite Sapin 2 du 9 décembre 2016 a créé la « Convention judiciaire d’intérêt public ». La conclusion de cette CJIP avec la Société Générale au terme d’une coopération étroite entre les Américains et les Français montre que si la convention ne se substitue pas encore aux procédures américaines, elle est suffisamment crédible pour que le DOJ américain consente à coopérer.