Parieur déçu et adolescent free rider blessé : stricte application des règles et absence de responsabilité du club sportif et de l’ONF

Publié le 20/08/2018

La responsabilité civile extracontractuelle, matière essentiellement jurisprudentielle, est inscrite depuis plusieurs décennies dans un mouvement favorable aux victimes. Les règles sont souvent interprétées et appliquées de manière « extensive », afin d’éviter de laisser des dommages sans réparation.

Dans deux arrêts, rendus le 14 juin dernier, la Cour de cassation a adopté des solutions mesurées, même si, dans l’un d’eux, le demandeur avait été gravement blessé. Elle a approuvé les juges du fond d’avoir fait une stricte application des règles de la responsabilité extracontractuelle et d’avoir retenu : d’une part, qu’un but inscrit en position de hors-jeu n’est pas de nature à entraîner la responsabilité du club ou de son footballeur envers un parieur sportif déçu (Cass. 2e civ., 14 juin 2018, n° 17-20046) ; d’autre part, que lors d’un accident survenu sur un circuit de vélo free ride, en forêt, l’office national des forêts n’est pas responsable en cas d’imprudence fautive de la victime (Cass. 2e civ., 14 juin 2018, n° 17-14781).

Cass. 2e civ., 14 juin 2018, no 17-20046, PB

Cass. 2e civ., 14 juin 2018, no 17-14781, PB

La responsabilité civile extracontractuelle a connu, au siècle dernier, deux mouvements : l’objectivation de la responsabilité, avec l’élaboration de théories dites du risque ou de la garantie, et l’altération de la notion même de faute, avec l’instauration de régimes d’indemnisation, qu’il s’agisse de mutualisation (assurance, sécurité sociale) ou de socialisation (fonds de garantie). Certains régimes de responsabilité, du fait d’autrui, du fait des choses ou, même, du fait personnel, se voient reprocher une objectivation excessive. La recherche de l’indemnisation de la victime, à tout prix, conduit parfois à considérer, exagérément, que certains comportements sont fautifs.

Dans deux arrêts, rendus le 14 juin 2018, les magistrats ont fait preuve de rigueur. Dans la première affaire, un parieur sportif reprochait à un club la prise en compte d’un but en position de hors-jeu, ce qui ne lui avait pas permis d’avoir la totalité des gains espérés. Dans la seconde espèce, un adolescent avait été victime d’une chute de vélo, sur un circuit « sauvage », et reprochait à l’ONF un manque de prudence et de diligence. Dans les deux cas, les demandes ont été rejetées, par les juges du fond et par les hauts magistrats. Tous ont fait une stricte application des règles de la responsabilité pour faute (I) et de la responsabilité du fait des choses (II).

I – Stricte application des règles de la responsabilité pour faute

Selon les articles 1240 et 1241 du Code civil (anciens articles 1382 et 1383), chaque personne doit réparer les dommages causés par « son fait ». Ce fait de la personne, appelé fait personnel, est assimilé à une faute, plus ou moins objective. En pratique, pour qu’un comportement soit considéré comme fautif et, par conséquent, pour qu’un « fait personnel » soit qualifié de « faute », la victime doit démontrer que l’auteur du fait a eu une attitude contraire à une norme de conduite (loi, usage, bonnes mœurs). Peu importe la gravité de la faute (légère, lourde, intentionnelle, inexcusable). L’acte doit être objectivement illicite, une intention malveillante n’est pas nécessaire.

Le Code civil distingue la faute volontaire (délictuelle) et la faute involontaire (quasi délictuelle). La faute intentionnelle est envisagée à l’article 1240 : « Tout fait [intentionnel] quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». Le Conseil constitutionnel a reconnu valeur constitutionnelle au principe visé par ce texte. La faute non intentionnelle est visée à l’article 1241 : « Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence [non intentionnelle] ».

La doctrine définit la faute comme la violation « d’une obligation préexistante » selon Planiol, d’un devoir, d’une norme de conduite découlant d’un texte (loi, code, traité), d’un usage (Code de déontologie, règle du jeu) ou de la morale (bonne foi, prudence), d’une « atteinte à l’attitude que l’on peut attendre entre concitoyens normalement conscients et respectueux de l’équilibre qu’exige toute vie en société »1. Elle distingue l’omission dans l’action et l’omission sans action.

L’omission dans l’action correspond au cas où le responsable s’est abstenu lors d’une activité, alors qu’une action de sa part aurait pu empêcher le dommage. A engagé sa responsabilité le journaliste qui n’a pas procédé aux vérifications nécessaires, avant de diffuser l’information fausse selon laquelle une société aurait perdu un marché important2. En pratique, l’omission dans l’action est souvent assimilée à une faute par commission. Reprocher à un conducteur de ne pas avoir freiné ou fait un écart revient à lui reprocher d’avoir maintenu son accélération ou sa direction.

L’omission sans action est un comportement fautif, en dehors de toute activité. Il peut s’agir de l’inexécution d’une obligation d’agir (porter secours) ou d’une omission pure et simple. Si la faute est évidente lorsque l’omission est intentionnelle (affaire Branly3) ou spécialement réprimée (obligation de porter secours), la doctrine hésite pour l’omission non intentionnelle (omission d’un nom, parmi des milliers, dans un annuaire). Force est cependant de constater que la négligence, visée à l’article 1241 du Code civil, englobe ce cas. Furent ainsi fautifs les coéquipiers du passager d’un navire qui ne l’ont pas étroitement surveillé après une tentative de suicide4. En revanche, la Cour de cassation a cassé l’arrêt qui, après la chute d’un piéton sur un trottoir verglacé, avait retenu la responsabilité du propriétaire riverain ayant omis de répandre du sable ou des cendres sur le trottoir, malgré un affichage municipal rappelant cette obligation, sans rechercher quelle disposition légale ou réglementaire imposait une telle mesure5.

La jurisprudence dispose de larges pouvoirs dans l’appréciation de la norme de conduite qui a été méconnue. Elle distingue classiquement la faute par commission et la faute par omission.

La faute par commission ou de commission résulte d’un acte positif du responsable. Il peut s’agir de la violation :

  • d’une règle de droit écrit (violation du Code de la route, du droit de la construction, de la famille). Il importe peu que l’auteur du dommage ait eu ce comportement de manière volontaire ou par imprudence ou négligence. Il a par exemple été jugé que le fait, pour un grimpeur, de provoquer la chute d’un autre, en tombant au cours d’une escalade non encordée, constituait une faute6. En revanche, n’a pas été considéré comme fautif le déclenchement de la chute d’une pierre, par un alpiniste en précédant un autre, dans un parcours pierreux où un tel risque était évident7 ;

  • d’une règle coutumière (règles du jeu). La responsabilité de l’auteur des coups, dans un sport violent tel que la boxe, par exemple, ne peut être recherchée, en cas de blessure du joueur adverse, que si le premier n’a pas respecté les règles du jeu ou du sport fixées, non pas par la loi, mais par les instances sportives8.

En pratique, il y a donc faute à faire ce qui ne doit pas être fait (fait positif), mais également à ne pas faire ce qui doit être fait (fait négatif). Une omission ou une abstention, même involontaire, peut aussi être fautive. La faute par omission ou par abstention est la consécration, par la jurisprudence, de la maxime de Loysel : « Qui peut et n’empêche, pêche ». Un historien fut par exemple condamné, en 1951, pour avoir volontairement omis, dans un ouvrage sur la transmission sans fil (TSF), d’énoncer le nom de Branly, savant à l’origine de cette invention, à cause d’un différend entre les deux hommes. La Cour de cassation a précisé, dans cette affaire, que « la faute prévue par les articles 1382 et 1383 (devenus 1240 et 1241) peut consister aussi bien dans une abstention que dans un acte positif ; que l’abstention, même non dictée par la malice et l’intention de nuire, engage la responsabilité de son auteur lorsque le fait omis devait être accompli en vertu d’une obligation légale, réglementaire ou conventionnelle, soit aussi, dans l’ordre professionnel »9. Plus récemment, fut jugée fautive, et condamnée à verser des dommages et intérêts à une personne interdite de jeux, la société d’exploitation d’un casino qui n’avait pris aucune disposition pour assurer l’efficacité de la mesure d’exclusion des salles de jeux, prononcée à la demande du joueur, par l’autorité administrative10.

La faute par abstention ne peut être sanctionnée qu’à la condition qu’il ait existé une obligation d’action préalable. Le responsable devait être contraint à l’action par une obligation préalable, y compris lorsqu’il s’agit de simples règles de vie normale en société. En pratique, les juges sont parfois sévères, lorsque la sécurité d’autrui est en cause. Ils ont condamné l’omission d’imposer le port du gilet de sauvetage sur un bateau11 ou celle de fermer à clé un portail donnant accès à une piscine, visible de la rue, dans laquelle un enfant de deux ans s’est noyé12.

Dans la première affaire jugée le 14 juin 201813, un parieur sportif avait validé une grille du jeu « loto foot », en pariant sur les résultats de 14 matchs de football. Un seul résultat, celui de la rencontre opposant le club lillois à une autre équipe, n’avait pas été pronostiqué par lui avec succès. Ayant parié sur un match nul, alors que le score, confirmé par les instances sportives, avait été d’un but à zéro en faveur du club lillois, l’intéressé a perçu un gain pour « seulement » 13 pronostics exacts.

Estimant que le résultat de cette rencontre avait été faussé par la prise en compte du but inscrit en position de hors-jeu, à la fin du match, par un des joueurs du club, le parieur a assigné le footballeur et le club en dommages-intérêts, en raison du gain manqué au titre de 14 bons pronostics.

La cour d’appel l’a débouté de ses demandes. Elle a estimé que la position de hors-jeu, ayant faussé le résultat de la rencontre sportive, ne pouvait constituer une faute civile de nature à fonder l’action en responsabilité d’un parieur mécontent.

Devant la Cour de cassation, le parieur sportif a avancé plusieurs arguments.

D’une part, il arguait que, dans le domaine du pari sportif, toute faute résultant d’une transgression de la règle sportive, commise par un joueur dans le cours du jeu, fut-elle sans influence sur la sécurité des pratiquants ou sur la loyauté de l’affrontement sportif, engage sa responsabilité et celle du club dont il dépend, dès lors qu’elle a indûment faussé le résultat de la rencontre et causé la perte de chance d’un parieur de réaliser un gain. En considérant que la position de hors-jeu ayant faussé le résultat d’une rencontre sportive ne pouvait constituer une faute civile, de nature à fonder l’action en responsabilité d’un parieur mécontent, alors que cette faute lui avait fait perdre une chance de réaliser un gain, la cour d’appel avait violé les articles 1382 et 1384 du Code civil, devenus les articles 1240 et 1242.

D’autre part, le parieur faisait valoir qu’en excluant la faute contre le jeu, en se bornant à formuler des considérations d’ordre purement général, sur la rapidité nécessaire du jeu offensif ou l’absence d’aveu formel du joueur qu’il avait agi ainsi sciemment, sans avoir recherché concrètement, s’il ne résultait pas des circonstances particulières de l’espèce, à savoir le positionnement grossièrement hors-jeu de plusieurs mètres par un joueur professionnel avant-centre international, que ce dernier avait nécessairement conscience de sa position irrégulière, avant même de recevoir le ballon, caractérisant ainsi une volonté délibérée de marquer irrégulièrement le but et une atteinte à la loyauté de l’affrontement sportif, la cour d’appel avait privé son arrêt de base légale, au regard des articles 1382 et 1384 du Code civil, devenus les articles 1240 et 1242.

Ensuite, le demandeur avançait que le principe posé par les règlements organisant la pratique d’un sport, selon lequel la violation des règles du jeu est laissée à l’appréciation de l’arbitre chargé de veiller à leur application, n’a pas pour effet de priver le juge civil, saisi d’une action en responsabilité fondée sur la faute de l’un des pratiquants, de sa liberté d’apprécier si le comportement de ce dernier a constitué une infraction aux règles du jeu de nature à engager sa responsabilité. En approuvant le tribunal d’avoir estimé que l’appréciation du caractère actif ou non du joueur placé en position de hors-jeu relevait de la compétence exclusive de l’arbitre qui se prononce concomitamment à l’action, la cour d’appel avait violé l’article 1382 du Code civil, devenu l’article 1240.

Enfin, le parieur arguait que la perte de chance constitue un préjudice certain, dès lors qu’est constatée la disparition d’une éventualité favorable. En approuvant le premier juge d’avoir estimé que l’invalidation du but inscrit par le club de Lille n’aurait pas nécessairement conduit à un match nul, dans la mesure où la rencontre litigieuse n’était pas terminée, alors qu’il était constant qu’aucun autre but n’avait été marqué après le but litigieux, la cour d’appel avait violé l’article 1382 du Code civil, devenu l’article 1240.

Aucun de ces arguments n’a emporté la conviction de la Cour de cassation. Cette dernière a rejeté le pourvoi en énonçant : « Seul un fait ayant pour objet de porter sciemment atteinte à l’aléa inhérent au pari sportif est de nature à engager la responsabilité d’un joueur et, le cas échéant, de son club, à l’égard d’un parieur. Et à supposer qu’un joueur ait été en position de hors-jeu lorsqu’il a inscrit le but litigieux, cette transgression de la règle sportive ne constitue pas un fait de nature à engager sa responsabilité, ou celle de son club, envers un parieur ».

Certes, sans le but, le match aurait été nul et le parieur aurait gagné son pari… tout son pari ! Certes encore, le but avait été inscrit en position de hors-jeu et n’aurait pas dû être comptabilisé. Y avait-il cependant une faute, au sens des articles 1240 et 1241 du Code civil, de la part du joueur et/ou de son club, sachant que, comme l’invoquait le parieur, le juge n’est pas lié, dans l’appréciation du comportement des joueurs, par les décisions des arbitres sportifs14 ? Le parieur déçu pouvait-il invoquer la perte d’une chance de percevoir l’intégralité des gains ?

Même si les images du déroulement de la rencontre tendaient à démontrer que le joueur se trouvait, effectivement, en situation de hors-jeu, lorsqu’il avait marqué le but litigieux, les magistrats ont estimé que la rapidité caractérisant les actions menées au football, de même que le rôle conféré à tout joueur qui, recevant le ballon et se trouvant en position offensive, se doit de réagir immédiatement dans le cadre de l’action de jeu, font obstacle à ce qu’une telle action puisse recevoir la qualification de faute civile génératrice de responsabilité. Même si le score de la rencontre est l’enjeu d’un pari sportif, la simple transgression de la règle sportive survenue dans le cours du jeu, et non contre le jeu15, ne peut, à elle seule, constituer une faute civile de nature à fonder l’action en responsabilité engagée par un parieur mécontent.

La solution doit être approuvée. Commettre une faute au cours du jeu, telle une maladresse ou une mauvaise appréciation d’une distance, notamment dans le feu de l’action, ne permet pas d’engager la responsabilité civile de son auteur. Seules les fautes contre le jeu, telle la violence ou la tricherie, le peuvent. Or, en l’espèce, il n’était pas démontré que le joueur avait entendu tricher. Il a « seulement » eu, malgré son professionnalisme, la mauvaise réaction, alors qu’il était dans une mauvaise position.

S’agissant de la perte d’une chance, que le parieur invoquait également, la Cour de cassation ne s’y est pas attardée et il convenait de l’écarter. En effet, compromis entre le dommage certain et le dommage éventuel, la perte d’une chance est « la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable »16. Lorsqu’un avocat ne forme pas appel dans les délais impartis, son client perd la chance de voir son affaire rejugée. Celui-ci n’aurait peut-être pas gagné le procès, certes, mais aurait au moins essayé. Les tribunaux n’indemnisent pas la perte du procès (préjudice incertain) mais la perte de la chance de poursuivre le procès (préjudice certain). Dans tous les cas, si le dommage n’est pas certain, le fait générateur qui en est à l’origine, lui, l’est. Le manquement de l’avocat, dans l’exemple cité, est certain et… constitutif d’une faute. Dans l’affaire du parieur déçu, le dommage était certain : si le but n’avait pas été comptabilisé, le match aurait été nul. En revanche, le fait générateur, la faute n’était pas démontrée. La perte d’une chance ne pouvait pas être retenue.

Après 8 ans de procédure, le parieur est resté avec son gain initial, pour 13 bons pronostics, et non 14… Espérons que cela fut suffisant pour couvrir les frais liés à l’affaire, ainsi que la condamnation aux dépens et au versement, au titre de l’article 700 du Code de procédure civile, de 2 000 € à la société Losc Lille Métropole.

Dans la seconde affaire jugée le 14 juin 201817, un adolescent, âgé de 17 ans, avait été victime d’une grave chute de vélo, alors qu’il pratiquait du free ride, sur un circuit « sauvage ». Il en était demeuré tétraplégique. Ses parents et lui ont assigné l’ONF, afin de le voir déclarer responsable de cet accident.

La cour d’appel ayant rejeté leurs demandes, ils se sont pourvus en cassation, reprochant à l’ONF de ne pas avoir interdit ou détruit ce circuit dangereux, dont il ne pouvait pas ignorer l’existence.

À l’appui du premier moyen, la victime et ses parents ont avancé :

  • d’une part, qu’en vertu de l’article L. 380-1, devenu L. 122-10, du Code forestier, dans les forêts gérées par l’ONF, l’ouverture au public implique la mise en œuvre des mesures nécessaires à la sécurité de celui-ci. Par conséquent, l’ouverture au public en l’absence des mesures de sécurité nécessaires constitue un manquement générateur de responsabilité, et ce sans qu’il y ait lieu de distinguer selon que les espaces ouverts au public comportent, ou non, des équipements ou aménagements particuliers. En retenant que l’ONF, qui « aménage des sentiers, pistes cavalières, aires de jeux ou de pique-nique, etc. », ne serait « débiteur d’une obligation de sécurité [qu’]en ce qui concerne ces équipements » et « ne saurait répondre des éventuels dangers présents dans les espaces qui ne sont pas spécialement aménagés en vue de l’accueil du public », tâche ne correspondant pas « à sa mission », la cour d’appel, distinguant là où la loi ne distingue pas, aurait violé l’article L. 380-1 du Code forestier, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2009-1369 du 6 novembre 2009 applicable en la cause ;

  • d’autre part, qu’en retenant encore que l’ONF « ne saurait répondre des éventuels dangers présents dans les espaces qui ne sont pas spécialement aménagés en vue de l’accueil du public », eu égard « à ses moyens, puisqu’il n’est pas contesté qu’il ne dispose que d’une quinzaine d’agents de terrain », la cour d’appel aurait statué par un motif inopérant, en violation de l’article L. 380-1 du Code forestier, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2009-1369 du 6 novembre 2009 applicable en la cause ;

  • enfin, que constitue une faute génératrice de responsabilité le manquement à un devoir général de prudence et de diligence. Un tel manquement est caractérisé lorsque l’établissement en charge de l’accueil du public en forêt, bien qu’informé de la pratique courante de sports dangereux au sein d’espaces qu’il laisse ouverts au public, ne met en œuvre ni mesures de sécurité, ni mesures de prévention et de mise en garde du public qu’il accueille. En l’espèce, l’ONF reconnaissait lui-même avoir sciemment décidé de ne prendre aucune mesure de prévention des dangers encourus par les cyclistes venant s’adonner, dans des espaces forestiers laissés ouverts au public, à la pratique du free ride. Il exposait ainsi, notamment, que « l’absence d’apposition de panneaux (…), loin de constituer une faute, s’explique aisément puisque (…) implanter des panneaux pour de tels circuits constituerait une forme d’officialisation d’un circuit non autorisé et d’une pratique sportive illégale ». Pour écarter, néanmoins, toute faute de l’ONF, la cour d’appel avait retenu que sa connaissance du circuit ayant causé l’accident du demandeur n’étant pas suffisamment établie, il ne pouvait « être retenu contre l’ONF une faute pour ne pas avoir détruit un tel aménagement ». En limitant ainsi les devoirs de l’ONF à la seule destruction des circuits connus de lui, la cour d’appel avait violé les articles 1382 et 1383, devenus 1240 et 1241, du Code civil.

La Cour de cassation n’a pas retenu ces arguments. Selon les hauts magistrats, les dispositions de l’article L. 380-1 du Code forestier, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2009-1369 du 6 novembre 2009, applicable en la cause, n’instituent pas une présomption de responsabilité pour faute de l’ONF, pour les dommages survenus au public dans les forêts visées par ce texte. La cour d’appel avait pu retenir que l’ONF n’était pas responsable de l’accident litigieux, sur le fondement de la responsabilité pour faute :

  • d’une part, en ayant relevé que l’accident avait eu lieu sur un circuit « sauvage », non signalisé, aménagé illégalement dans la forêt par des tiers, pour leur activité dite de free ride, consistant à franchir avec un VTT des bosses en effectuant des sauts, voire des figures sur un terrain préalablement modelé par leurs soins ;

  • et, d’autre part, en ayant souverainement estimé qu’il n’était pas établi que l’ONF avait connaissance de l’existence de ce circuit, situé à l’écart de toute zone aménagée et accessible qu’après plusieurs minutes de marche sur un chemin.

Dans cette affaire aussi, les magistrats ont estimé qu’il n’y avait pas de faute. La responsabilité de l’ONF n’est pas fondée sur une présomption de faute mais sur une faute que le demandeur doit prouver. Or, en l’espèce, la victime et ses parents ne rapportaient pas une telle preuve.

En effet, l’ONF est chargé d’une mission d’accueil du public, dans les forêts dont il assure la gestion et l’entretien. À ce titre, il aménage des sentiers, pistes cavalières, aires de jeux ou de pique-nique… Il est débiteur d’une obligation de sécurité en ce qui concerne ces équipements. Néanmoins, s’il est en charge de préserver un espace naturel (sur une surface de 24 000 hectares dans l’affaire commentée), il ne peut répondre des éventuels dangers présents dans les espaces qui ne sont pas spécialement aménagés en vue de l’accueil du public, et qui sont inhérents soit à la nature, soit aux agissements de tiers. Cela ne correspond ni à sa mission, ni à ses moyens, puisqu’il ne disposait, en l’espèce, que d’une quinzaine d’agents de terrain.

Le circuit sur lequel avait eu lieu l’accident était un circuit « sauvage », aménagé illégalement par des tiers et il n’était pas démontré que l’ONF avait connaissance de cet aménagement. Même s’il était indiqué sur certains sites internet, depuis plusieurs années, le lieu de l’accident était à l’écart de toute zone aménagée, n’était pas signalisé et n’était accessible qu’après plusieurs minutes de marche sur un chemin. Il ne pouvait pas être reproché à l’ONF de ne pas avoir détruit le circuit ou, au moins, d’en avoir interdit l’accès.

De plus, s’agissant de la dangerosité du lieu, il est vrai qu’en principe, la non-interdiction d’accès à un lieu dangereux, par la (ou les) personne(s) qui en a (ont) la possibilité, peut être considérée comme fautive. Ont été jugés fautifs : le maître d’œuvre qui n’a pas clôturé un chantier, afin d’en interdire l’accès aux enfants du quartier qui l’utilisaient comme terrain de jeu18 ; ainsi que l’huissier qui, procédant à une vente d’objets mobiliers, n’a pas interdit l’accès à un local dont le plancher était dangereux19. En revanche, il a été jugé que les grands-parents qui n’avaient pas interdit à leur petit-fils, âgé de 10 ans, l’accès à un local où se trouvait un bidon d’essence, n’avaient pas commis de faute20.

En l’espèce, il n’est pas certain que le lieu pût être qualifié de dangereux, en lui-même, sans distinction. C’est l’utilisation qui en était faite, par certaines personnes, qui pouvait le rendre ainsi, comme pour de nombreux endroits. La randonnée, par exemple, n’aurait pas été forcément dangereuse sur ce circuit free ride.

Une faute aurait peut-être pu être reprochée, en l’espèce, aux personnes qui avaient aménagé ce circuit clandestin, alors que cette pratique est strictement interdite. Cependant, ces individus n’étaient pas identifiés, puisqu’il s’agissait d’un terrain non homologué.

La responsabilité civile du fait personnel suppose trois conditions : un dommage, une faute et un lien de causalité entre le premier et la seconde. Cette dernière faisant défaut, en l’espèce, il était inutile de se demander s’il n’y avait pas eu une acceptation des risques, de la part de la victime, mineure au moment des faits, permettant un partage de responsabilité21. La victime a, en revanche, invoqué la responsabilité du fait des choses que l’on a sous sa garde.

II – Stricte application des règles de la responsabilité du fait des choses

La responsabilité du fait des choses a évolué, au siècle dernier, dans le même sens que la responsabilité du fait personnel : la recherche de l’indemnisation de la victime, le plus souvent possible.

Le gardien d’une chose est responsable, dès lors que celle-ci a été l’instrument du dommage, qu’elle a joué un rôle dans la réalisation de celui-ci. Cela renvoie à la notion de causalité : la responsabilité du gardien ne peut être retenue qu’à la condition que la chose ait été la cause génératrice du dommage. La charge de la preuve de cette condition varie selon la situation.

Deux hypothèses doivent être distinguées :

  • si la chose en mouvement ou ayant un dynamisme propre est entrée en contact avec la victime ou le bien détérioré, le rôle actif (intervention causale) dans la réalisation du dommage est présumé. La victime doit seulement prouver l’intervention matérielle de la chose dans le dommage. Cette présomption de rôle actif n’est qu’une présomption simple. Le gardien peut s’exonérer en démontrant que la chose a eu un rôle passif ou normal et que le dommage n’est pas dû au fait de la chose, mais à une autre cause ;

  • si la chose était en mouvement mais n’est pas entrée en contact avec la victime, ou si elle était inerte mais est entrée en contact, le rôle actif n’est pas présumé. La victime doit prouver l’intervention matérielle et le rôle actif de la chose (caractère anormal, vice interne : escalier glissant, avec forte déclivité, porte vitrée automatique ne s’ouvrant pas à l’approche du client). Cela est indispensable, si l’on veut éviter que la responsabilité de l’article 1242, alinéa 1er, du Code civil, déjà large, ne dérive vers un système d’indemnisation automatique de tous les dommages impliquant une chose. Le caractère anormal est toutefois apprécié de manière objective, sans qu’il y ait lieu de rechercher une faute du gardien.

Dans l’affaire du free rider blessé, la victime et ses parents avaient recherché la responsabilité de l’ONF, en qualité de gardien du circuit. Leur demande ayant été rejetée, ils avançaient, à l’appui d’un second moyen, qu’en principe, la responsabilité du gardien est subordonnée à la condition que la victime ait rapporté la preuve que la chose a été, en quelque manière et ne fut-ce que pour partie, l’instrument du dommage. Tel est le cas lorsque la chose inerte intervenue dans la réalisation du dommage présente un caractère dangereux. En l’espèce, la cour d’appel avait constaté que la victime avait « chuté en franchissant une bosse dans un circuit, et [était] resté[e] tétraplégique » et qu’il était « incontestable que le circuit était en lui-même potentiellement dangereux, à raison de l’absence de sécurisation de ses abords et de l’importance des obstacles créés ». Il en résultait, selon les demandeurs, que le circuit avait joué un rôle actif dans la survenance du dommage et en avait ainsi été l’instrument. En retenant, au contraire, que le circuit n’avait « joué qu’un rôle passif dans la survenance du dommage » et ne pouvait « donc être considéré comme en ayant été l’instrument », la cour d’appel n’avait pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, en violation de l’article 1384, alinéa 1, devenu 1242, du Code civil.

Les demandeurs faisaient également valoir que la victime d’un dommage peut invoquer la responsabilité du gardien de la chose, sans que puisse lui être opposée son acceptation des risques. En retenant que « s’il [était] incontestable que le circuit était en lui-même potentiellement dangereux (…) c’[était] bien cette dernière caractéristique qui a[vait] été recherchée par la victime, qui s’y [était] rendue et y a[vait] évolué en toute connaissance de son caractère “sauvage”, et en y recherchant précisément des sensations liées à l’importance de son relief, et peut-être aussi à la totale liberté avec laquelle elle pouvait l’utiliser », alors que, même à l’envisager, la victime ne pouvait se voir opposer son acceptation des risques, la cour d’appel avait violé l’article 1384, alinéa 1, devenu 1242, du Code civil.

Certes, l’accident a eu des conséquences dramatiques. Néanmoins, les juges du fond ont relevé que celui-ci était survenu alors que la victime et un ami « s’apprêtaient à quitter le circuit, après y avoir évolué », qu’il s’agissait d’une « démarche volontaire de la victime qui s’y [était] rendue et y a[vait] évolué, en parfaite connaissance de sa configuration », avec une « imprudence fautive », que l’allure du cycliste était inadaptée, qu’il était fatigué « à la fin de ses évolutions » et enfin, et peut être surtout, qu’« une chute aux conséquences aussi graves aurait parfaitement pu se produire en dehors d’un circuit ». Ils en ont conclu, et les hauts magistrats les ont approuvés, que le circuit n’avait joué qu’un rôle passif dans l’accident, lequel ne pouvait être considéré comme ayant été l’instrument du dommage, exclusivement imputable à l’imprudence fautive de la victime. La responsabilité de l’ONF n’était pas engagée.

Le circuit était, effectivement, en lui-même, potentiellement dangereux pour les free rider, du fait de l’absence de sécurisation de ses abords et de l’importance des obstacles créés. Cependant, telle était bien la caractéristique que la victime avait recherchée. Le circuit, qui n’avait joué qu’un rôle passif dans la survenance du dommage, ne pouvait pas être considéré comme en ayant été l’instrument. L’accident était exclusivement imputable à l’imprudence fautive de la victime, même si celle-ci, mineure au moment des faits, portait un casque.

8 ans de procédure auront été nécessaires, dans cette affaire aussi, pour que la justice explique à la victime que son accident est le résultat de sa propre faute, et non de celle d’un tiers, et la condamne aux dépens.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Bénabent A., Droit civil, Les obligations, 2017, coll. Domat droit privé, Montchrestien, n° 540.
  • 2.
    CA Paris, 14 déc. 2005, n° 04/16502 : JCP E 2006, p. 915.
  • 3.
    Cass. crim., 5 mars 1992, n° 91-81295.
  • 4.
    Cass. crim., 5 mars 1992, n° 91-81295.
  • 5.
    Cass. 1re civ., 18 avr. 2000, n° 98-15770 : Bull. civ. II, n° 117.
  • 6.
    Cass. 2e civ., 18 mai 2000, n° 98-12802 : Bull. civ. II, n° 85.
  • 7.
    Cass. 2e civ., 24 avr. 2003, n° 01-00450 : Bull. civ. II, n° 116.
  • 8.
    Cass. 2e civ., 10 juin 2004, n° 02-18649 : Bull. civ. II, n° 296.
  • 9.
    Cass. civ., 27 févr. 1951 : D. 1951, Jur., p. 329.
  • 10.
    Cass. 2e civ., 30 juin 2011, n° 10-30838 : Bull. civ. II, n° 146.
  • 11.
    Cass. 2e civ., 10 avr. 1991, n° 90-12009 : Bull. civ. II, n° 122.
  • 12.
    Cass. 2e civ., 10 juin 1998, n° 96-19343.
  • 13.
    Cass. 2e civ., 14 juin 2018, n° 17-20046.
  • 14.
    Cass. 2e civ., 10 juin 2004, n° 02-18649.
  • 15.
    Cass. 2e civ., 23 sept. 2004, n° 03-11274 ; Cass. 2e civ., 4 nov. 2004, n° 03-15808 ; Cass. 2e civ., 13 janv. 2005, n° 03-12884 ; Cass. 2e civ., 5 oct. 2006, n° 05-18494.
  • 16.
    Cass. 1re civ., 21 nov. 2006, n° 05-15674 : Bull. civ. I., n° 498.
  • 17.
    Cass. 2e civ., 14 juin 2018, n° 17-14781.
  • 18.
    Cass. 2e civ., 6 janv. 2000, n° 97-21456 : Bull. civ. II, n° 4 ; Cass. 2e civ., 5 oct. 2006, n° 05-14825.
  • 19.
    Cass. 2e civ., 16 oct. 1991, n° 90-17492 : Bull. civ. II, n° 260.
  • 20.
    Cass. 2e civ., 18 mars 2004, n° 02-19454 : Bull. civ. II, n° 140.
  • 21.
    L’acceptation des risques a été exclue pour les dommages subis par des mineurs lors d’un jeu improvisé, Cass. 2e civ., 28 mars 2002, n° 00-10628 : Bull. civ. II, n° 67.
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