Séquestre au musée
Le tribunal de grande instance de Paris rend le 30 mai 2017 une ordonnance de référé visant à placer sous séquestre le tableau de Camille Pissaro intitulé : La cueillette des pois, enlevé à son propriétaire pendant la Seconde Guerre mondiale et réapparu au musée Marmottan à l’occasion d’une exposition consacrée au peintre.
TGI Paris, 30 mai 2017, no 17/52901
Le tableau est ainsi brossé : lorsqu’il revient des camps de la mort, miraculé de Drancy, M. Simon Bauer entreprend de retrouver les œuvres de sa collection comprenant près d’une centaine de tableaux de maîtres qui lui avaient été pris par les nazis. En novembre 1945, il réussit alors à obtenir une ordonnance rendue en la forme de référés, confirmée en appel et autorisant la restitution immédiate de certains de ses tableaux. La mort à laquelle il avait réussi à échapper quelques années auparavant le rattrape toutefois en janvier 1947, laissant aux droits du collectionneur dans la génération de ses petits-enfants le seul qui survit encore à ce jour et poursuit inlassablement la recherche des mêmes tableaux, comme en témoigne la procédure initiée dans cette affaire.
Dans le cadre de la rétrospective Pissaro, le premier des impressionnistes, organisée au musée Marmottan, est en effet exposé un riche panel des tableaux du peintre, dont l’œuvre titrée La Cueillette des pois qui appartiendrait justement à la collection Bauer.
L’héritier, Jean-Jacques Bauer, saisit alors la justice afin que le tableau dont la possession et la propriété sont discutées, soit placé sous séquestre en attendant d’agir au fond et voir trancher définitivement le litige. Les époux Toll, détenteurs du tableau depuis l’acquisition qu’ils en ont faite en 1995 lors d’une vente aux enchères publiques, sont donc assignés au côté de la fondation Marmottan, aux droits de laquelle intervient volontairement l’Académie des Beaux-Arts.
Faisant droit à cette demande en rejetant les moyens tirés de l’incompétence territoriale de la juridiction saisie et de la nullité de l’assignation ainsi que du défaut de saisine régulière du tribunal invoqués par les époux Toll, l’ordonnance de référé rendue par le tribunal de grande instance de Paris le 30 mai 2017 vient illustrer parfaitement le thème que nous avons choisi de traiter ici, à savoir : l’arme redoutable que constitue la mise sous séquestre en tant qu’instrument efficace dont disposent les justiciables pour figer une situation discutable d’une part (I), une mesure restant cependant complètement soumise à l’appréciation souveraine du juge du conservatoire, d’autre part (II).
I – La mesure de séquestre comme instrument mis à la disposition des justiciables
Il convient de retracer ici les caractéristiques essentielles de cette mesure conservatoire afin de pouvoir appréhender de manière critique la recevabilité de la demande initiée par l’héritier du collectionneur.
La notion de séquestre répond à une double définition puisqu’il s’agit, d’une part, d’une procédure au moyen de laquelle un juge rend un bien indisponible en ordonnant de le placer sous-main de justice et, d’autre part, d’une fonction assurée par une personne entre les mains de laquelle sont remis les biens litigieux ; cette personne ayant pour mission de conserver, surveiller et si besoin administrer le bien afin de garantir sa conservation au sens de l’article 1962 du Code civil1. Dans l’accomplissement de sa mission, le séquestre représente ainsi le propriétaire des biens séquestrés, sans néanmoins acquérir la qualité de propriétaire.
Le séquestre est généralement choisi parmi les personnes étrangères au procès, désigné en raison de sa neutralité2 comme peut l’être par exemple un officier ministériel, rien n’interdisant cependant le choix de l’une des parties en cause dans le litige, même en cas de désaccord de l’autre partie. La liberté est maîtresse en la matière, la seule condition étant que la qualité de séquestre ne soit pas incompatible avec une autre fonction que pourrait occuper la même personne.
L’Académie des Beaux-Arts satisfait donc ici à cette première exigence mais un élément pourrait pourtant contrarier cette première approche, puisque l’Académie des Beaux-Arts est considérée tantôt comme un lieu de séquestre neutre justifiant par là même le refus de la consignation, tantôt comme un défendeur, une qualité permettant le rejet de l’exception d’incompétence dont il va être question plus tard.
La demande en désignation de séquestre doit être faite à l’encontre de toute personne à laquelle le requérant souhaite que la mesure soit opposée, de sorte qu’elle doit évidemment être mise dans la cause. Toutefois, selon une jurisprudence constante, il n’est pas nécessaire que pour qu’un séquestre soit désigné, celui-ci soit aussi partie à la procédure3.
Dans l’affaire qui nous intéresse, les époux Toll ont bien tenté d’avancer cet argument au soutien d’une exception d’incompétence en pointant du doigt la présence d’un forum shopping et en prétendant qu’il y avait détournement de la règle fixée par l’article 42, alinéa 2, du Code de procédure civile selon lequel « S’il y a plusieurs défendeurs, le demandeur saisit, à son choix, la juridiction du lieu où demeure l’un d’eux ». D’après eux, la mise en cause du musée, non obligatoire pour qu’il soit désigné comme séquestre, n’aurait été qu’un moyen utilisé pour instruire la procédure en France plutôt que d’assigner aux États-Unis, pays de résidence des époux Toll. Mais cet argument est rejeté par le juge des référés qui ne voit là aucune stratégie procédurale puisque d’une part, une demande a bien été dirigée à l’encontre du musée pour l’entendre désigné comme séquestre et d’autre part, les époux Toll ont plusieurs résidences à travers le monde de telle sorte qu’il pourrait être envisageable qu’ils en aient une en France. Malgré la motivation du juge des référés, il convient néanmoins d’observer ici que la jurisprudence constante précédemment évoquée rend plausible la stratégie du forum shopping invoquée par les époux Toll.
Il est par ailleurs, quoi qu’il en soit, retenu, que la compétence judiciaire se trouve avérée dès lors que la juridiction compétente est celle dans le ressort de laquelle doit être mise en œuvre la mesure sollicitée4, en l’espèce, le tribunal de grande instance de Paris pris en tant que juge du conservatoire.
II – La mise en œuvre de la mesure de séquestre par le juge du conservatoire
Le tribunal de grande instance de Paris juge qu’il y a lieu à référer après examen des conditions du référé en cas d’urgence, prévu par l’article 808 du Code civil disposant que « Dans tous les cas d’urgence, le président du tribunal de grande instance peut ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l’existence d’un différend ».
L’article 808 du Code de procédure civile suppose, tout d’abord, l’existence d’une urgence mais une urgence non définie par la loi. Il en ressort que le juge doit dès lors se livrer à une appréciation in concreto, par une analyse des intérêts de celui à qui un délai plus long serait préjudiciable et des intérêts de celui auquel un examen trop rapide de la demande serait défavorable.
Appliquée à l’espèce, cette condition d’urgence ne fait pas défaut puisque le tableau est censé repartir aux États-Unis le 16 juillet, date de la fin de l’exposition, soit un peu plus d’un mois du jour de la saisine. Nul doute que la situation nécessite donc une intervention judiciaire rapide, ceci afin de pouvoir assurer la conservation de l’œuvre dans un lieu neutre.
L’article 808 du Code de procédure civile exige, ensuite, que la mesure soit justifiée par l’existence d’un différend, ce qui suppose que le magistrat vérifie le caractère sérieux de la demande, sans néanmoins traiter de la contestation au fond qui relève, quant à elle, de la compétence du juge du fond. La mesure de séquestre n’est alors justifiée qu’à la condition qu’il existe un litige sérieux, la contestation sérieuse étant une condition sine qua non de la mesure5.
En l’occurrence, la propriété et la détention du tableau sont assurément litigieuses puisque la prescription alléguée ne peut être établie de manière évidente sans débat au fond. En effet, il y a d’un côté l’indivision Bauer qui estime que l’ordonnance de 1945 a rétabli la propriété de Simon Bauer à qui l’on devrait donc restituer le tableau. Il y a de l’autre côté les époux Toll qui considèrent être propriétaires légitimes de bonne foi en se fondant sur la prescription acquisitive de l’article 2276 du Code civil selon lequel « En faits de meubles, possession vaut titre » et plus précisément encore, sur la prescription acquisitive abrégée permettant l’acquisition du bien dans un délai de dix ans en cas de bonne foi du détenteur. Une bonne foi dont ils s’efforcent d’apporter la preuve, en mettant en évidence leur qualité de mécènes du musée de la Shoah de Washington et du musée de Tel Aviv. Il est vrai que les époux ont acquis aux enchères le tableau en 1995 de sorte que chronologiquement, en 2005, ils auraient effectivement pu acquérir la propriété par usucapion. Mais aux termes de l’ordonnance de 1945, les acquéreurs successifs sont considérés de mauvaise foi. Par conséquent, le cas divise les parties et dépasse nécessairement le stade de l’incontestable auquel doit se borner le juge des référés, juge de l’évidence. À titre d’illustration, le juge des référés du tribunal de grande instance a été déclaré compétent pour constater l’acquisition d’une clause résolutoire en raison de son automaticité6, alors qu’il a été jugé que l’action en résiliation de droit commun relève exclusivement de la compétence du juge du fond dans la mesure où la procédure laisse à la juridiction saisie un véritable pouvoir d’appréciation de la gravité du manquement allégué et des sanctions qui en découlent7. Il en résulte, qu’en l’espèce, le juge aurait effectivement été incompétent s’il était allé plus loin dans ses développements relatifs à la possession et à la propriété du tableau. Il s’agit donc bien ici d’une question de compétence ou d’incompétence du magistrat, autrement dit d’une problématique affectant le cadre restreint du juge de l’évidence et non d’une difficulté liée au pouvoir du juge, puisque les conditions du référé sont ici incontestablement remplies. C’est ainsi de bon droit que le tribunal estime qu’il y a lieu à référé et ordonne le séquestre de l’œuvre, sous réserve de la saisine au fond à intervenir avant le 14 juillet 2017, ceci afin de pouvoir éviter tout abus de procédure et dans un souci de proportionnalité, sachant que là encore le délai est entièrement soumis à l’appréciation souveraine des magistrats.
Enfin, il convient de préciser que le juge des référés rend son ordonnance en formation collégiale au sens de l’article 487 du Code de procédure civile8, à la suite d’un renvoi ordonné le 9 mai dernier. Cette décision est donc provisoire par nature, susceptible de recours dans le délai d’un mois, sans autorité de chose jugée au principal, exécutoire de plein droit à titre provisoire et ne peut être modifiée qu’en cas de « circonstances nouvelles » au sens de l’article 488 du Code de procédure civile9.
Les mois à venir nous diront si cette affaire suivra le même sort que celle jugée par la Cour de cassation, qui, en juin 196510, avait rejeté le pourvoi, confirmant ainsi la décision d’appel par laquelle l’urgence avait été constatée au regard d’un infléchissement important des cours de tableaux et la mesure de séquestre justifiée par l’existence d’une contestation portant sur la validité des conventions. Le contexte historique sensible de la présente instance et l’actualité nous incitent à penser que le plus grand soin sera apporté dans l’analyse qui continuera d’être faite de ce dossier, avec peut-être la correction apportée à une « injustice » sans que pour autant une autre n’en soit générée.
Le contentieux de la spoliation est ainsi une fois de plus malheureusement évoqué à travers cette ordonnance et démontre encore aujourd’hui l’ampleur du travail à accomplir pour rendre aux nombreuses familles qui en ont été les victimes, une infime partie de ce que la guerre a pu leur prendre. Il est une habitude de positionner face à la notion de droits celle des devoirs et il est aussi à espérer au sens le plus noble de ce terme, que le droit viendra ici se conjuguer au devoir de mémoire que l’empreinte de certaines époques de notre histoire doit une nouvelle fois nous imposer.
Notes de bas de pages
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1.
C. civ., art. 1962 : « L’établissement d’un gardien judiciaire produit, entre le saisissant et le gardien, des obligations réciproques. Le gardien doit apporter, pour la conservation des effets saisis, les soins raisonnables. Il doit les représenter soit à la décharge du saisissant pour la vente, soit à la partie contre laquelle les exécutions ont été faites, en cas de mainlevée de la saisie. L’obligation du saisissant consiste à payer au gardien le salaire fixé par la loi ».
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2.
T. com. Paris, 5 févr. 1971 : Gaz. Pal. Rec. 1971, 1, p. 378.
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3.
Cass. com., 29 janv. 1974 : JCP G 1974, II 17815, note Bernard.
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4.
V. par ex. CA Paris, 1re ch., sect. A, 22 mars 1999, n° 1999-023593, Association Front National c/Société générale.
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5.
Cass. 2e civ., 14 févr. 1973 : Bull. civ. II, n° 52.
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6.
Cass. 3e civ., 19 déc. 1983, n° 82-11205 : Bull. civ. III, n° 265 – Cass. 3e civ., 19 févr. 2003, n° 01-16991 : Bull. civ. III, n° 44.
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7.
Ex. d’appréciation souveraine : Cass. 3e civ., 7 oct. 1987, n° 86-11297 : Bull. civ. III, n° 162.
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8.
CPC, art. 487 : « Le juge des référés a la faculté de renvoyer l’affaire en état de référé devant la formation collégiale de la juridiction à une audience dont il fixe la date ».
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9.
CPC, art. 488 : « L’ordonnance de référé n’a pas, au principal, l’autorité de la chose jugée. Elle ne peut être modifiée ou rapportée en référé qu’en cas de circonstances nouvelles ».
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10.
Cass. 1re civ., 28 juin 1965 : Bull. civ. I, n° 420.