La dématérialisation de la procédure face à la proximité judiciaire
La justice française s’est longtemps réclamé de la proximité judiciaire. Si les modes alternatifs de règlement des conflits (MARC) semblent renouer quelque peu avec cet esprit initial, la dématérialisation, posée par loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, aboutit à s’en éloigner considérablement.
La proximité a longtemps habité l’esprit judiciaire français. Ce terme sans nuance recouvre plusieurs dimensions : symbolique, sociale, économique, géographique et temporelle1. Il appelle, sans nul doute, la justice à être proche des justiciables2. Cette petite phrase aurait pu s’adresser à l’ancien droit tout entier ; l’Histoire laisse en effet deviner l’existence d’instances locales chargées de réguler socialement les différends du quotidien. Chacune de ses périodes, du Moyen Âge3 aux XVIIIe-XIXe siècles4 en dévoilent des exemples. De ces formes variées, le juge de paix, institué en 1790, est le plus connu5. Mais ce mode de fonctionnement a perdu de son efficience au début du XXe siècle, la proximité n’était plus la priorité6 ; c’était déjà devenu le temps des revendications de l’égal traitement des litiges et de l’exigence des compétences juridiques des juges de paix. On supprima donc leur statut en 19587. Toutefois, la profusion du contentieux, survenue depuis lors, a encouragé les praticiens du XXe siècle à vouloir faire revivre ce juge défunt8. Les justiciables, eux, n’ont pas manqué de trouver un peu sévère « l’anonymat oppressant du quotidien9 » auquel le manque de communication dans la sphère judiciaire les contraignait. Ce fut tout, mais c’en était assez pour inaugurer de nouveau la figure ancienne et exemplaire de l’institution de proximité. Des juges éponymes furent alors intégrés au système judiciaire10. À ce besoin de proximité11 répondait ainsi le souci du travail social de la justice12. Le projet, évidemment, était séduisant. Nul magistrat n’avait rendu comme lui une justice aussi peu répressive. On a, d’ailleurs, rapidement pensé abandonner le raisonnement binaire (avoir raison ou tort) pour dépasser les conflits13. Mais cet idéal organisationnel14 a avoué un bilan pessimiste15 ; la notion de justice de proximité fut sacrifiée sur « l’autel économique et budgétaire16 », pire encore, les estimations politiques l’auraient rendue parfois illégitime17. Sa suppression atteste de la nécessité d’y apporter des améliorations techniques.
Désormais, c’est à travers les MARC que cette ambition se prolonge18. C’est un phénomène remarquable de notre temps qui mérite une attention particulière. La justice douce, en opposition à la violence du jugement : voilà où semble être la mise en œuvre actuelle de l’esprit de proximité19. Le siècle qui vient sourit au conciliateur ; présent dans tous les cantons, au plus près des justiciables, il est désormais le seul représentant officiel de la justice de proximité20, si bien que la doctrine prône l’idée de la création d’un juge conciliateur pour remplacer le juge de proximité21. Il est vrai, disons-le, que les conciliateurs sont déjà présents dans les maisons de justice et de droit (MJD)22. Instituées officiellement en 199823 et placées sous le contrôle du TGI, elles disposent d’une triple mission : assurer une présence judiciaire de proximité, concourir à la prévention de la délinquance, à l’aide aux victimes et à l’accès au droit, et développer des mesures alternatives de traitement pénal24. Ainsi la justice française, commençait-elle, il y a 15 ans, à se doter d’une volonté de proximité à l’art de bien répartir géographiquement ses institutions. Cette politique pénale, souvent guidée par les maires25, fut un succès auprès des justiciables26.
Mais si les MARC semblent renouer avec la proximité judiciaire, d’autres avancées invitent à penser que l’on s’en éloigne considérablement. La loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice se veut être une loi de modernisation de l’organisation judiciaire. L’objectif de ce texte est l’institution d’une justice simple, efficace, moderne et proche des justiciables. L’article 26 de la loi prévoit de rendre possible une procédure entièrement écrite et sans audience, quel que soit le litige porté devant le TGI, dès lors que les parties sont d’accord ou sur décision du juge27. L’article prévoit également la possibilité d’une procédure entièrement dématérialisée et sans audience pour les demandes formées devant le TGI en paiement d’une somme n’excédant pas un montant défini par décret28. Dans l’un et l’autre de ces cas, le tribunal peut décider de tenir une audience si les preuves écrites ne permettent pas de rendre une décision ou si une partie en fait la demande. Par ailleurs, l’article prévoit la possibilité d’une procédure entièrement dématérialisée pour le traitement des demandes d’injonction de payer29. Cet article permet naturellement la réduction des délais de jugement par des échanges d’actes de manière dématérialisée et la suppression d’audience. Il s’agit ici des cas où l’audience n’est pas jugée nécessaire pour une bonne administration de la justice.
Plusieurs problèmes se posent néanmoins :
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les processus informatiques mis en place par les services de l’État pour la mise en œuvre pratique de cette dématérialisation ne fonctionnent pas toujours bien ;
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les justiciables rencontrent parfois des difficultés pour utiliser les services dématérialisés ;
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l’absence de contact humain avec le juge30.
Si cette modernisation permet d’économiser les moyens de l’État en recentrant l’appareil juridictionnel sur certaines missions, elle ouvre la porte à une justice profondément déshumanisée.
Notes de bas de pages
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1.
Wyvekens A., « Justice de proximité et proximité de la justice. Les maisons de justice et du droit », Droit et Société 1996, n° 33, p. 363.
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2.
Beauchard J., « La justice judiciaire de proximité », Revue générale de droit processuel 1995, n° 2, p. 35.
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3.
Métairie G., La justice de proximité, une approche historique, 2004, PUF, p. 7 ; Hilaire J., « Vers une justice de proximité ? », in AFHJ (dir.), Journées régionales d’histoire de la justice tenues à Poitiers les 13, 14 et 15 novembre 1997, 2000, PUF, p. 10.
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4.
Pour les XVIIe-XVIIIe siècles : « Les justices seigneuriales ont une réputation très mauvaise et souvent imméritée. La vision que nous en avons se trouve aggravée par l’intimité de cette justice avec la seigneurie, dont personne ne saurait prendre la défense. Économiquement et socialement, on n’a jamais trouvé aucun avantage général à la seigneurie. Et pourtant, s’il y avait quelque chose d’utile dans le système seigneurial aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’était sa justice » ; Follain A., « De la justice seigneuriale à la justice de paix », in Petit J.-G. (dir.), Une justice de proximité, la justice de paix (1790-1958), 2003, PUF, p. 19.
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5.
Pour le XIXe siècle : « Que le magistrat cantonal soit un petit notable, ayant une certaine expérience des relations humaines dans une région dont il était le plus souvent issu, apportait suffisamment de “distance” et donnait assez d’autorité aux décisions qu’il prenait. Par cette capacité à faciliter la résolution des conflits dans la société rurale du milieu du XIXe siècle, le juge de paix a exercé une véritable fonction de régulation sociale de proximité », v. Farcy J.-C. et Petit J.-G., « Conclusion. Justice de paix et justice de proximité », in Petit J.-G. (dir.), Une justice de proximité, la justice de paix (1790-1958), 2003, PUF, p. 32.
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6.
Métairie G., Le monde des juges de paix de Paris, 1994, Loysel, et, pour une approche plus pragmatique, on consultera avec profit un essai prosopographique autour de 211 juges de paix parisiens, qui, de manière hétérogène, nous donne des typologies sociales ; Métairie G., Des juges de proximité : les juges de paix. Biographies parisiennes (1790-1838), 2002, L’Harmattan ; v. aussi Ehondo Messina B., Le juge de paix : agent de réalisation d’un idéal révolutionnaire : dix ans de justice de paix au quotidien (1790-1800) : étude des cantons de Clermont-Ferrand, Thiers, Augerolles (département du Puy-de-Dôme), thèse, 2014, Clermont-Ferrand.
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7.
Farcy J.-C., « Justice paysanne et État en France au XIXe siècle », in Rousseau X. et Lévy R. (dir.), Le pénal dans tous ses États. Justice, États et sociétés en Europe, 1997, Facultés universitaires Saint-Louis, p. 191 ; Rouet G., Justice et justiciables aux XIXe et XXe siècles, 1999, Belin ; Chauvaud F., « Carte judiciaire et justice de proximité (1790-1914) », Histoire de la Justice 1995-1996, n° 8-9, p. 49.
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8.
Pélicand A., « Das Recht. Ein Territorium staatlicher Hoheit ? Die Einführung “bürgernaher” Richter dans Frankreich », Zeitschrift für Rechtssoziologie 2006, n° 27, p. 263 : pour l’auteur, l’affaiblissement des modes infra-judiciaires de régulation sociale, auquel le juge de paix se rattache, a engendré un contentieux de masse provenant de la sphère sociale, engendrant par-là la fusion des deux types de contentieux.
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9.
Serverin É., « La proximité comme paradigme de constitution des territoires de justice », in Bellet M., Kirat T. et Largeron C. (dir.), Approche multiforme de la proximité, 1998, Hermès, p. 15.
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10.
Perrot R., « Justice de proximité : conciliation et médiation », Procédures 1995.
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11.
L. n° 2002-1138, 9 sept. 2020, d’orientation et de programmation pour la justice. La juridiction de proximité a la particularité d’être composée de juges non professionnels nommés pour une durée de 7 ans, non renouvelables.
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12.
En vérité, c’est une demande essentiellement rurale, v. Wyvekens A., L’insertion locale de la justice pénale. Aux origines de la justice de proximité, 1997, L’Harmattan.
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13.
Commaille J., « La déstabilisation des territoires de justice », Droit et Société 1999, n° 42, p. 239 ; Commaille J., Territoires de justice. Une sociologie de la carte judiciaire, 2000, PUF, p. 245 ; Farcy J.-C., L’histoire de la justice française de la Révolution à nos jours, 2001, PUF, p. 20.
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14.
Perrin M.-D., « Conciliation-Médiation », LPA 26 août 2002, p. 4.
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15.
Pélicand A., « Les juges de proximité en France, une réforme politique ? Mobilisations et usages de la notion de proximité dans l’espace judiciaire », Droit et Société 2007, n° 66, p. 275.
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16.
V. l’étude détaillée de Lebreton M.-C., « La justice de proximité : un premier bilan », D. 2004, p. 2808.
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17.
Véricel M., « Pour une véritable justice de proximité en matière civile », JCP G 2003, doct. 114.
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18.
Hughes E., « Les institutions bâtardes », in Chapoulie J.-M. (dir.), Le regard sociologique. Essais choisis, 1996, Éditions EHESS, p. 155.
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19.
V. Camous É., « Les modes alternatifs de règlement des conflits constituent-ils une justice de proximité », Gaz. Pal. 30 oct. 2003, n° F1839, p. 5.
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20.
Truche P., « Nouveaux enjeux pour la justice, violente justice / justice non-violente », Cahiers Français 1991, n° 251, p. 111 ; sur les qualités requises d’un magistrat chargé du monopole de la violence légale, v. Truche P., Juger, être jugé. Le magistrat face aux autres et à lui-même, 2001, Fayard.
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21.
Mollard-Courtau C., « Conciliateur de justice et conciliation, les piliers d’une justice de proximité citoyenne du 21e siècle », Gaz. Pal. 26 avr. 2014, n° 177d3, p. 13.
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22.
Mollard-Courtau C., « Réflexions sur une refonte du statut des conciliateurs de justice (ou les tribulations d’un conciliateur…) », D. 2011, p. 1913 : « La fusion de conciliateur et de juge de proximité permettrait de gagner en efficacité dans le règlement des litiges de la vie quotidienne en privilégiant la phase de conciliation par l’écoute des parties, l’explication du cadre juridique du litige et, en cas d’échec, en donnant à la même institution, le juge conciliateur, le pouvoir de trancher le litige par application des règles de droit ».
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23.
Lebreton S., « Le volet social de la réforme de la justice : la loi n° 98-1163 du 18 décembre 1998, relative à l’accès au droit et à la résolution amiable des conflits », RDSS 1999, p. 664 ; Le terme est évocateur ; la maison, plus hospitalière que l’hôtel de ville, plus proche du citoyen que le palais de justice, est destinée à « améliorer la proximité des services publics sur le territoire en milieu urbain et rural », v. Molfessis N., « La sécurité juridique et l’accès aux règles de droit », RTD civ. 2000, p. 662.
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24.
Elles ont émergé dès 1990 dans le Val-d’Oise à Cergy-Pontoise, Sarcelles, Villiers-le-Bel, puis Argenteuil.
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25.
Le processus avait été présenté avec clarté par Peyrat D., « La loi du 18 décembre 1998 (Gaz. Pal., Bull. lég. 1999, p. 112) et le décret du 29 octobre 2001 (Gaz. Pal., Bull. lég. 2001, p. 56) », Gaz. Pal. 5 mars 2002, n° C7354, p. 3.
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26.
Wyvekens A., « Entre médiation et justice pénale, l’activité judiciaire des maisons de justice du Rhône », Archives de politique criminelle 1997, n° 19, p. 67 ; Camous É., « La place du maire dans la politique pénale », AJCT 2010, p. 144 et Bordier D., « Le maire officier de police judiciaire », AJDA 2012, p. 189.
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27.
Soulignons ici que 10 à 15 % de la population desservie effectue une démarche annuelle dans une MJD. Dalle H., « Le juge et la justice de proximité », Gaz. Pal. 30 oct. 2003, n° F2226, p. 31 ; ces consultations juridiques sont gratuites et répondent au souci d’intérêt général de l’accès au droit ; Graveleau P., « Organisation de consultations juridiques dans les maisons de justice et du droit », Gaz. Pal. 31 janv. 2013, n° 115n2, p. 1 et Cario R., « Les droits des victimes : état des lieux », AJ pénal 2004, p. 425.
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28.
Attirons rapidement l’attention du lecteur sur un débat actuel ; les MJD, par leurs consultations gratuites, pourraient faire de l’ombre aux avocats, mais leur motif d’intérêt général prime cette difficulté. Koenig A., « Les consultations juridiques gratuites ne sont pas des pratiques anticoncurrentielles prohibées », AJDA 2013, p. 831.
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29.
Précisions également une dérive très récente au principe de proximité. L’erreur consiste à remplacer le personnel des MJD (greffiers et agent d’accueil) par des bornes interactives censées renseigner les justiciables à distance. Ce dispositif est jugé inadapté aux besoins et pourrait baisser la qualité de l’accès au droit. Maestracci N., « Le non-recours : un enjeu qui doit obliger les acteurs à changer leurs pratiques », RDSS 2012, p. 630.
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30.
COJ, art. L. 212-5-1 : le tribunal peut décider de tenir une audience s’il estime qu’il n’est pas possible de rendre une décision au regard des preuves écrites ou si l’une des parties en fait la demande.
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31.
COJ, art. L. 212-5-2.
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32.
Véricel M., « La disparition de la justice de proximité », D. 2019, p. 1772.
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33.
Véricel M., « La disparition de la justice de proximité », D. 2019, p. 1772.
Référence : AJU000d1