De quelques questions épineuses sur le RIP « Aéroports de Paris »

Publié le 07/06/2019

Le 9 mai 2019 (n° 2019-1 RIP), le Conseil constitutionnel a délivré un nihil obstat à l’engagement d’un « référendum d’initiative partagée » (RIP) contre la privatisation des Aéroports de Paris (ADP). Le 16 mai suivant (n° 2019-781 DC), se prononçant sur la loi portant plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (Pacte), il s’est prononcé dans un sens favorable à cette privatisation… Le « miroitement » entre ces deux solutions aurait été atténué si, à l’occasion de sa décision sur la loi Pacte, en validant les dispositions de celle-ci autorisant la privatisation d’ADP, le Conseil constitutionnel avait jugé que leur promulgation ferait obstacle à la poursuite du RIP.

I – Le nihil obstat délivré par le Conseil constitutionnel à l’engagement d’un « référendum d’initiative partagée » (RIP) contre la privatisation des Aéroports de Paris (ADP) est-il une affaire majeure ?

La décision n° 2019-1 RIP du 9 mai 2019 est un événement juridico-politique important pour diverses raisons :

  • d’abord, parce que c’est la première fois qu’un RIP franchit la première étape du marathon menant au référendum. Le RIP socialiste de janvier 2019 sur le rétablissement de l’ISF n’avait pu la franchir faute d’un nombre suffisant de signatures de députés et sénateurs. L’appoint de parlementaires de tous bords a joué ici un rôle décisif puisqu’il a permis de franchir le seuil de 20 % de l’effectif requis par le troisième alinéa de l’article 11 de la constitution, dans sa rédaction issue de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 ;

  • ensuite, parce que ce RIP soulève toute une série de questions relatives à l’articulation (pour ne pas dire à la tension) entre démocratie représentative et démocratie participative. Nous nous trouvons en effet face à une initiative dont l’objet avoué est de faire obstacle à l’application d’une loi récemment et définitivement votée ;

  • en troisième lieu, parce que ce RIP ouvre, dans un domaine où tout semblait avoir été dit (celui des nationalisations et privatisations), un débat sémantique original sur la notion de « service public national » non privatisable ;

  • enfin, comme toujours en matière référendaire, parce que la question à laquelle sont appelés à répondre nos concitoyens est multiple : explicitement, c’est celle de la privatisation d’ADP (opération dont on conviendra que les tenants et aboutissants ne sont pas appréhendés par le public dans toute leur complexité) ; implicitement, la question est plus simple : y répondre sera, pour l’électeur, une façon de livrer son sentiment global sur Emmanuel Macron.

Pour tous ces motifs, le RIP auquel le Conseil constitutionnel a délivré un nihil obstat le 9 mai 2019 est une étude de cas assez captivante. Et le feuilleton ne fait que commencer.

II – Quelles sont les étapes à parcourir avant la tenue d’un référendum d’initiative partagée ?

La procédure est réglée par l’article 11 de la constitution1, le chapitre VI bis de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 19582 et les deux lois (L. org. n° 2013-1114, 6 déc. 2013 et L. n° 2013-1116, 6 déc. 2013) du 6 décembre 2013 portant application de l’article 11 de la constitution.

Elle comprend trois phases.

La première est celle de la rédaction d’une proposition de loi (PPL) qui doit être signée par le cinquième au moins des parlementaires en fonction et qui, sur le fond comme sur la forme, doit être déclarée conforme à la constitution par le Conseil constitutionnel. En l’espèce, une PPL, signée par 248 députés et sénateurs, a été déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale le 10 avril 2019. Son article unique dispose que : « L’aménagement, l’exploitation et le développement des aérodromes de Paris-Charles-de-Gaulle, Paris-Orly et de Paris-Le Bourget revêtent les caractères d’un service public national au sens du neuvième alinéa du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 ». Saisi de la PPL le jour même de son dépôt, le Conseil constitutionnel a statué le 9 mai suivant. La PPL, juge-t-il, est conforme aux conditions fixées par l’article 11 de la constitution et n’est contraire à aucune autre règle ni à aucun autre principe de valeur constitutionnelle.

Alors s’ouvre la deuxième étape, à laquelle nous arrivons en l’espèce : celle du recueil des soutiens des électeurs. Le nombre de soutiens à recueillir est de 10 % des électeurs inscrits, soit aujourd’hui 4 717 396 électeurs. La barre de 10 % a été placée très haut, probablement trop haut, par le constituant de 2008. Comme l’a indiqué le chef de l’État dans sa conférence de presse du 25 avril 2019, le seuil pourrait être sensiblement abaissé à l’occasion de la révision constitutionnelle en cours.

Si la PPL recueille le soutien d’un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales, s’ouvre la troisième étape, en vertu des dispositions combinées du cinquième alinéa de l’article 11 de la constitution (« si la proposition de loi n’a pas été examinée par les deux assemblées dans un délai fixé par la loi organique, le président de la République la soumet au référendum ») et de l’article 9 de la loi organique du 6 décembre 2013 (qui fixe ce délai à 6 mois) : la PPL doit être examinée par les deux assemblées dans les 6 mois suivant la publication au Journal officiel de la décision du Conseil déclarant qu’elle a obtenu le soutien d’au moins un dixième des électeurs. Cet examen peut conduire à adopter (avec ou sans amendements) ou à rejeter la PPL, mais il n’a pas à être achevé dans les 6 mois. Il faut et il suffit que, dans ce délai de 6 mois, la PPL ait été examinée une fois par chacune des deux assemblées parlementaires.

Ce n’est que si l’une au moins des deux assemblées n’a pas examiné la PPL dans ce délai de 6 mois que le président de la République convoque le référendum. Cette convocation est alors une obligation constitutionnelle du président. Son non-accomplissement serait un manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat et l’exposerait à être destitué par la haute Cour de justice en vertu de l’article 68 de la constitution.

Que le Parlement puisse reprendre la main lors d’un RIP est une option essentielle de la révision de 2008. C’est au demeurant la seule façon d’amender le texte au cas où, au cours des mois écoulés depuis le dépôt de la PPL, de nouvelles circonstances de droit ou de fait imposent de l’adapter. La convocation (si les conditions de celle-ci sont réunies) interviendrait en l’espèce en septembre 2020.

III – Comment va se dérouler le recueil des soutiens ?

Les modalités de recueil des soutiens sont détaillées dans la loi organique n° 2013-1114 du 6 décembre 2013 (portant application de l’article 11 de la constitution), le livre VI ter du Code électoral (dans sa rédaction issue de la loi ordinaire n° 2013-1116 du 6 décembre 2013 portant application de l’article 11 de la constitution) et le décret n° 2014-1488 du 11 décembre 2014 relatif au traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « Soutien d’une proposition de loi au titre du troisième alinéa de l’article 11 de la Constitution ».

Jusqu’à l’intervention de la décision par laquelle le Conseil constitutionnel constate que le nombre de soutiens a été atteint, l’examen de la PPL par le Parlement est suspendu.

Le recueil incombe au ministère de l’Intérieur sous le contrôle du Conseil constitutionnel. Au sein de celui-ci, une formation restreinte est chargée de cette surveillance. Le Conseil peut être saisi par tout électeur durant la période de recueil des soutiens ou dans un délai de 10 jours suivant sa clôture.

Les électeurs ont trois moyens pour exprimer leur soutien :

  • directement sur le site internet referendum.interieur.gouv.fr ;

  • pour les électeurs n’ayant pas d’accès personnel à internet, par un « point d’accès » internet mis à disposition au moins « dans la commune la plus peuplée de chaque canton ou au niveau d’une circonscription administrative équivalente » ;

  • ou, enfin, en déposant en mairie leur soutien sur papier (un agent municipal devant alors vérifier que le formulaire de soutien est convenablement rempli et l’enregistrer sur le site internet du ministère).

Les soutiens étant très majoritairement apportés par les électeurs eux-mêmes sur le site internet du ministère de l’Intérieur, il faudra s’assurer, ce qui n’est pas évident, de l’identité des intéressés, afin de vérifier que le soutien n’est pas usurpé, que celui qui l’exprime est bien inscrit sur une liste électorale et qu’il ne s’est pas déjà exprimé.

La liste des soutiens peut être consultée par toute personne. À l’issue d’un délai de 2 mois à compter de la publication au Journal officiel de la décision du Conseil constitutionnel déclarant si la proposition de loi a obtenu le soutien d’au moins un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales, les données collectées dans le cadre des opérations de recueil des soutiens sont détruites.

Le recueil dure 9 mois (ici entre juin 2019 et mars 2020), ce qui est d’ailleurs trop long. Il est validé in fine par le Conseil constitutionnel.

IV – Que penser du rapprochement des décisions du Conseil constitutionnel des 9 et 16 mai 2019 ?

A) Le Conseil s’est prononcé sur la PPL par sa décision n° 2019-1 RIP du 9 mai 2019. Le numéro d’enregistrement de l’affaire (2019-1 RIP) révèle que cette saisine est une première.

Aux termes du troisième alinéa de l’article 11 de la constitution, dans sa rédaction issue de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 : « Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement, soutenue par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d’une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an ».

1) Le Conseil a d’abord vérifié que la PPL était présentée par plus d’un cinquième des membres du Parlement à la date d’enregistrement de sa saisine et portait bien sur l’un des objets mentionnés au premier alinéa de l’article 11 de la constitution (en l’espèce : « réformes relatives à la politique économique de la nation et aux services publics qui y concourent »).

En l’absence de tout RIP antérieur, il a constaté qu’était également satisfaite la condition fixée au sixième alinéa de l’article 11 (« Lorsque la proposition de loi n’est pas adoptée par le peuple français, aucune nouvelle proposition de référendum portant sur le même sujet ne peut être présentée avant l’expiration d’un délai de 2 ans suivant la date du scrutin »).

Cette première partie de sa décision n’appelle pas d’observation. Le reste inspire, en revanche, une moindre adhésion.

2) Répondant aux objections du gouvernement sur la recevabilité de l’initiative référendaire, le Conseil se borne à constater que, à la date d’enregistrement de la saisine, soit le 10 avril 2019, la PPL n’avait pas pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an.

De fait, la loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises (Pacte), dont l’article 135, II, poursuit un objet exactement inverse à celui de la PPL (puisqu’il dispose que « le transfert au secteur privé de la majorité du capital social de la société Aéroports de Paris est autorisé »), quoique définitivement votée par le Parlement le 11 avril 2019, ne pouvait être promulguée que dans la seconde moitié du mois de mai3. La loi Pacte a en effet été déférée le 16 avril 2019 au Conseil par quatre saisines, notamment sur la question de la privatisation d’ADP, et l’examen des saisines inscrit à son ordre du jour du 16 mai.

En se prononçant ainsi sur la recevabilité de l’initiative référendaire, le Conseil applique à la lettre l’article 45-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, en vertu duquel : « Le Conseil constitutionnel vérifie, dans le délai d’un mois à compter de la transmission de la proposition de loi : (…) 2° que son objet respecte les conditions posées aux troisième et sixième alinéas de l’article 11 de la constitution, les délais qui y sont mentionnés étant calculés à la date d’enregistrement de la saisine par le Conseil constitutionnel ».

Dans un communiqué du 16 mai 2019, le président du Conseil constitutionnel Laurent Fabius expose que cette application littérale était commandée par les termes mêmes de l’article 11 de la constitution combinés à ceux de l’article 45-2 de l’ordonnance organique : « À la date d’enregistrement de la saisine par le Conseil constitutionnel, la loi concernant l’éventuelle privatisation d’ADP n’avait – même s’il s’en fallait de peu – pas été votée, ni a fortiori promulguée. On peut être favorable ou critique envers ces dispositions, elles sont rédigées ainsi »4.

N’appartient-il pas cependant à une instance comme le Conseil constitutionnel, sans s’ériger pour autant en arbitre des élégances politiques, de faire prévaloir l’esprit des textes sur leur lettre lorsque se trouvent en cause la volonté du constituant et le bon fonctionnement des institutions ?

Le dépôt de la PPL le 10 avril 2019, soit la veille de l’adoption définitive de la loi Pacte, méconnaît l’intention, inspirant les travaux préparatoires de 2008, d’interdire que l’initiative référendaire devienne un instrument d’obstruction.

Le rapporteur du projet de loi constitutionnelle devant le Sénat n’avait-il pas présenté le délai d’un an pendant lequel un RIP ne pouvait remettre en cause une loi comme destiné à « éviter que la procédure puisse permettre à un groupe parlementaire d’essayer de remettre en cause immédiatement, par la voie référendaire, un texte qu’il aurait combattu lors des débats parlementaires, mais qui aurait été adopté définitivement par le Parlement »5 ?

Le fait que le déclenchement d’un RIP soit une opération lourde dans laquelle on ne doit pas engager l’État à la légère, la circonstance que ce déclenchement entrave l’application de dispositions dont le Conseil vient de déclarer la conformité ne militaient-ils pas pour faire une application autonome des dispositions du troisième alinéa de l’article 11 de la constitution, selon lesquelles un RIP ne doit pas porter sur une disposition promulguée depuis moins d’un an, sans se laisser enfermer, au moins dans la décision Pacte, par les termes de l’article 45-2 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958 ?

Au regard de l’intention du constituant d’interdire les RIP obstructionnistes, le dépôt de la PPL la veille du vote définitif de la loi Pacte s’apparente à un détournement de procédure. Celui-ci était dûment dénoncé par le gouvernement dans ses écritures, mais le Conseil « a fait comme si de rien n’était », ainsi que l’écrit Anne Levade dans l’Express du 22 mai 2019.

3) En dernier lieu, la décision du 9 mai 2019 du Conseil constitutionnel juge que, sur le fond, la PPL n’est pas contraire à la constitution.

Le Conseil relève à cet égard que l’aménagement, l’exploitation et le développement des aérodromes de Paris ne sont pas un service public national dont la nécessité découlerait de principes ou de règles de valeur constitutionnelle (ce que le Conseil a confirmé le 16 mai 2019 en examinant la loi Pacte). Il n’y a donc pas d’empêchement constitutionnel « direct » à leur privatisation.

Toutefois, considère le Conseil (rejetant ainsi implicitement l’argumentation du gouvernement qui estimait la PPL sans portée juridique propre), la PPL « a pour objet d’ériger ces activités (l’aménagement, l’exploitation et le développement des aérodromes de Paris) en services publics nationaux ». Il en découle que l’initiative référendaire s’opposerait, si elle prospérait, à la privatisation, car ADP serait devenue, par détermination législative, un service public national.

Mais la PPL peut-elle prendre sur elle de qualifier l’aménagement, l’exploitation et le développement des aérodromes de Paris de services publics nationaux au sens du neuvième alinéa du Préambule de 1946, alors qu’elle ne modifie par elle-même aucune de leurs caractéristiques objectives ? N’est-ce pas ajouter à la constitution, ce que ne peut faire un texte de loi ordinaire, serait-il référendaire ?

Elle le peut, répond le Conseil constitutionnel, car, en portant cette qualification, les auteurs de la PPL n’ont commis aucune erreur manifeste d’appréciation au regard du neuvième alinéa du Préambule de la constitution de 1946, selon lequel : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ».

Cette motivation laisse perplexe.

Le texte de la PPL se présente comme une vérité constitutionnelle pérenne, un énoncé recognitif de valeur permanente (« revêtent les caractères d’un service public national au sens du neuvième alinéa du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 (…) »).

Or de deux choses l’une :

  • soit cet énoncé est exact dans son intemporalité, et l’aménagement, l’exploitation et le développement des aérodromes de Paris sont durablement non privatisables. On ne peut donc juger, comme le fait le Conseil le 16 mai, que, « en l’état », ADP n’est pas un service public national. La privatisation doit être censurée le 16 mai ;

  • soit cet énoncé est inexact : l’aménagement, l’exploitation et le développement des aérodromes de Paris ne revêtent pas de façon permanente les caractères d’un service public national au sens du neuvième alinéa du Préambule de 1946 (ce qui est au demeurant jugé le 16 mai). La PPL doit alors être censurée comme ajoutant à la constitution un cas non prévu par le Préambule de 1946 de service non privatisable.

B) Dans sa décision n° 2019-781 DC du 16 mai 2019 (loi Pacte), après avoir écarté les qualifications de monopole de fait et de service public national par nécessité constitutionnelle, le Conseil note (§ 50) que, comme le prévoit le Code des transports, l’État est compétent pour créer, aménager et exploiter les « aérodromes d’intérêt national ou international », dont la liste, fixée par décret en Conseil d’État, comporte plusieurs aéroports situés dans différentes régions.

Le législateur n’a donc pas jusqu’à présent confié à la seule entreprise Aéroports de Paris l’exploitation d’un service public aéroportuaire à caractère national. Le Conseil relève à cet égard que certains de ces aérodromes régionaux, exploités par des sociétés également chargées de missions de service public, sont en situation de concurrence avec Aéroports de Paris.

Il en déduit (§ 51) que « la société Aéroports de Paris ne présente pas en l’état les caractéristiques d’un service public national » et déclare l’autorisation de privatiser conforme à la constitution.

C) Le paradoxe de ces positions successives est de produire, le 9 mai 2019, une décision du Conseil constitutionnel bénissant une PPL qui rend non privatisable ADP et, une semaine plus tard, une décision du Conseil constitutionnel déclarant cette privatisation non contraire à la constitution.

Le paradoxe aurait également existé si le Conseil constitutionnel avait censuré le 16 mai 2019 les dispositions de la loi Pacte privatisant ADP, car le RIP auquel il aurait donné son feu vert la semaine précédente se serait vu privé non seulement d’objet (interdire la privatisation), mais encore de valeur ajoutée juridique (faire d’ADP un service public national au sens du neuvième alinéa du Préambule de 1946).

On dira qu’en matière constitutionnelle deux dispositions de sens contraires peuvent être simultanément acceptables. Et il est fort heureusement vrai que la constitution ne dicte pas sa conduite au législateur de façon déterministe. La difficulté est que les deux énoncés (et les décisions y afférentes) se présentent ici comme relatifs à une possibilité (constitutionnelle) niée le 9 mai (« ADP n’est pas privatisable ») et affirmée le 16 mai (« ADP est privatisable »).

Au moins au regard de la logique commune, la cohérence pouvait être préservée par le Conseil, si, à l’occasion de sa décision sur la loi Pacte, en validant les dispositions autorisant la privatisation d’ADP, il avait jugé que leur promulgation ferait désormais obstacle à la poursuite du RIP, se fondant pour ce faire sur le troisième alinéa de l’article 11 de la constitution, en vertu duquel l’initiative référendaire ne peut « avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an ». C’est ce à quoi l’engageait le gouvernement dans un mémoire qui n’a trouvé sa réponse que dans le communiqué du président Laurent Fabius.

À défaut, pour le Conseil constitutionnel, d’éviter tout « miroitement » entre ses deux décisions, celui-ci pouvait-il être résorbé par le président de la République en faisant application de l’article 10 de la constitution (« Le président de la République promulgue les lois dans les 15 jours qui suivent la transmission au gouvernement de la loi définitivement adoptée / Il peut, avant l’expiration de ce délai, demander au Parlement une nouvelle délibération de la loi ou de certains de ses articles. Cette nouvelle délibération ne peut être refusée ») ?

En théorie, le président de la République pouvait en effet demander une seconde délibération des dispositions de la loi Pacte relatives à la privatisation d’ADP, afin que ces dispositions soient à nouveau inscrites à l’ordre du jour du Parlement soit au lendemain de la clôture du recueil des soutiens (que l’issue de celui-ci soit ou non favorable)6, soit après l’échec d’un éventuel référendum.

Mais c’eût été, pour le chef de l’État, faire prévaloir une initiative minoritaire sur un texte régulièrement voté, conforme aux vues de sa majorité et déclaré constitutionnel. Le souci de cohérence qu’eût exprimé une demande de seconde délibération aurait confiné, de la part du président de la République, au masochisme politique et sacrifié par trop les règles de la prise de décision majoritaire aux prérogatives de l’opposition.

Les deux affaires (PPL et privatisation d’ADP par la loi Pacte) étaient si connexes que les deux décisions auraient dû être prises le même jour, soit le 9 mai pour respecter les délais de jugement dans les deux cas.

On remarquera d’ailleurs malicieusement que le commentaire de la décision n° 2019-1 RIP n’a été mis en ligne par le Conseil constitutionnel qu’après le 16 mai. Les explications données par le secrétariat général du Conseil avaient en effet tout intérêt à être groupées, pour répondre aux interrogations que suscitait leur rapprochement.

En l’espèce, les explications ont été données de façon plus inusitée et plus solennelle que par l’habituel commentaire du secrétariat général du Conseil constitutionnel, puisque c’est le président de ce dernier qui les a fournies dans un communiqué diffusé le jour même de la décision sur la loi Pacte.

Selon Laurent Fabius, il y a « pleine cohérence juridique » entre la décision prise sur le RIP le 9 mai et celle validant les articles 130 à 136 de la loi Pacte, car le RIP « s’inscrit dans le cadre d’une procédure permettant, si elle aboutit, de déclarer ADP “service public national”, ce qu’il n’est pas aujourd’hui », tandis que la décision du 16 mai « confirme que, aujourd’hui, ADP n’est pas un service public national et elle juge qu’il n’est pas non plus un “monopole de fait”, ce qui, en application de la jurisprudence du Conseil, permet juridiquement sa privatisation ».

V – Quelle est la part de « coup politique » dans le RIP déclenché contre la privatisation d’ADP ?

La part de « coup politique » dans le RIP déclenché contre la privatisation d’ADP est considérable.

Tout d’abord, il apporte un démenti à ceux qui, depuis une dizaine d’années, soutenaient que le RIP était fait pour ne pas servir. Dès avant le recueil du premier soutien d’électeur, le feu vert du Conseil constitutionnel entraîne l’arrêt du processus de privatisation d’ADP. Au matin du 10 mai, le ministre de l’Économie n’a-t-il pas indiqué vouloir attendre la fin de la procédure du RIP avant de lancer les opérations de privatisation ?

Ce RIP (qui, pour le moment, représente non une initiative citoyenne, mais une conjonction hétéroclite de parlementaires hostiles au gouvernement) comporte un objet tacite : mettre en difficulté le président de la République et sa majorité. Le succès de la manœuvre est manifeste. Le centre apparemment hégémonique que constitue la majorité présidentielle actuelle découvre avec inquiétude que des oppositions même profondément divisées entre elles peuvent considérablement le gêner lorsqu’elles arrivent à se coaliser sur un sujet sensible et médiatisé. Et que cela peut se produire et, pourquoi pas, se reproduire.

En ce sens, un RIP dirigé contre une loi fraîchement votée et réunissant des opposants de tous bords (défendant pourtant les vues les plus divergentes sur la question générale de l’intervention de l’État en matière économique !) est dans la ligne disruptive du référendum d’initiative citoyenne (RIC) rêvé par les « gilets jaunes ». La forme de démocratie participative qu’il incarne tend moins à compléter les mécanismes de la démocratie représentative qu’à leur faire échec.

L’économie générale du RIP, telle qu’elle se dégage des troisième à septième alinéas de l’article 11 de la constitution, est pourtant d’éviter tout conflit entre démocratie représentative et démocratie participative, en donnant la priorité à la première. Ainsi, le recours au RIP n’est possible que dans l’hypothèse où le Parlement ne s’est pas saisi du sujet. Or, en l’espèce, la PPL s’empare d’un sujet sur lequel le Parlement vient de pleinement se prononcer : la privatisation d’ADP.

Comme l’exposent Olivier Duhamel et Nicolas Molfessis dans Le Monde du 14 mai 2019, le Conseil donne prise, dans cette affaire, « à une opposition des deux expressions de la souveraineté nationale que sont le vote des représentants du peuple et le référendum. Au risque de dépôts, demain, de propositions de loi référendaire pendant que le Parlement légifère sur des textes qui déplairaient à une minorité. Car là est le problème démocratique ».

Peut en effet se concevoir la banalisation du stratagème consistant, pour une coalition d’oppositions, majoritaire au Sénat, à lancer un RIP contre un texte controversé de la majorité (pensons au mariage pour tous, à la loi El Khomri…), puis, après recueil du nombre suffisant de soutiens, à obtenir que l’une au moins des deux assemblées n’examine pas le texte de la PPL, soit par non-transmission de la première à la seconde7, soit par inertie de la seconde8, provoquant ainsi la tenue du référendum.

Ce risque serait démultiplié s’il fallait gérer (du point de vue de leur organisation, comme de leur impact sur l’action gouvernementale et la vie parlementaire) plusieurs RIP parallèles, portant sur des objets distincts, mais ayant en commun d’être dirigés contre différents éléments du programme majoritaire ayant reçu un début de traduction législative.

L’existence d’une telle arme entre les mains des groupes d’opposition irait très largement au-delà des droits légitimes de ceux-ci. Par ses effets potentiellement déstabilisateurs, elle pourrait paralyser la prise de décision démocratique et inhiber ainsi la conduite des politiques publiques.

Compte tenu de la lecture que fait aujourd’hui des textes le Conseil constitutionnel, une telle dérive, si elle se concrétisait, ne pourrait être arrêtée que par une modification de la constitution et de la loi organique accentuant, en contrepartie d’un abaissement du nombre de soutiens d’électeurs, les exigences de fond ou de procédure quant au caractère non obstructionniste de l’initiative parlementaire.

« Le référendum d’initiative partagée peut-il être utilisé par une minorité pour s’opposer, en cours d’examen d’un texte, au vote d’une majorité ? », s’est interrogé le président Gérard Larcher. On peut penser, comme lui, que cet usage n’est fidèle ni à la volonté du constituant de 2008, ni, plus généralement, à l’esprit des institutions de la Ve République.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Dans sa rédaction issue de la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.
  • 2.
    Ord. n° 58-1067, 7 nov. 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.
  • 3.
    L. n° 2019-486, 22 mai 2019, relative à la croissance et la transformation des entreprises : JO, 23 mai 2019.
  • 4.
    Dans cette lecture, l’ordonnance organique fait corps avec le troisième alinéa de l’article 11 de la constitution et cet alinéa ne peut donc jouer, comme le soutenait le gouvernement, de façon autonome et « glissante » dans le temps. Ainsi, à bien lire le communiqué, il n’y aura plus d’occasion, pour le Conseil constitutionnel, de vérifier le respect par le RIP ADP de la condition selon laquelle la PPL « ne doit pas avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an ».
  • 5.
    Rapport n° 387 déposé le 11 juin 2008 par M. Hyest au nom de la commission des lois du Sénat, p. 66.
  • 6.
    En cas de recueil d’un nombre suffisant de soutiens, le nouvel examen des dispositions retirées de la loi Pacte pourrait se faire à l’occasion de l’examen de la PPL (en application du cinquième alinéa de l’article 11 de la constitution) et tendrait alors notamment au rejet de la PPL.
  • 7.
    Comme l’indiquait en effet Jean-Pierre Sueur, rapporteur de la loi organique du 6 décembre 2013 devant le Sénat : « À défaut de vote ou de transmission par la première ou de vote par la seconde, y compris d’un renvoi en commission, la proposition de loi sera soumise à référendum dans sa version initiale » (n° 373, 2012-2013, rapport fait par M. Sueur au nom de la commission des lois, déposé le 20 février 2013). Le législateur organique a néanmoins pris la précaution de prévoir, au second alinéa de l’article 9 de la loi organique du 6 décembre 2013, que « en cas de rejet de la proposition de loi en première lecture par la première assemblée saisie, son président en avise le président de l’autre assemblée et lui transmet le texte initial de la proposition de loi ». À défaut de cette précaution, le dispositif pouvait « aboutir à des situations curieuses, à l’image de celle d’une première assemblée saisie qui, hostile sur le fond à la proposition de loi, devrait malgré tout l’adopter – quitte à la modifier – pour éviter qu’elle soit mécaniquement soumise à référendum » (AN, nos 3946 et 3947, rapport fait par Guy Geoffroy au nom de la commission des lois sur les projets de loi organique et ordinaire portant application de l’article 11 de la constitution, déposé le 16 novembre 2011).
  • 8.
    Ne manquent pas les moyens de procédure par lesquels une assemblée, au niveau de ses diverses instances (bureau des présidents, commission compétente, séance), pourrait retarder l’examen d’un texte que le gouvernement aurait pourtant fait inscrire à son ordre du jour prioritaire en application de l’article 10 de la constitution. Dans le cadre d’un RIP ayant obtenu le nombre suffisant de soutiens, elle pourrait d’autant mieux faire obstacle à l’examen de la PPL dans le délai de 6 mois prévu par la loi organique que cette PPL lui serait transmise peu avant l’expiration des 6 mois.