Des évolutions nécessaires en matière de dommage corporel : à propos du projet de réforme de la responsabilité civile

Publié le 06/02/2018

Concernant le dommage corporel, le projet de réforme de la responsabilité civile fait le choix de la responsabilité extracontractuelle qui, dans le cadre d’un régime profondément remanié, doit permettre une réelle amélioration du sort des victimes. Il s’agit là d’évolutions tout à fait nécessaires pour la réparation de ce dommage particulier et qui méritent, à l’avenir, d’être confortées.

Le projet de réforme de la responsabilité civile a été dévoilé le 13 mars 2017 par le ministère de la Justice1. Le texte porte l’espoir d’une (re)codification2. En effet, en la matière, le Code civil n’a pas évolué ; les quelques articles qui y sont consacrés sont pour la plupart restés inchangés depuis 1804. Parallèlement, l’œuvre de la jurisprudence a été considérable et souvent innovante, si bien qu’il semble désormais nécessaire de redéfinir les principes essentiels du droit de la responsabilité civile. Dans le sillage de la réforme du droit des contrats3, il s’agit d’adapter le droit des obligations aux exigences de son temps et de son environnement juridique.

Le droit de la responsabilité civile doit être en mesure de faire face aux défis actuels et à venir. La réforme annoncée implique d’importants changements qui prennent la forme d’une recodification à droit constant, tenant compte des nombreux acquis jurisprudentiels tout en les rendant plus clairs et accessibles4. Or, parmi les évolutions portées par le projet de réforme du droit de la responsabilité, le dommage corporel est particulièrement concerné. Historiquement5, ce type de dommage a toujours fait l’objet d’un traitement singulier. Tandis que le Code civil ne consacrait pas de hiérarchie entre les préjudices, la pratique des tribunaux consistait à favoriser l’indemnisation de ces dommages particuliers6. À rebours des grands principes du droit de la responsabilité, un droit du dommage corporel favorable aux victimes s’est progressivement constitué7. Aujourd’hui, plus que jamais, le dommage corporel doit faire l’objet d’un traitement privilégié, il est nécessaire de mieux protéger les victimes qui sont affectées dans leur chair et dans leur être. Le dommage corporel constitue donc un axe majeur de la réforme envisagée et des avant-projets qui l’ont précédé : l’intégrité de la personne doit être placée au centre des intérêts protégés8. À cet égard, le projet de réforme de la responsabilité consacre d’importantes évolutions dont il faut interroger la pertinence au regard des ambitions affichées. La recodification proposée dans le projet de réforme de la responsabilité opère-t-elle effectivement une modernisation des règles relatives à la réparation du dommage corporel ? Est-elle par ailleurs conforme à l’objectif de protection des victimes de dommages corporels ?

À cet égard, le texte prévoit d’abord que les préjudices résultant d’un dommage corporel sont réparés sur le fondement des règles de la responsabilité extracontractuelle alors même qu’ils seraient causés à l’occasion de l’exécution d’un contrat. Par ce biais, la réparation du dommage corporel est décontractualisée9. Par le passé, la volonté de permettre la réparation du dommage corporel avait conduit à mobiliser le contrat pour y insérer une obligation de sécurité. Cet artifice n’a cependant plus de raison dès lors que les règles de la responsabilité extracontractuelle, parallèlement remaniées, sont plus favorables aux victimes de dommages corporels. En effet, la singularité de ce type de dommage est enfin reconnue car le projet de réforme comporte un certain nombre de dispositions qui permettent d’affirmer la spécificité du dommage corporel. Il en est ainsi de la restriction des hypothèses d’exonération de responsabilité au cas de la faute lourde de la victime ou encore de la consécration d’une causalité collective. De cette manière, les victimes de dommages corporels vont effectivement et officiellement pouvoir bénéficier d’un traitement privilégié ce qui doit être approuvé, même s’il ne s’agit pas d’accorder un traitement parfaitement unifié aux victimes de dommages corporels. De ce point de vue, la dynamique portée par la réforme pourrait encore être accentuée.

Sous cette réserve, ce sont d’ores et déjà des évolutions tout à fait nécessaires qui sont consacrées dans le texte présenté le 13 mars 2017 et qui doivent être saluées. Elles allient le souci de moderniser le droit de la responsabilité en adaptant et clarifiant des règles qui sont à cette occasion codifiées, au souci de protéger les victimes de dommages corporels et de favoriser leur indemnisation. Il faut espérer qu’elles soient, à l’avenir, confortées, dans les suites qui seront données au projet de réforme de la responsabilité civile. En effet, la décontractualisation de la réparation du dommage corporel (I) doit permettre aux victimes de bénéficier de règles spécifiques et privilégiées, dans le cadre de la responsabilité extracontractuelle (II).

I – La décontractualisation de la réparation du dommage corporel

Le projet de réforme de la responsabilité civile opère tout d’abord une clarification très attendue des règles gouvernant la réparation du dommage corporel. C’en est fini de l’obligation de sécurité qui constituait jusqu’alors l’instrument privilégié pour la réparation de ce type de dommage particulier (A). Dès lors, ce sont les règles de la responsabilité extracontractuelle qui doivent prévaloir, ce qui marque un retour bienvenu à une certaine orthodoxie juridique. Toutefois, l’impératif d’indemnisation des victimes de dommages corporels n’est pas négligé car le texte maintien une possibilité, encadrée, de se prévaloir du contrat (B).

A – L’éviction de la responsabilité contractuelle pour la réparation du dommage corporel

L’instrumentalisation du contrat aux fins de réparation. On se souvient que, face à la multiplication des accidents du travail à la fin du XIXsiècle, plusieurs auteurs avaient proposé de reconnaître l’existence d’une obligation de sécurité au sein du contrat de louage de services, par laquelle le patron s’engageait implicitement à assurer la sécurité de l’ouvrier10. Le recours au contrat devait alors permettre de pallier les insuffisances de la responsabilité civile pour la réparation du dommage corporel. Si cette voie fut d’abord délaissée au profit d’une législation spéciale relative aux accidents du travail11, l’obligation de sécurité fut ensuite redécouverte au sein du contrat de travail12, mais aussi au sein du contrat de transport13 et de nombreux autres contrats.

L’article 1135 ancien du Code civil fondait cet accroissement du contenu obligationnel par le juge : « les conventions obligent non seulement à ce qui est exprimé, mais encore à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature »14. La disposition permettait le forçage du contrat, en y introduisant une obligation accessoire à l’obligation principale qui, par hypothèse, ne portait pas sur la sécurité des personnes15. De cette manière, l’obligation de sécurité est devenue la voie privilégiée pour la réparation du dommage corporel.

La désuétude du recours à l’obligation de sécurité. Cette instrumentalisation du contrat par le juge s’est toutefois heurtée dès son origine à ses détracteurs. En effet, bien qu’elle puisse se fonder sur l’obligation naturelle du respect de l’intégrité physique d’autrui16, l’obligation de sécurité interroge les fondamentaux du droit de la responsabilité civile17. Il en est ainsi en particulier du concept même de responsabilité contractuelle18 et de la critique, restée célèbre, du doyen Jean Carbonnier : « Ce que l’on appelle responsabilité contractuelle devrait être conçu comme quelque chose de très limité : l’obligation de procurer au créancier l’équivalent de l’intérêt (pécuniaire) qu’il attendait du contrat ; c’est artifice que de faire entrer là-dedans des bras cassés et des morts d’hommes ; les tragédies sont de la compétence des articles 1382 et suivants »19.

En outre, avec le temps, la construction prétorienne a perdu beaucoup de son intérêt. En effet, lors de sa création, l’obligation de sécurité permettait d’obtenir réparation selon les règles de la responsabilité contractuelle, là où la responsabilité extracontractuelle ne fournissait pas de solutions convenables aux victimes. Toutefois, l’évolution du droit de la responsabilité civile a conduit à la création, d’origine prétorienne et légale, de nombreux régimes d’indemnisation, de sorte que le recours au contrat ne semble plus justifié. Il en est ainsi en particulier du régime des accidents du travail évoqué plus haut, mais également du principe général de responsabilité du fait des choses20 ou encore de l’indemnisation des accidents de la circulation21.

De plus, ces régimes permettent aujourd’hui à la victime d’un dommage corporel d’obtenir plus facilement réparation que dans le cadre de la responsabilité contractuelle. Il s’agit en effet de responsabilités objectives, c’est-à-dire sans faute, tandis que l’obligation de sécurité est aujourd’hui le plus souvent de moyens22, ce qui correspond à un régime de responsabilité pour faute23, imposant à la victime d’établir que son cocontractant n’a pas utilisé tous les moyens à sa disposition pour préserver son intégrité physique. Ainsi, la Cour de cassation a récemment jugé qu’une association de danse folklorique était débitrice d’une obligation de sécurité de moyens à l’égard de son adhérent, victime d’un jet de bouteilles en verre lors d’une manifestation. La victime n’ayant pas pu démontrer la faute de l’association dans la production du dommage n’a, en conséquence, pas pu obtenir réparation sur ce fondement24.

Ainsi, l’intérêt de l’obligation de sécurité est étroitement lié à son intensité. Or, la qualification d’obligation de moyens, souvent retenue25, ne joue pas en faveur de la victime qui, par ailleurs, se trouve privée du droit d’agir sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle. Le principe de non-cumul et de non-option implique en effet, qu’en présence d’une obligation de sécurité, c’est sur le terrain contractuel que la responsabilité de l’auteur d’un dommage corporel sera recherchée, à l’exception de la mise en œuvre de lois spéciales. Or, si cela a longtemps constitué une faveur pour la victime, tel n’est plus le cas aujourd’hui.

Dans ces conditions, la ratio legis de l’obligation de sécurité est contrariée, car la victime d’un dommage corporel causé par un cocontractant en arrive à être moins bien traitée qu’un tiers qui bénéficie, quant à lui, de régimes d’indemnisation plus favorables26. Cela explique la clarification opérée dans le projet de réforme qui fait le choix de la responsabilité extracontractuelle.

B – Le choix de la responsabilité extracontractuelle pour la réparation du dommage corporel

Le juste retour au droit commun de la responsabilité. Le texte présenté par le ministère de la Justice fait le choix de la responsabilité extracontractuelle. Il ne s’agit pas ici d’une négation du concept de responsabilité contractuelle, lequel est d’ailleurs consacré à l’occasion de la réforme27. Le principe de non-cumul et de non-option n’est pas non plus remis en cause en tant que tel et demeure la règle28. Néanmoins, l’article 1233-1, alinéa 1er, du projet de réforme prévoit une exception à ce principe, qui est strictement limitée à la réparation du dommage corporel : « Les préjudices résultant d’un dommage corporel sont réparés sur les fondements des règles de la responsabilité extracontractuelle, alors même qu’ils seraient causés à l’occasion de l’exécution du contrat ».

Ce choix apparaît comme un choix de raison au regard de la mort annoncée de l’obligation de sécurité. Il faut s’en réjouir sur le plan de la théorie juridique car il n’est plus nécessaire d’avoir recours, par artifice au contrat, mais bien à la responsabilité extracontractuelle. Celle-ci constitue le droit commun de la responsabilité et il est donc tout à fait logique que les solutions propres à permettre aux victimes de dommages corporels d’être indemnisées soient conçues dans ce cadre.

La possibilité strictement encadrée de se prévaloir du contrat. La décontractualisation annoncée ne fait toutefois pas l’unanimité. Elle négligerait l’impératif d’indemnisation des victimes de dommages corporels en les empêchant de se prévaloir du contrat dans des hypothèses qui leur seraient plus favorables. Il s’agit là d’une critique qui, il est vrai, pouvait être faite dans la version du texte issue de l’avant-projet de réforme de la responsabilité civile29.

En effet, au-delà des considérations d’orthodoxie juridique qui ont inspiré le retour au droit commun de la responsabilité, c’est bien la situation concrète des victimes qui prime et qui doit servir d’étalon de mesure pour les dispositions qui sont amenées à s’appliquer à l’avenir. Or, certains auteurs ne cachaient pas leur scepticisme à l’égard de l’amélioration escomptée par le passage au droit commun de la responsabilité, du point de vue des victimes de dommages corporels. Pour cette raison, des propositions alternatives à la suppression de l’obligation de sécurité ont été formulées, en particulier la création d’un droit d’option en faveur de la responsabilité contractuelle.

Selon les partisans d’une décontractualisation limitée, la possibilité de se prévaloir d’une obligation de sécurité doit être maintenue30. Cet aménagement aurait l’avantage de préserver les hypothèses, même si elles sont désormais rares, où l’obligation de sécurité est de résultat. Tel est le cas par exemple, dans un arrêt récent, où une victime a pu obtenir réparation sur le fondement de l’obligation de sécurité, qualifiée de résultat, d’une société de saut à l’élastique, sans avoir à établir la faute de cette dernière dans la production d’une blessure à l’épaule qui a été diagnostiquée le lendemain31.

Ces arguments ont, semble-t-il, été entendus par le gouvernement, dont le projet de réforme n’exclut pas totalement que l’obligation de sécurité puisse, à l’avenir, être mobilisée. Ainsi, tandis que le principe de l’application des règles de la responsabilité extracontractuelle pour la réparation du dommage corporel est affirmé, il est immédiatement tempéré par la faculté laissée à la victime de mobiliser des règles plus favorables.

Toutefois, cette possibilité est strictement bornée et préserve véritablement l’application du droit commun de la responsabilité pour la réparation du dommage corporel. Ainsi, l’option laissée au 2e alinéa de l’article 1233-1 du projet de réforme, en faveur de la responsabilité contractuelle, est rigoureusement limitée aux stipulations expresses du contrat, autrement dit, aux obligations de sécurité qui auront été explicitement formulées par les parties lors de la conclusion du contrat. Cela préserve effectivement l’autonomie de la volonté et donc le choix des parties de faire entrer, ou non, l’intégrité physique dans le champ contractuel, en fonction du degré de sécurité qu’elles peuvent légitimement attendre lors de la conclusion du contrat et avec la possibilité de définir l’intensité de l’obligation consentie (obligation de moyens ou de résultat). En outre, cette faculté n’est ouverte que dans l’intérêt de la victime.

C’est bien un retour au droit commun de la responsabilité qui est opéré, en accord avec l’objectif de modernisation porté par la réforme et sans négliger l’impératif d’indemnisation des victimes qui pourront continuer à se prévaloir du contrat dans les cas qui leur seront plus favorables. Ces derniers devraient toutefois rester rares car, consacrant la spécificité de ce type de dommage, le projet de réforme fait bénéficier les victimes de dommages corporels d’un traitement privilégié.

II – La consécration de règles spécifiques au dommage corporel

Ce sont les règles de la responsabilité extracontractuelle qui doivent être appliquées et celles-ci permettent désormais d’accorder un traitement privilégié32 aux victimes de dommages corporels (A). Toutefois, l’ambition projet de réforme n’est pas de parvenir à un traitement unifié entre les victimes de ce dommage particulier, ce qui pourra alors être regretté (B).

A – Le traitement privilégié des victimes de dommages corporels

La nécessité d’accorder un statut particulier au dommage corporel. L’idée d’accorder un traitement privilégié au dommage corporel n’est pas nouvelle. Elle a pris corps dans les travaux de Boris Starck33 défendant l’existence d’un droit subjectif des individus à la sécurité qui implique que les dommages causés aux personnes soient, du nom de la théorie qu’il a développée, garantis. Il s’agit, en d’autres termes, de favoriser la réparation du dommage corporel, en considération de la particularité des préjudices qui en résultent et qui affectent directement les personnes.

La théorie de la garantie n’a jamais été adoptée officiellement. Néanmoins, il est indéniable qu’elle ait été relayée par la jurisprudence qui a su mettre en exergue la fonction indemnitaire de la responsabilité pour favoriser la réparation du dommage corporel. Le législateur n’a pas été en reste avec la création de régimes spéciaux d’indemnisation. Le texte présenté le 13 mars 2017 constitue alors le point d’orgue d’une évolution amorcée de longue date et doit permettre l’adoption dans le Code civil de dispositions permettant de favoriser la réparation de ce type de dommage particulier.

L’adoption de mesures destinées à favoriser la réparation du dommage corporel. Des règles de fond et d’autres plus techniques sont adoptées pour faciliter la réparation du dommage corporel. Dans cet ensemble, la restriction des hypothèses d’exonération en cas de faute de la victime constitue la mesure principale car elle favorise véritablement les victimes de ce type de dommage. En effet, tandis que de manière générale, la faute, même simple, de la victime est partiellement exonératoire, une faute lourde est exigée en matière de dommage corporel34. Considérant que les victimes ont déjà subi un préjudice qui les a frappées dans leur chair, il semble injuste de réduire leur droit à réparation compte tenu de la gravité des atteintes qui sont susceptibles d’en résulter. En outre, la faute lourde renvoie à un seuil de gravité important qui devrait limiter considérablement les hypothèses d’exonération de responsabilité. À cet égard, certains regrettent que le cas de la faute lourde ait été réservé, au détriment d’une suppression pure et simple de l’effet partiellement exonératoire de la faute de la victime de dommage corporel, quelle que soit son intensité35.

Toute aussi importante pour l’amélioration du sort des victimes est l’admission d’une causalité collective36, exclusivement en matière de dommage corporel, qui fait référence à des hypothèses, rarement retenues en jurisprudence, de garde d’une chose en commun37. Lorsqu’un dommage est causé par une personne indéterminée parmi des personnes identifiées agissant de concert ou exerçant une activité similaire, chacune en répond pour le tout sauf à démontrer qu’elle ne peut l’avoir causé et les responsables contribueront ensuite entre eux à proportion de la probabilité d’avoir causé le dommage. Il s’agit ici encore d’une nouvelle règle de nature à favoriser les victimes qui bénéficieront alors de plusieurs débiteurs pour satisfaire un impératif d’indemnisation.

Ce souci d’accorder un traitement privilégié aux victimes de dommages corporels se traduit également par l’absence d’obligation pour la victime de minimiser son dommage38 tandis que cette obligation est consacrée par le projet de réforme pour les autres dommages. Une nouvelle fois, démonstration est faite de la volonté de privilégier les victimes de dommages corporels dont le droit à réparation ne doit en aucun cas être réduit.

La protection des victimes se traduit enfin par un ensemble de règles d’ordre public s’appliquant tant vis-à-vis des décisions judiciaires et administratives, qu’aux transactions conclues entre la victime et le responsable et qui vont permettre d’harmoniser les modalités techniques d’évaluation et de réparation des préjudices résultant d’un dommage corporel. Il en est ainsi de l’absence de prise en compte des prédispositions de la victime pour apprécier le préjudice39, de l’adoption officielle de la nomenclature Dinthillac pour fixer les postes de préjudices40, d’un barème médical unique pour évaluer le déficit fonctionnel après consolidation41, d’un référentiel indicatif d’indemnisation des postes de préjudices extrapatrimoniaux établi selon une base de données jurisprudentielles42 et d’un barème de capitalisation des rentes43. En outre, les règles relatives au recours subrogatoire des tiers payeurs sont harmonisées44.

Assurément, le projet de réforme de la responsabilité permet d’améliorer le sort des victimes de dommages corporels. Le traitement privilégié qui leur est désormais explicitement réservé les favorise par rapport aux autres victimes. Il ne s’agit toutefois pas d’un traitement parfaitement unifié entre les victimes de dommages corporels. Il en résulte inéluctablement un manque d’équité que la réforme ne parvient pas à combler.

B – Le manque d’équité entre les victimes de dommages corporels

L’absence de régime unifié pour la réparation du dommage corporel. Des avancées importantes sont portées par le projet de réforme de la responsabilité civile concernant le sort des victimes de dommages corporels. Celles-ci vont pouvoir bénéficier d’un traitement privilégié qui résulte de règles spéciales et dérogatoires. Mais qu’en est-il de l’égalité entre les victimes de dommages corporels 45 ?

La soumission au droit commun plutôt qu’à la responsabilité contractuelle va, il est vrai, dans ce sens46 et, concernant le dommage corporel, « évite une mise en œuvre variable de ce qui relève avant tout de la dignité humaine ! »47. De la même manière, l’harmonisation par le projet de réforme des modalités de la réparation du dommage corporel48, permet une certaine égalité entre les victimes, à tout le moins en ce qui concerne l’appréhension technique de la réparation du dommage.

Ne pourrait-on pas aller plus loin ? En effet, bien que cela ne soit pas explicite dans les dispositions présentées par le ministère de la Justice, il semble évident que les nouvelles règles applicables à la réparation du dommage corporel ne concernent pas les lois spéciales d’indemnisation, qui conserveront leur emprise dès lors que l’on se situe dans leur champ d’application : speciala generalibus derogant49.

La persistance d’inégalités entre les victimes de dommages corporels. Les dispositions étudiées du projet de réforme de la responsabilité ébauchent ce qui doit à terme constituer le régime commun de la réparation du dommage corporel, mais laissent subsister des régimes spéciaux. Or, si une certaine diversité des règles relatives à la réparation du dommage corporel peut être admise dès lors qu’il s’agit de favoriser l’indemnisation des victimes, cela ne doit pas générer de graves inégalités entre elles. C’est pourtant le cas et le texte ne résout pas cette difficulté.

Ainsi, certaines victimes pourront se prévaloir d’un régime très favorable tel le régime des accidents de la circulation, d’ailleurs étendu dans le cadre du projet de réforme aux accidents de tramways et de train50. Celles-là gagneront à échapper au droit commun qui, même remanié, n’est pas aussi favorable que la loi spéciale. Cependant, d’autres victimes devront se placer sous l’empire d’un régime spécifique de réparation duquel résultera une situation moins favorable que le droit commun. Il en est ainsi en particulier du régime des accidents du travail dont il faut rappeler qu’il ne permet encore qu’une réparation limitée51.

Il ne s’agit pas ici d’affirmer que tous les cas de figure doivent faire l’objet d’un traitement parfaitement identique, ni que les régimes spéciaux de réparation doivent purement et simplement être supprimés. En effet, si la recherche d’une certaine égalité entre les victimes constitue indéniablement une mesure d’amélioration de la réparation du dommage corporel, certaines différences peuvent être admises. Il en est ainsi, nous l’avons vu, de la possibilité de se prévaloir des stipulations expresses du contrat, lorsque celles-ci sont favorables. En revanche, il ne devrait pas y avoir de différence de traitement possible du point de vue de l’étendue de la réparation, a fortiori lorsqu’est en cause l’intégrité physique. Le principe, rappelé à l’article 1258 du projet de réforme n’est-il pas celui de la réparation intégrale du préjudice ?52.

Voilà qui mériterait d’être, à l’avenir, pris en considération, même si cela dépasse certainement le cadre et l’ambition du projet de réforme de la responsabilité civile. Pour l’heure, le texte présenté par le ministère de la Justice amorce déjà des évolutions nécessaires. Il contribue indéniablement à améliorer la réparation du dommage corporel. Il faut souhaiter qu’il soit repris, ou à tout le moins qu’il inspire, ce qu’il adviendra de la volonté de réformer le droit de la responsabilité civile.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Projet de réforme de la responsabilité civile, mars 2017, http://www.justice.gouv.fr/publication/Projet_de_reforme_de_la_responsabilite_civile_13032017.pdf ; Borghetti J.-S., « Un pas de plus vers la réforme de la responsabilité civile : présentation du projet de réforme rendu public le 13 mars 2017 », D. 2017, p. 770 ; Dissaux N., « Quelles réformes pour la responsabilité civile ? », AJ contrat 2017, p. 69.
  • 2.
    Viney G., « L’espoir d’une recodification du droit de la responsabilité civile », D. 2016, p. 1378.
  • 3.
    Ord. n° 2016-131, 10 févr. 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.
  • 4.
    Pour une présentation des objectifs du projet de réforme v. Mekki M. « Le projet de réforme du droit de la responsabilité civile : maintenir, renforcer et enrichir les fonctions de la responsabilité civile », Gaz. Pal. 14 juin 2016, n° 267g8, p. 17.
  • 5.
    Porchy-Simon S., « Brève histoire de la réparation du dommage corporel », Gaz. Pal. 8 avr. 2011, p. 9.
  • 6.
    Borghetti J.-S., « Les intérêts protégés et l’étendue des préjudices réparables en droit de la responsabilité civile extracontractuelle », in Études Viney G., 2008, LGDJ, p. 145.
  • 7.
    Lambert-Faivre Y et Porchy-Simon S., Droit du dommage corporel. Systèmes d’indemnisation, 8e éd., 2015, Dalloz, Précis.
  • 8.
    Catala P., (dir.), Avant-projet de réforme du droit des obligations (articles 1101 à 1386 du Code civil) et du droit de la prescription (articles 2234 à 2281 du Code civil), Rapp. à M. Pascal Clément, garde des Sceaux, ministre de la Justice, 22 sept. 2005 ; Terre F., (dir.), Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, 2011, Dalloz, Thèmes et commentaires.
  • 9.
    Knetsch J., « Faut-il décontractualiser la réparation du dommage corporel ? », RDC 2016, n° 113t3, p. 801.
  • 10.
    Sauzet M., « De la responsabilité des patrons vis-à-vis des ouvriers dans les accidents industriels », Rev. crit. de législation et de jurisprudence, p. 626 ; Sainteclette C., De la responsabilité et de la garantie (accidents de travail et de transport), 1884, Bruylant-Christophe.
  • 11.
    Loi du 9 avril 1898 sur les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail.
  • 12.
    Cass. soc., 28 févr. 2002, n° 00-11793 : Bull. civ. V n° 81.
  • 13.
    Cass. civ., 21 nov. 1911 : S 1912, 1, 73.
  • 14.
    À compter du 1er octobre 2016, l’article 1135 du Code civil devient l’article 1194 Code civil, (Ord. n° 2016-131, 10 févr. 2016, préc).
  • 15.
    Josserand L., « Les dernières étapes du dirigisme contractuel : le contrat forcé et le contrat légal », DH, 1940, p. 5 et s.
  • 16.
    Lambert-Faivre Y., « Fondement et régime de l’obligation de sécurité », D. 1994, p. 81.
  • 17.
    V. en particulier : Bloch C., L’obligation contractuelle de sécurité, 2002, PUAM.
  • 18.
    Rémy P., « La responsabilité contractuelle, histoire d’un faux concept », RTD civ. 1997, p. 323.
  • 19.
    Carbonnier J., Droit civil, t. 4, Les obligations, 2000, PUF, Thémis Droit privé, 22e éd., n° 295.
  • 20.
    C. civ., art. 1242, al. 1er (C. civ., art. 384 anc., al. 1er).
  • 21.
    Loi dite Badinter du 5 juillet 1985 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation.
  • 22.
    Demogue R., Traité des obligations en général, I : Sources des obligations (suite et fin), t. V, 1925, A. Rousseau.
  • 23.
    Belissent J., Contribution à l’analyse de la distinction des obligations de moyens et des obligations de résultat, Thèse, 2001, LGDJ, nos 577 et s.
  • 24.
    Cass. 1re civ., 30 nov. 2016, n° 15-20284, à paraître au Bulletin.
  • 25.
    Borghetti J.-S., « L’obligation de sécurité fait de la résistance », RDC 2017, n° 114d2, p. 235.
  • 26.
    Mazeaud D., La distinction obligation de résultat – obligation de moyens : le saut dans le vide ? », note sous Cass. 1re civ., 30 nov. 2016, n° 15-25249 : D. 2017, p. 198.
  • 27.
    Art. 1250 et s. du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 28.
    Art. 1233 du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 29.
    L’avant-projet de réforme qui a précédé le texte présenté en mars dernier ne prévoyait pas de droit d’option en faveur de la responsabilité contractuelle (art. 1233, al. 2, de l’avant-projet).
  • 30.
    Lequillerier C., « Commentaire de l’article 1233, alinéa 2, de l’avant-projet de réforme de la responsabilité civile », LPA 14 sept. 2016, n° 120f5, p. 6.
  • 31.
    Cass. 1re civ., 30 nov. 2016, n° 15-25248 : à paraître au Bulletin.
  • 32.
    Knetsch J., « Le traitement privilégié du dommage corporel », JCP E 2016, supplt au n° 30-35.
  • 33.
    Starck B., Essai d’une théorie générale de la responsabilité civile, considérée en sa double fonction de garantie et de peine privée, 1947, L. Rodstein.
  • 34.
    Art. 1254 du projet de réforme du droit de la responsabilité civile.
  • 35.
    Mekki M., « Le projet de réforme du droit de la responsabilité civile : maintenir, renforcer et enrichir les fonctions de la responsabilité civile », préc.
  • 36.
    Art. 1240 du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 37.
    V. not. Cass. 2e civ., 15 déc. 1980, n° 79-11314 : Bull. civ. II, n° 269 (accident de chasse).
  • 38.
    Art. 1263 du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 39.
    Art. 1268 du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 40.
    Art. 1269 du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 41.
    Art. 1270 du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 42.
    Art. 1271 du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 43.
    Art. 272 du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 44.
    Art. 273 et s. du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 45.
    Grignon Dumoulin S., L’équité dans la mise en œuvre du droit à réparation du dommage corporel, Cycle Droit et technique de cassation 2005-2006, 7e conférence « La responsabilité civile dans la jurisprudence de la Cour de cassation ».
  • 46.
    Art. 1233-1, al. 1er, du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 47.
    Mekki M., « Le projet de réforme du droit de la responsabilité civile : maintenir, renforcer et enrichir les fonctions de la responsabilité civile », préc.
  • 48.
    Art. 1267 et s du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 49.
    L’adage est repris à l’article 1232 du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 50.
    Art. 1285 et s. du projet de réforme de la responsabilité civile.
  • 51.
    Cons. const.,18 juin 2010, n° 10-8 QPC – Cass. 2e civ., 4 avr. 2012, nos 11-15393, 11-18014, 11-12299, 11-14311 et 11-14594 : Bull. civ. II, n° 67 ; V. Hocquet-Berg S., « Le nouveau régime d’indemnisation des victimes d’un accident du travail en cas de faute inexcusable de l’employeur », Dr. sociétés 2012, p. 839.
  • 52.
    Denimal M., La réparation intégrale du préjudice corporel : réalités et perspectives, Thèse Droit, 2016, université du Droit et de la Santé, Lille II.
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