B. Mathieu : « Les juges interviennent dans l’exercice de la fonction politique »
Plusieurs affaires récentes, dont la condamnation de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy dans l’affaire dite « Bismuth », mettent en lumière l’existence de tensions très vives entre justice et politique. Une situation que le professeur de droit constitutionnel Bertrand Mathieu a explorée dans son ouvrage Justice et politique, la déchirure ? (LGDJ 2015). Entretien.
Actu-Juridique : La condamnation de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy a déclenché une polémique particulièrement vive révélant des tensions importantes entre justice et politique. Que pensez-vous de la situation actuelle ?
Bertrand Mathieu : En France, les relations entre justice et politique ont toujours été tendues ; c’était déjà le cas sous l’ancien régime. Sous la IIIème République, les politiques ont mis les juges sous tutelle. A l’heure actuelle, pour dire les choses de manière un peu caricaturale, on le sentiment que la situation s’inverse radicalement et que c’est le politique qui se trouve désormais sous la tutelle du judiciaire. Que les politiques ne soient plus protégés par leur statut lorsqu’ils commettent un délit de droit commun constitue bien entendu un progrès. C’est le cas par exemple en matière fiscale ou de blanchiment avec les affaires Cahuzac et Balkany. C’est ce progrès indéniable que les juges mettent en avant quand est contestée leur intrusion dans le champ politique. En revanche, une autre tendance se dessine, qui conduit à s’interroger, lorsque les juges sont appelés à intervenir dans l’activité politique elle-même. Dans l’affaire du sang contaminé, qui constitue un point de bascule, un dysfonctionnement grave des services de l’administration sanitaire a conduit à inoculer le virus du sida à l’occasion de transfusions sanguines. Le ministre de la santé et le premier ministre ont été pénalement poursuivis devant la Cour de justice de la République pour empoisonnement. Le problème c’est qu’ainsi, on substitue la responsabilité judiciaire pénale à la responsabilité politique. Cela s’inscrit dans un contexte général qui dépasse la France d’ailleurs : la responsabilité politique ne fonctionne plus. Cela traduit un véritable dysfonctionnement du système parlementaire dès lors que les organes politiques ne jouent plus vraiment leur rôle. Un autre exemple plus récent est l’affaire Lagarde. L’ancienne ministre a été poursuivie devant la Cour de justice de la République pour imprudence, or, si l’on considère que l’imprudence d’un dirigeant politique peut être une faute pénale, il ne reste plus rien de l’autonomie de la politique car c’est le juge qui s’arroge le pouvoir d’apprécier la pertinence de la décision politique.
Actu-Juridique : L’affaire Fillon est-elle aussi à vos yeux une illustration de cette immixtion du juge dans le politique ?
BM : Oui, elle aussi engendre nombre de questions. Est-ce au juge qu’il appartient de déterminer quelles doivent être les fonctions d’un assistant parlementaire, n’est-ce pas plutôt au Parlement ? La justice a organisé des perquisitions dans les assemblées. Comment ne pas être étonné que dans un régime parlementaire on puisse perquisitionner sans garantie particulière alors que par exemple une perquisition dans un cabinet d’avocat ne peut avoir lieu sans la présence du bâtonnier ? Enfin, bien sûr il y a la question de la mise en examen d’un candidat à l’élection présidentielle juste avant celle-ci. C’est l’effet pervers de la jurisprudence Balladur : en décidant qu’un ministre mis en examen doit démissionner on place le politique sous la tutelle du juge, même si l’effet recherché n’était pas celui-ci mais une simple exigence d’efficacité gouvernementale. Dans toutes ces affaires, contrairement aux dossiers Cahuzac ou Balkany, le juge n’intervient pas seulement pour trancher des affaires de droit commun, mais au coeur de l’action politique.
Actu-Juridique : Il semble, si l’on suit votre analyse, que l’on vienne de franchir une nouvelle étape sur fond de crise sanitaire avec les plaintes déposées contre des ministres en fonctions et alors que la crise est toujours en cours.
BM. : En effet. Ajoutons que les plaintes se télescopent avec le travail des commissions d’enquêtes parlementaires au risque de court-circuiter le travail de contrôle du Parlement. Sans compter le fait que des perquisitions et des saisies ont été réalisées, au risque d’entraver l’action de l’administration. Une autre affaire traduit ce mélange des genres, il s’agit du conflit entre les syndicats de magistrats et le garde des sceaux. Ce dernier a engagé une enquête administrative à l’encontre de certains magistrats et la justice réplique par l’ouverture d’une information judiciaire à l’encontre du ministre. Quelles que soient les questions relevant d’un éventuel conflit d’intérêt entre l’action du ministre et celles relevant de son ancienne activité d’avocat, ce conflit étant en fait géré par le transfert de dossiers au Premier ministre, il n’en reste pas moins que l’action judiciaire vient contrecarrer l’action ministérielle dans un affrontement direct.
Actu-Juridique : Revenons à l’affaire Sarkozy. Les réactions suscitées par sa condamnation, qu’on la critique ou qu’on l’approuve, ont été particulièrement virulentes. Quelle est votre analyse ?
BM : L’affaire Sarkozy est emblématique du phénomène d’intrusion du judiciaire dans le politique que je décris. Mettons de côté la question de savoir s’il est coupable ou pas, cela ne relève pas de ma compétence, mais de celle des juges. En revanche certains éléments objectifs conduisent à s’interroger tant sur la procédure suivie que sur le contexte. Ainsi, la saisie des agendas présidentiels, nécessairement liés à son activité présidentielle, pose un problème de constitutionnalité, au regard de l’immunité constitutionnelle du Chef de l’Etat dans l’exercice de ses fonctions et donc de la séparation des pouvoirs. On peut aussi s’interroger sur le rôle joué par le parquet national financier dans cette affaire. Il a été créé dans le but de traiter des affaires financières d’une grande complexité et de portée nationale, or dans l’affaire dite « Bismuth » le fait que Nicolas Sarkozy ait, ou non, demandé des informations à un magistrat sur un dossier en cours et qu’il ait, ou non, accepté de servir d’intermédiaire pour l’obtention d’un poste à Monaco pour ce magistrat, ne présente aucune complexité financière. C’est la même chose d’ailleurs s’agissant de l’affaire Fillon : où est la complexité financière dans le point de savoir si Madame Fillon a rempli correctement ou non ses fonctions d’attachée parlementaire ? En d’autres termes, le PNF est utilisé à d’autres fins que celles pour lesquelles il a été créé, cela peut être considéré comme une dérive. Sans oublier bien sûr les moyens utilisés, à savoir des écoutes de conversation confidentielles entre un ancien président de la République et son avocat. Juger le politique en utilisant des moyens « extraordinaires », peut susciter le débat.
Actu-Juridique : Sans surprise cela a mené les amis politiques de l’ancien président à dénoncer un acharnement judiciaire…
BM. : C’est un situation malsaine qui résulte de la confusion des genres, à partir du moment où les décisions judiciaires conduisent les juges à s’immiscer dans l’action politique, les politiques vont, en retour s’immiscer dans l’action judiciaire. Cette confusion est aggravée par l’engagement politique public de certains magistrats et surtout par le fait que des syndicats de magistrats vont parfois jusqu’à prendre position sur des questions de politique générale, voire même interviennent dans le cadre d’une élection présidentielle, sortant ainsi du cadre de la défense des intérêts de leurs membres, ou des questions relatives à l’organisation judiciaire. Ils peuvent certes faire valoir que, comme tout citoyen, le juge bénéficie de la liberté d’opinion et que cela n’influe pas sur son impartialité dans l’exercice de ses fonctions. C’est probablement vrai pour la majorité d’entre eux, mais là n’est pas la question. Le justiciable a le droit de ne pas douter de l’impartialité de son juge, c’est ce que l’on appelle l’impartialité objective. C’est-à-dire que non seulement le juge doit être impartial, mais qu’il doit donner le sentiment de l’impartialité. Par ailleurs, il convient de s’interroger sur le point de savoir s’il est admissible que des organisations professionnelles de magistrats interviennent pour juger des décisions politiques qu’ils ont pour mission de faire respecter, dans le respect de la hiérarchie des normes juridiques, mais non au regard d’engagements politiques ou idéologiques. La légitimité du juge n’est pas directement démocratique, c’est celle d’un tiers impartial.
Actu-Juridique : Le problème de l’indépendance n’est pas seulement lié à l’expression d’opinions politiques, mais aussi au fait que la carrière des magistrats dépend du politique. La solution ne consisterait-elle pas, comme le réclame une très grande partie de la magistrature, à mettre fin à cette dépendance ?
BM. : Les magistrats en effet revendiquent l’indépendance totale du parquet en expliquant que ce serait la solution pour couper le cordon ombilical entre politique et justice. Si une réflexion sur le statut des membres du parquet est légitime, derrière cette revendication se cache celle d’une revendication d’une totale autonomie de la justice. Or il convient de ne pas confondre l’exigence constitutionnelle de l’indépendance des juges et l’idée d’une autonomie du « pouvoir » judiciaire. Une telle autonomie serait dangereuse pour la démocratie et pour les libertés. Il suffit de se reférer à Montesquieu, tout organe qui a du pouvoir a tendance à en abuser, et seul le pouvoir arrête le pouvoir, c’est la raison d’être du principe de séparation des pouvoirs. Donc la séparation des pouvoirs ne peut se concevoir par la juxtaposition de pouvoirs autonomes. Peut-on admettre un pouvoir politique de plus en plus contrôlé et un pouvoir judiciaire sans limites ni contrôles, autre qu’internes. C’est la vieille question de savoir qui gardera le gardien. Elle n’est pas facile à résoudre et les idées simples n’y suffisent pas, mais ce n’est pas une raison pour l’évacuer.
Actu-Juridique : Précisément, le Chef de l’Etat a saisi le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) d’une demande d’avis sur le renforcement du régime disciplinaire…
BM. : En tant qu’ancien membre du CSM, je puis en effet attester que le régime de responsabilité ne fonctionne pas pour des questions de procédure. En particulier, la commission d’admission des requêtes qui se prononce sur les plaintes des justiciables ne dispose d’aucun pouvoir d’investigation et n’a donc d’autre choix qu’entre renvoyer devant la formation disciplinaire ou ne rien faire. Ce n’est pas satisfaisant. Par ailleurs la question se pose de la sanction des fautes professionnelles caractérisées. Enfin les chefs de cours ou de juridictions hésitent à utiliser l’avertissement qui peut souvent constituer une sanction appropriée. En tous cas, la situation actuelle n’est pas satisfaisante.
Actu-Juridique : Les magistrats estiment qu’il y a une ligne jaune à ne pas franchir : le disciplinaire ne doit pas empiéter sur le champ de l’activité juridictionnelle …
BM : Certes on ne peut pas sanctionner disciplinairement un travail juridictionnel, cela relève des juridictions supérieures par le moyen des voies de recours. Mais les choses ne sont pas si simples et ce principe ne doit pas servir de paravent à des situations plus contestables. Imaginons que des décisions juridictionnelles prises en appel ou en cassation relèvent des fautes juridiques graves et répétées commises par un magistrats à un niveau inférieur (contradictions, erreurs manifestes sur les faits, erreurs de droit grossières..). En l’état, cette situation ne peut être prise en considération ni au regard de sa responsabilité disciplinaire ni même en termes de carrière. Là encore les solutions préservant l’indépendance du magistrat et les garanties du justiciable, car c’est d’abord de cela qu’il s’agit, sont difficiles à trouver. Mais n’oublions jamais que le but de l’organisation judiciaire n’est pas d’abord de protéger le magistrat mais le droit pour le justiciable d’être jugé dans des conditions satisfaisantes. Certes une décision aberrante pourra être réformée à la suite de l’exercice de voies de recours. Mais imagine t-on la situation d’un justiciable victime d’un juge incompétent ou partial qui ne pourra voir sa situation rétablie qu’à la suite d’un parcours, long, couteux, semé d’embuches qui pourra l’avoir affecté dans sa situation personnelle, sociale ou patrimoniale. Certes ces hypothèses ne sont pas nécessairement très fréquentes, mais le fait même qu’elles existent ou puissent exister impose la recherche de solutions.
Actu-Juridique : Dans votre livre, vous dénoncez le fait que la justice est sortie de son lit et qu’il n’y a plus un équilibre entre trois pouvoirs tel que le concevait Montesquieu, mais un pouvoir – le judiciaire – dressé contre les deux autres….
BM. : Cest non seulement ce qu’illustrent les affaires que l’on vient d’évoquer, mais aussi le renforcement considérable du pouvoir normatif des juges notamment du fait du contrôle de conventionnalité, qui lui permet d’écarter l’application d’une loi ou d’un règlement au nom d’une jurisprudence européenne parfois assez imprécise, trop abstraite ou, à l’inverse, trop concrète. S’agissant de la prétention des parlements d’Ancien-Régime de s’opposer à la politique royale, Saint-Simon disait: « La robe ose tout, usurpe tout, domine tout ». De ce point de vue, les politiques ont leur part de responsabilité, notamment en transférant à la justice des pouvoirs qu’il ne veulent pas exercer. Ils se placent alors eux-mêmes sous le contrôle du juge. De manière plus générale, le citoyen a une conscience implicite de cette perte de pouvoir du politique, ce qui l’incite pour des raisons tenant à une exigence de responsabilité et à un souci d’efficacité à se tourner vers le juge pour obtenir ce qu’il ne sait pouvoir obtenir du politique. Quel est le rôle de la justice ? C’est une vraie question que l’on ne pose jamais. Chantal Arens, avait dit un jour à ce sujet : il nous appartient d’adapter le droit aux évolutions de la société. Non, c’est le rôle du politique résultant d’un choix démocratique, d’une légitimité qui n’est pas celle du juge !
Actu-Juridique : Dans une tribune publiée dans nos colonnes votre collègue Dominique Rousseau appelle à reprendre le Conseil constitutionnel au politique pour le rendre aux juristes. A vous entendre, on a le sentiment que vous ne partagez pas forcément cette opinion…
BM. : Juger la loi en tant qu’elle est l’expression de la volonté générale, ce n’est pas la même chose qu’apprécier la légalité d’un arrêté municipal. Par conséquent, je suis favorable à la présence de politiques au sein du Conseil. Mais il faut bien entendu établir un équilibre. Imaginons un Conseil composé de 12 membres, pour simplifier, on pourrait, par exemple, désigner un conseiller d’Etat, un magistrat de la Cour de cassation, un magistrat de la Cour des comptes, un avocat, un professeur de droit et laisser aux autorités de nomination un libre choix pour les autres membres. La présence de membres ayant une expérience politique au Conseil constitutionnel me semble une bonne chose, de même qu’il est pertinent que les membres du Conseil d’Etat puissent bénéficier d’une expérience dans l’administration active. En tant que professeur de droit constitutionnel, je n’hésite pas à dire qu’un Conseil constitutionnel composé exclusivement de professeurs de droit constitutionnel ne serait pas satisfaisant.
Référence : AJU178467