Aéroports de Paris : entre loi et référendum. Questions de constitutionnalité, d’opportunité et de calendrier

Publié le 05/07/2019

Parmi les nombreux impacts, directs ou indirects, de ce qui est désormais couramment nommé la crise des gilets jaunes, l’on doit relever la mise en lumière d’un outil constitutionnel créé il y a un peu plus de 10 ans, passé presqu’inaperçu jusqu’alors, le « RIP », ou référendum d’initiative partagée. Ainsi, alors que la demande de « RIC », ou référendum d’initiative citoyenne n’a pas été retenue par le président de la République dans ses conclusions sur le débat mené durant plusieurs semaines, le RIP connaît ses premières mises en œuvre. La concomitance de cette initiative avec un projet de loi portant en partie sur le même sujet a suscité de nombreux débats qu’il importe de clarifier.

Le Conseil constitutionnel, par la voix de son président a décidé de rendre public – chose assez rare pour être soulignée – un communiqué de presse, afin de mettre en exergue la pleine cohérence de deux décisions rendues à quelques jours d’intervalle, l’une validant le principe d’une privatisation d’Aéroports de Paris, l’autre validant un début de processus inédit de référendum d’initiative partagée, dont l’objet est, à l’inverse, l’enclenchement recherché d’un processus d’interdiction de la privatisation d’Aéroports de Paris ! De ce communiqué, quelques passages méritent d’être cités, comme une justification ou une explication de texte aux positions tranchées développées, çà et là, soit en faveur des décisions rendues, soit pour s’en émouvoir. Le président de la haute juridiction souligne ainsi que « le Conseil constitutionnel a pour office de juger si un texte de loi dont il est saisi est conforme ou non à la constitution et pas de dire si ce texte lui apparaît bon ou mauvais en opportunité. (…) Or, le texte de l’article 11 de la constitution et la loi organique qui en fait application pour l’institution du RIP comportent une rédaction parfaitement claire. (…) Entre la décision du Conseil constitutionnel du 9 mai concernant la proposition de loi présentée dans le cadre de la procédure du RIP et sa décision validant le 16 mai le projet de loi Pacte autorisant la privatisation d’ADP, il y a pleine cohérence juridique (…) »1.

Si l’on cherche à se dégager des polémiques et arrière-pensées politiques, inhérentes à des processus législatifs parallèles, a fortiori dans un contexte de défiance indéniable vis-à-vis tant du pouvoir politique que des corps constitués, la lecture combinée des décisions des 9 mai 20192 pour l’une, 16 mai 20193 pour l’autre, rendues par le Conseil constitutionnel s’inscrit dans une double dialectique constitutionnelle : celle de la souveraineté nationale et de la souveraineté du peuple et celle de l’équilibre entre privatisation et nationalisation. L’histoire constitutionnelle française récente, au sens de la jurisprudence constitutionnelle en la matière donne déjà de solides bases de réflexions. Celles-ci sont néanmoins renouvelées par l’usage inédit du référendum d’initiative parlementaire prévu à l’article 11 de la constitution depuis 2008 et aujourd’hui nommé « référendum d’initiative partagée » (RIP).

S’agissant de l’équilibre entre souveraineté de la nation et du peuple, le Conseil constitutionnel a apporté des précisions sur les possibilités de participation à la construction européenne en plaçant comme obstacle constitutionnel les « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale ». Il n’a pas abordé la notion de souveraineté du peuple dans sa jurisprudence relative à la construction du pouvoir européen supranational. En revanche, dans sa manière de contrôler les lois référendaires, et les lois constitutionnelles, il a opéré une nette distinction en déclinant sa compétence, à deux reprises, en matière de référendum. En 1962, comme en 1992, il a jugé que le référendum étant l’expression directe de la souveraineté nationale il ne pouvait exercer de contrôle, autre que de procédure. Parallèlement, en 1992, saisi de la révision constitutionnelle du 23 septembre 1992, il juge qu’aucune disposition de la constitution, non plus d’ailleurs que d’une loi organique prise sur son fondement, ne donne compétence au Conseil constitutionnel pour se prononcer sur la demande concernant la loi adoptée par le Peuple français par voie de référendum le 20 septembre 19924.

S’agissant de l’équilibre entre les privatisations et les nationalisations, il se lit, a posteriori au regard de l’effet de balancier des jurisprudences relatives aux nationalisations du début des années 1980, alors que le président François Mitterrand lançait une série de nationalisations, dans le cadre de sa politique, d’une part, et d’autre part, initiait des décisions relatives aux privatisations, lors de la première cohabitation et que le gouvernement ,alors dirigé par Jacques Chirac, se livrait quant à lui, à une série de privatisations. Dans un premier temps, le Conseil constitutionnel a pu être perçu comme plus favorable à la propriété privée dans ses premières interprétations concernant les nationalisations, jusqu’à ce que les privatisations conduisent à avoir une approche a posteriori, équilibrée. Ainsi dans la décision du 16 janvier 19825, le Conseil constitutionnel juge que « l’article 2 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 proclame : Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ; que l’article 17 de la même déclaration proclame également : La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sous la condition d’une juste et préalable indemnité »6. Il rappelle encore que « si postérieurement à 1789 et jusqu’à nos jours, les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont subi une évolution caractérisée à la fois par une notable extension de son champ d’application à des domaines individuels nouveaux et par des limitations exigées par l’intérêt général, les principes mêmes énoncés par la déclaration des droits de l’Homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l’un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression, qu’en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique ; que la liberté qui, aux termes de l’article 4 de la déclaration, consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne saurait elle-même être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d’entreprendre7 ». Il ajoutait alors « que l’alinéa 9 du préambule de la constitution de 1946 dispose : Tout bien, toute entreprise dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait doit devenir la propriété de la collectivité ; que cette disposition n’a ni pour objet ni pour effet de rendre inapplicables aux opérations de nationalisation les principes de la déclaration de 1789 ».

Ce dernier point avait pu laisser croire à une prise de position du Conseil constitutionnel. Pourtant dans sa décision du 26 juin 19868, le Conseil constitutionnel précise cette fois que « l’article 34 de la constitution place dans le domaine de la loi “les règles concernant (…) les nationalisations d’entreprises et les transferts de propriété d’entreprises du secteur public au secteur privé” et que, si cette disposition laisse au législateur l’appréciation de l’opportunité des transferts du secteur public au secteur privé et la détermination des biens ou des entreprises sur lesquels ces transferts doivent porter, elle ne saurait le dispenser, dans l’exercice de sa compétence, du respect des principes et des règles de valeur constitutionnelle qui s’imposent à tous les organes de l’État ». Il ajoutait alors que « que serait contraire à la constitution le transfert du secteur public au secteur privé de certaines entreprises figurant sur la liste annexée à la loi et dont l’exploitation revêt les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, précisant encore que, si la nécessité de certains services publics nationaux découle de principes ou de règles de valeur constitutionnelle, la détermination des autres activités qui doivent être érigées en service public national est laissée à l’appréciation du législateur ou de l’autorité réglementaire selon les cas ; qu’il suit de là que le fait qu’une activité ait été érigée en service public par le législateur sans que la constitution l’ait exigé ne fait pas obstacle à ce que cette activité fasse, comme l’entreprise qui en est chargée, l’objet d’un transfert au secteur privé. C’est avec ces précédents à l’esprit qu’il convient d’aborder les décisions de mai 2019.

Le régime constitutionnel français est fondé sur le principe de la souveraineté nationale qui appartient au peuple français. Ce dernier exerce sa souveraineté, en vertu de l’article 3 de la constitution de 1958, par ses représentants et par la voie du référendum. L’histoire constitutionnelle française montre des usages référendaires souvent déviés en plébiscites, ainsi que l’illustrent les épisodes de régime impérial. Il en est resté une forme de méfiance des constituants vis-à-vis du référendum. La constitution de 1958 lui donne néanmoins de nouvelles bases constitutionnelles, dont la pratique a parfois pu s’éloigner de la lettre. Ainsi les bases constitutionnelles de la démocratie directe prévoient à la fois un référendum constituant et un référendum législatif (I). La conciliation mise en place par la constitution entre la démocratie directe et la démocratie représentative est questionnée par la mise en œuvre du référendum d’initiative partagée (II).

I – Les bases constitutionnelles du référendum sous la Ve République prévoient deux types de consultations : constituante et législative

L’article 3 de la constitution dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la constitution. Il est toujours universel, égal et secret. Sont électeurs, dans les conditions déterminées par la loi, tous les nationaux français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques ». Sur ces bases principielles sont organisées par le texte constitutionnel d’une part les possibilités de référendum constituant, dont on doit constater une faible utilisation (A) et d’autre part les cas de référendums législatifs qui ont fait l’objet de révisions (B).

A – Le référendum constituant et sa faible utilisation

L’article 89 de la constitution est l’article dédié au pouvoir constituant du peuple. Il dispose que « l’initiative de la révision de la constitution appartient concurremment au président de la République sur proposition du Premier ministre et aux membres du Parlement.

Le projet ou la proposition de révision doit être examiné dans les conditions de délai fixées au troisième alinéa de l’article 42 et voté par les deux assemblées en termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum.

Toutefois, le projet de révision n’est pas présenté au référendum lorsque le président de la République décide de le soumettre au Parlement convoqué en congrès ; dans ce cas, le projet de révision n’est approuvé que s’il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du congrès est celui de l’Assemblée nationale.

Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire.

La forme républicaine du gouvernement ne peut faire l’objet d’une révision ».

La lecture de l’article ne fait aucun doute : le principe est que la révision constitutionnelle est définitive après approbation par référendum. Le « toutefois », qui, en grammaire, exprime l’exception, prévoit que le président de la République soumet l’adoption définitive au Parlement réuni en congrès, selon une majorité requise des trois cinquièmes des suffrages exprimés.

Sous la Ve République, la pratique a inversé le principe et l’exception, dans la mesure où une seule révision constitutionnelle menée sur le fondement de l’article 89 a été adoptée définitivement par un référendum. Il s’agit de l’adoption de la réforme constitutionnelle relative au quinquennat présidentiel. Les autres révisions constitutionnelles adoptées sur le fondement de cet article ont été approuvées définitivement par le congrès. La révision constitutionnelle de 1962, décidant du principe de l’élection du président de la République au suffrage universel direct a été adoptée, dans un contexte de critique de la procédure, sur le fondement, non pas de l’article 89 mais de l’article 11. Cet article est en effet la base juridique constitutionnelle du référendum législatif.

B – Le référendum législatif et ses révisions

L’article 11 de la constitution dispose aujourd’hui que « le président de la République, sur proposition du gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la nation et aux services publics qui y concourent, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité qui, sans être contraire à la constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions.

Lorsque le référendum est organisé sur proposition du gouvernement, celui-ci fait, devant chaque assemblée, une déclaration qui est suivie d’un débat.

Un référendum portant sur un objet mentionné au premier alinéa peut être organisé à l’initiative d’un cinquième des membres du Parlement, soutenu par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales. Cette initiative prend la forme d’une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an.

Les conditions de sa présentation et celles dans lesquelles le Conseil constitutionnel contrôle le respect des dispositions de l’alinéa précédent sont déterminées par une loi organique.

Si la proposition de loi n’a pas été examinée par les deux assemblées dans un délai fixé par la loi organique, le président de la République la soumet au référendum.

Lorsque la proposition de loi n’est pas adoptée par le peuple français, aucune nouvelle proposition de référendum portant sur le même sujet ne peut être présentée avant l’expiration d’un délai de deux ans suivant la date du scrutin.

Lorsque le référendum a conclu à l’adoption du projet ou de la proposition de loi, le président de la République promulgue la loi dans les 15 jours qui suivent la proclamation des résultats de la consultation ».

Cette rédaction n’est pas celle de 1958. Elle a fait l’objet de plusieurs révisions. La révision constitutionnelle du 4 août 1995 élargit le champ du référendum9 en ajoutant aux domaines prévus préalablement « sur des réformes relatives à la politique économique ou sociale de la nation et aux services publics qui y concourent ». La révision constitutionnelle du 23 juillet 200810 crée les bases juridiques de ce que l’on appelle aujourd’hui le RIP, pour référendum d’initiative partagée. Cette nouvelle procédure crée en effet une initiative partagée à double détente chronologique, une première détente initiée par le Parlement et une deuxième par les signatures de citoyens, chacune des phases dans des conditions prévues par la constitution.

Malgré une utilisation qui a d’abord pu être perçue comme subversive en 1962 par le général de Gaulle, l’article 11 a, somme toute, connu une utilisation modeste. C’était pour éviter la nécessité du vote par chaque assemblée que l’exécutif avait alors donné la parole au peuple directement. Le Conseil constitutionnel en avait donné un satisfecit implicite en jugeant que le référendum est l’expression directe de la souveraineté nationale, déclinant sa compétence pour se prononcer sur l’inconstitutionnalité alléguée de ce référendum. Depuis, l’eau politique a coulé sous les ponts constitutionnels, le président François Mitterrand, auteur dans un premier temps, du Coup d’État permanent11, ayant finalement reconnu la légitimité d’un tel recours direct au peuple, après l’exercice du pouvoir.

La mise en place d’un RIP dans le même temps que l’adoption de la loi dite Pacte qui prévoit, entre autres dispositions, une privatisation d’Aéroport de Paris a conduit à s’interroger sur la conciliation de la démocratie directe et de la démocratie représentative dans un contexte de demande sociale de démocratie directe renforcée.

II – La conciliation entre démocratie directe et démocratie représentative questionnée par le RIP

La chronologie de la procédure législative et de la procédure du RIP (A) a pu susciter une série d’interrogations (B), voire de la confusion sur fond de débats politiques.

A – La chronologie des textes : loi et initiative partagée

La loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises comporte des articles 130 à 136 qui redéfinissent le cadre juridique applicable à la société Aéroports de Paris, dans la perspective de sa privatisation. La proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de l’exploitation des aérodromes de Paris a pour objet de prévoir que « l’aménagement, l’exploitation et le développement des aérodromes de Paris-Charles de Gaulle, Paris-Orly et de Paris-Le Bourget revêtent le caractère d’un service public national au sens du neuvième alinéa du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 ». Mises bout à bout, ces deux propositions peuvent sembler contradictoires.

Rappelons au préalable le principe selon lequel la loi postérieure déroge à la loi antérieure. Ce rappel étant fait, il faut se reporter aux textes qui encadrent le référendum d’initiative partagée et les chronologies des deux initiatives de lois– projet et proposition – en présence.

Les termes de l’article 11, cité plus haut, prévoient que cette initiative prend la forme d’une proposition de loi et ne peut avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an. Par ailleurs selon l’article 45-2 de l’ordonnance du 7 novembre 195812 : « Le Conseil constitutionnel vérifie, dans le délai d’un mois à compter de la transmission de la proposition de loi : “1° Que la proposition de loi est présentée par au moins un cinquième des membres du Parlement, ce cinquième étant calculé sur le nombre des sièges effectivement pourvus à la date d’enregistrement de la saisine par le Conseil constitutionnel, arrondi au chiffre immédiatement supérieur en cas de fraction ;

2° Que son objet respecte les conditions posées aux troisième et sixième alinéas de l’article 11 de la constitution, les délais qui y sont mentionnés étant calculés à la date d’enregistrement de la saisine par le Conseil constitutionnel ;

3° Et qu’aucune disposition de la proposition de loi n’est contraire à la constitution” ».

Il résulte de l’état de la législation au moment de l’initiative prise sur le fondement de l’article 11 qu’à la date d’enregistrement de la saisine, elle n’avait pas pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an. Et aucune proposition de loi portant sur le même sujet n’avait été soumise au référendum depuis deux ans.

En effet, la proposition de loi a été enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 11 avril 2019. La loi Pacte a été initiée bien plus tôt, mais le vote définitif de la loi a lieu le 11 avril 2019 et le Conseil constitutionnel a été saisi le 16 avril 201913. Par conséquent les conditions prévues par l’article 11 de la constitution sont effectivement réunies.

B – Les décisions du Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel a adopté une double démarche, que la constitution lui impose. Il a vérifié la régularité de la proposition de loi, dite RIP, donnant ainsi lieu à la première décision dont la référence commence par RIP, la décision n° 2019-1 RIP du 9 mai 2019. Cette régularité a été validée. Le juge constitutionnel a contrôlé la loi Pacte, dans un contexte de contrariété de certaines dispositions de cette loi et l’objet du RIP. Au regard des décisions des 9 et 16 mai 2019, le juge constitutionnel valide donc une loi qui ouvre la voie vers la privatisation d’Aéroports de Paris (1), et une indicative législative visant à définir Aéroports de Paris comme un service public national, ce qui pourrait interdire une privatisation (2).

1 – La perspective validée d’une privatisation d’Aéroports de Paris

Parmi d’autres dispositions, le juge constitutionnel était saisi de celles ouvrant la possibilité d’une privatisation d’ADP. Notons en premier lieu que le terme lui-même de privatisation ne figure pas en soi dans la loi. Cependant, le Conseil constitutionnel, quant à lui, utilise clairement le terme de privatisation. Il juge ainsi à la fois la procédure ayant conduit à l’adoption des articles en cause (a) et le principe même d’une privatisation (b).

a – La constitutionnalité de la procédure ayant conduit à l’adoption des dispositions relatives à ADP

Le juge constitutionnel aborde clairement la question en indiquant que les articles 130 à 136 redéfinissent le cadre juridique applicable à la société Aéroports de Paris, dans la perspective de sa privatisation.

L’article 130 introduit un article L. 6323-2-1 dans le Code des transports. Le paragraphe I de cet article fixe à 70 ans la durée pendant laquelle Aéroports de Paris est chargée d’aménager, d’exploiter et de développer plusieurs aérodromes et prévoit le retour à l’État, à l’issue de cette période, des biens attribués à cette société. Il détermine l’indemnité devant être accordée à Aéroports de Paris au titre de ce retour.

L’article 131 complète, à l’article L. 6323-4 du Code des transports, les dispositions régissant le contenu du cahier des charges, approuvé par décret en Conseil d’État, qui définit les conditions dans lesquelles Aéroports de Paris assure les services publics liés aux aérodromes que la société exploite. Ce cahier des charges précise notamment les modalités selon lesquelles l’État contrôle tant le respect par Aéroports de Paris des obligations découlant de ses missions de service public que des contrats par lesquels l’exécution de certaines de ces missions serait confiée à des tiers.

L’article 132 réécrit l’article L. 6323-6 du Code des transports, afin d’adapter les dispositions relatives à la maîtrise des emprises foncières d’Aéroports de Paris. Les articles 133 et 134 sont relatifs aux tarifs des redevances aéroportuaires. L’article 135 autorise et encadre la privatisation d’Aéroports de Paris. En particulier, il introduit les paragraphes V et VI à l’article 191 de la loi du 6 août 2015 mentionnée ci-dessus. Le paragraphe V autorise le transfert au secteur privé de la majorité du capital de la société Aéroports de Paris. Le paragraphe VI précise les conditions régissant l’opération de cession de capital si celle-ci était réalisée en dehors des procédures des marchés financiers. Il prévoit que cette opération fait l’objet d’un processus concurrentiel et donne lieu à l’établissement d’un cahier des charges fixant les obligations des cessionnaires et, « si nécessaire », des conditions d’expérience et de capacité financière des candidats au rachat des actions de l’État. L’article 136 prévoit notamment, à son paragraphe II, les conditions d’entrée en vigueur des dispositions qui précèdent. Par coordination avec l’article 135, son paragraphe III supprime le second alinéa de l’article L. 6323-1 du Code des transports, qui prévoit actuellement que la majorité du capital d’Aéroports de Paris est détenue par l’État.

Les députés requérants contestent la procédure d’adoption des articles 130 à 136. Ils critiquent les conditions, selon eux trop contraignantes, dans lesquelles les députés auraient été invités par le gouvernement, en nouvelle lecture, à prendre connaissance d’une version provisoire du projet de nouveau cahier des charges applicable à Aéroports de Paris. Il en résulterait selon eux une méconnaissance des exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire. Pour répondre à ce premier argument, le juge constitutionnel rappelle aux termes de l’article 6 de la déclaration de 1789 : « La loi est l’expression de la volonté générale ». Aux termes du premier alinéa de l’article 3 de la constitution : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants ». Ces dispositions imposent le respect des exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire.

Reprenant le déroulé des travaux préparatoires, le Conseil constitutionnel observe que, lors de la nouvelle lecture du projet de loi à l’Assemblée nationale, le gouvernement a permis aux députés de consulter une version provisoire, non encore transmise au Conseil d’État, d’un projet de cahier des charges susceptible d’être applicable à Aéroports de Paris. Si les requérants critiquent les conditions dans lesquelles cette consultation a été organisée, en particulier le fait que certains députés n’auraient matériellement pas pu prendre connaissance de ce projet avant le vote des articles du projet de loi portant sur Aéroports de Paris, le juge estime que la communication de ce document de nature réglementaire ne constituait pas une obligation. Les conditions de cette consultation n’ont en tout état de cause pas altéré la clarté et la sincérité des débats à l’Assemblée nationale. Il rejette donc le grief tiré de la méconnaissance des exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire. La procédure validée, il restait à savoir si la perspective de privatisation était conforme à la constitution et particulièrement au préambule de la constitution de 1946.

b – La conformité de la perspective de privatisation d’ADP

L’ensemble des arguments développés dans les saisines visait à démontrer que la privatisation d’Aéroports de Paris serait contraire au neuvième alinéa du préambule de la constitution de 1946, qui interdit de privatiser une entreprise ayant le caractère d’un monopole de fait ou d’un service public national.

Les requérants alléguaient aussi que cette privatisation serait contraire à l’objectif de valeur constitutionnelle de bon usage des deniers publics, dès lors que le but poursuivi par le législateur à travers cette privatisation, consistant à financer un fonds pour l’« innovation de rupture », aurait pu être atteint grâce aux résultats financiers de cette société. Les modalités retenues par le législateur seraient ainsi manifestement inappropriées à l’objectif poursuivi. Ils dénoncent par ailleurs une incompétence négative s’agissant des garanties de capacité exigées des candidats à l’acquisition de participations dans ADP. Enfin, selon les requérants, le législateur aurait méconnu l’étendue de sa compétence et l’objectif de valeur constitutionnelle de bon usage des deniers publics, en ce qu’il n’aurait pas déterminé les conditions de fixation du prix des actions détenues par l’État et leurs modalités de vente.

Le Conseil constitutionnel rejette l’ensemble des argumentations développées devant lui. Il rappelle d’abord, de manière classique, qu’aux termes du neuvième alinéa du préambule de la constitution de 1946 : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Il ajoute, afin de répondre aux arguments développés devant lui, que le bon usage des deniers publics constitue une exigence constitutionnelle qui découle de l’article 14 de la déclaration de 1789.

L’article 34 de la constitution place dans le domaine de la loi « les règles concernant (…) les nationalisations d’entreprises et les transferts de propriété d’entreprises du secteur public au secteur privé ». Sur ce point, le juge constitutionnel précise que si cette disposition laisse au législateur l’appréciation de l’opportunité des transferts du secteur public au secteur privé et la détermination des biens ou des entreprises sur lesquels ces transferts doivent porter, elle ne saurait le dispenser, dans l’exercice de sa compétence, du respect des principes et des règles de valeur constitutionnelle qui s’imposent à tous les organes de l’État.

En ce qui concerne la notion de monopole de fait mentionnée au neuvième alinéa du préambule de la constitution de 1946, il doit s’entendre, selon le juge, compte tenu de l’ensemble du marché à l’intérieur duquel s’exercent les activités des entreprises ainsi que de la concurrence qu’elles affrontent sur ce marché de la part de l’ensemble des autres entreprises. On ne saurait prendre en compte les positions privilégiées que telle ou telle entreprise détient momentanément ou à l’égard d’une production qui ne représente qu’une partie de ses activités.

Observant qu’en application de l’article L. 6323-2 du Code des transports, la société Aéroports de Paris est chargée d’aménager, d’exploiter et de développer les aérodromes de Paris-Charles de Gaulle, Paris-Orly, Paris-Le Bourget et plusieurs autres aérodromes civils situés dans la région Île-de-France, le juge constitutionnel souligne qu’elle peut exercer toute autre activité, aéroportuaire ou non, dans les conditions prévues par ses statuts et dans le respect du cahier des charges mentionné à l’article L. 6323-4 du Code des transports.

Le juge rejette l’idée selon laquelle ADP serait un monopole de fait en raisonnant en deux temps. En premier lieu, d’une part, si la société Aéroports de Paris est chargée, à titre exclusif, d’exploiter plusieurs aérodromes civils situés en Île-de-France, parmi lesquels les deux principaux aérodromes du pays, il existe sur le territoire français d’autres aérodromes d’intérêt national ou international. D’autre part, si ADP domine largement le secteur aéroportuaire français, cette société est en situation de concurrence croissante avec les principaux aéroports régionaux, y compris en matière de dessertes internationales, ainsi d’ailleurs qu’avec les grandes plates-formes européennes de correspondance aéroportuaire. En second lieu, il souligne que le marché du transport sur lequel s’exerce l’activité d’ADP inclut des liaisons pour lesquelles plusieurs modes de transport sont substituables. ADP se trouve ainsi, sur certains trajets, en concurrence avec le transport par la route et le transport ferroviaire, en particulier pour ce dernier du fait du développement des lignes à grande vitesse. Il en résulte pour le Conseil constitutionnel que la société Aéroports de Paris ne peut être regardée comme une entreprise dont l’exploitation constitue un monopole de fait au sens du neuvième alinéa du préambule de la constitution de 1946.

S’agissant de l’existence d’un service public national, le juge souligne que si la nécessité de certains services publics nationaux découle de principes ou de règles de valeur constitutionnelle, la détermination des autres activités qui doivent être érigées en service public national est laissée à l’appréciation du législateur ou de l’autorité réglementaire selon les cas, en fixant leur organisation au niveau national.

Pour répondre à la question de l’existence d’un service public national, le juge souligne premièrement, que l’aménagement, l’exploitation et le développement des aérodromes de Paris-Charles de Gaulle, Paris-Orly, Paris-Le Bourget et des autres aérodromes mentionnés à l’article L. 6323-2 du Code des transports ne constituent pas un service public national dont la nécessité découlerait de principes ou de règles de valeur constitutionnelle. Deuxièmement, il indique qu’aucune disposition législative en vigueur ne qualifie ADP de service public national et qu’en outre, avant même l’adoption des dispositions contestées, le législateur avait prévu, à l’article L. 6311-1 du Code des transports, que l’État était compétent pour créer, aménager et exploiter les « aérodromes d’intérêt national ou international », dont la liste, fixée par décret en Conseil d’État, comporte plusieurs aéroports situés dans différentes régions. Ainsi, il estime que le législateur n’a pas jusqu’à présent entendu confier à la seule entreprise Aéroports de Paris l’exploitation d’un service public aéroportuaire à caractère national. Comme énoncé au paragraphe 45, certains de ces aérodromes régionaux, exploités par des sociétés également chargées de missions de service public, sont d’ailleurs en situation de concurrence avec ADP. Il en résulte que la société Aéroports de Paris ne présente pas en l’état les caractéristiques d’un service public national.

La conclusion du raisonnement du Conseil constitutionnel sur les griefs développés par les requérants est que les dispositions du neuvième alinéa du préambule de la constitution de 1946 ne font pas obstacle au transfert au secteur privé de la majorité du capital de la société Aéroports de Paris. La privatisation d’ADP n’est donc pas contraire à la constitution. À une date proche, le Conseil constitutionnel juge que la proposition de loi visant à définir ADP comme service public national n’est pas non plus contraire à la constitution. Le paradoxe n’est qu’apparent et se résout de la manière suivante. Ainsi que le souligne le Conseil constitutionnel, il convient de distinguer deux types de bases juridiques du service public national. Certaines ont une base juridique constitutionnelle et ne peuvent donc pas être privatisées par le législateur. D’autres ont une base constitutionnelle législative. En conséquence de quoi, il revient au législateur de décider si ADP doit être défini comme service public pouvant faire l’objet d’une privatisation ou comme service public national ne pouvant pas être privatisé. Ces éléments expliquent la validation du RIP à ce stage de sa procédure par le Conseil constitutionnel.

2 – La validation de la proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de l’exploitation des aérodromes de Paris

Dans sa décision du 9 mai 2019, le Conseil constitutionnel valide la première étape du RIP. La proposition de loi soumise à l’examen du Conseil constitutionnel a été déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale, en application du troisième alinéa de l’article 11 de la constitution. Outre les questions de délais prévues à l’article 11 de la constitution et déjà soulignées plus haut, le juge constitutionnel vérifie que les conditions de forme et de fond sont réunies.

En premier lieu, le Conseil constitutionnel constate que la proposition de loi a été présentée par au moins un cinquième des membres du Parlement à la date d’enregistrement de la saisine du Conseil constitutionnel.

En deuxième lieu, elle a pour objet de prévoir que « l’aménagement, l’exploitation et le développement des aérodromes de Paris-Charles de Gaulle, Paris-Orly et de Paris-Le Bourget revêtent le caractère d’un service public national au sens du neuvième alinéa du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 ». Il en résulte que cette proposition de loi porte sur la politique économique de la nation et les services publics qui y concourent. Elle relève donc bien d’un des objets mentionnés au premier alinéa de l’article 11 de la constitution. Rappelant le neuvième alinéa du préambule de 1946 : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Le juge insiste sur le fait que si la nécessité de certains services publics nationaux découle de principes ou de règles de valeur constitutionnelle, la détermination des autres activités qui doivent être érigées en service public national est laissée à l’appréciation du législateur ou de l’autorité réglementaire selon les cas. L’aménagement, l’exploitation et le développement des aérodromes de Paris-Charles de Gaulle, Paris-Orly et Paris-Le Bourget ne constituent pas un service public national dont la nécessité découlerait de principes ou de règles de valeur constitutionnelle. La proposition de loi, qui a pour objet d’ériger ces activités en service public national, ne comporte pas par elle-même d’erreur manifeste d’appréciation au regard du neuvième alinéa du préambule de la constitution de 1946. Il résulte de tout ce qui précède que la proposition de loi est conforme aux conditions fixées par l’article 11 de la constitution et par l’article 45-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 tels qu’ils sont rédigés. Dès lors, l’ouverture de la période de recueil des soutiens des électeurs à la proposition de loi doit intervenir dans le mois suivant la publication au Journal officiel de la République française de la présente décision. Le nombre de soutiens d’électeurs inscrits sur les listes électorales à recueillir est de 4 717 396.

Sur le fond, le Conseil constitutionnel a écarté l’argument développé par le gouvernement selon lequel la loi du 20 avril 200514 aurait déjà érigé les activités d’ADP en service public national au sens de l’alinéa 9 du préambule de la constitution de 1946. Dans cette loi en effet, il est disposé qu’à l’exception de ceux qui sont nécessaires à l’exercice par l’État ou ses établissements publics de leurs missions de service public concourant à l’activité aéroportuaire et dont la liste est déterminée par décret en Conseil d’État, les biens du domaine public de l’établissement public Aéroports de Paris et ceux du domaine public de l’État qui lui ont été remis en dotation ou qu’il est autorisé à occuper sont déclassés à la date de sa transformation en société. Ils sont attribués à cette même date en pleine propriété à la société Aéroports de Paris. Les biens du domaine public de l’établissement public Aéroports de Paris qui ne sont pas déclassés sont attribués à l’État. Une convention passée avec l’État détermine les sommes restant dues à Aéroports de Paris en conséquence des investissements engagés par l’établissement public sur les biens repris par l’État et fixe les modalités de leur remboursement. Les incidences financières de la signature de cette convention figurent dans la prochaine loi de finances.

Les ouvrages appartenant à la société Aéroports de Paris et affectés au service public aéroportuaire sont des ouvrages publics. Le gouvernement se fondait sur cette loi pour estimer que la proposition de loi RIP était ce que l’on appelle un neutron législatif, ou en d’autres termes, un texte dépourvu de portée normative. Au contraire, le Conseil constitutionnel ne retient pas l’argumentation du gouvernement en la matière.

Comme il a été indiqué plus haut, les dates afférentes à chaque texte étant ce qu’elles sont, le Conseil constitutionnel a pu valider le RIP. On ne peut s’empêcher néanmoins de s’interroger sur une autre jurisprudence, au sens le plus fort du terme, du Conseil constitutionnel. En tant que voix autorisée de la constitution, sur un sujet, qui plus est, inédit, par la première application du RIP en 2019, dans le contexte d’un projet de loi initié, près d’un an plus tôt et dont, au moment de la proposition de loi RIP, l’issue semblait imminente, le juge constitutionnel pouvait avoir une position différente. En effet, à la lecture stricte des dates opérée par le juge constitutionnel, pouvait se concevoir une lecture neutralisante de l’usage du RIP à des fins potentielles d’obstruction.

En effet, dès lors que les perspectives de privatisation d’ADP sont comprises dans la loi Pacte, que l’adoption de cette loi était imminente – nonobstant la question de sa constitutionnalité qui restait alors en suspens – il va de soi que la proposition RIP vise à empêcher l’adoption des dispositions de la loi concernant ADP. La logique obstructive ne peut pas être éludée, pour preuve d’ailleurs la décision du gouvernement de retarder l’entrée en vigueur des dispositions législatives. Le communiqué de presse, qui avait débuté le présent article, du président du Conseil constitutionnel, en est l’expression un peu plus codée, lorsqu’il affirme : «La circonstance que, compte tenu du lancement de la procédure du RIP, cette privatisation puisse en fait être rendue plus difficile peut sans doute donner matière à réflexion sur la manière dont cette procédure a été conçue, mais nul ne saurait ignorer la lettre de la constitution et de la loi organique que le Conseil constitutionnel a pour mission de faire respecter »15.

Le débat existe cependant, comme en témoignent les réflexions suscitées par ces deux décisions successives. Si le juge constitutionnel, par la voix du communiqué de presse de son président, en rappelant que « nul ne saurait ignorer la lettre de la constitution », semble dire que l’interprétation du texte va de soi, l’on a connu le Conseil constitutionnel plus constructif et proposant une interprétation du texte constitutionnel. Un exemple au moins peut être rappelé : sa jurisprudence dite IVG. Rappelons en effet, que dans sa décision du 15 janvier 1975, le Conseil constitutionnel, au prix d’une lecture constructive – contestable ou à tout le moins, non immédiatement évidente – de l’article 55 de la constitution, juge en effet que les décisions prises en application de l’article 61 de la constitution revêtent un caractère absolu et définitif, ainsi qu’il résulte de l’article 62 qui fait obstacle à la promulgation et à la mise en application de toute disposition déclarée inconstitutionnelle ; qu’au contraire, la supériorité des traités sur les lois, dont le principe est posé à l’article 55 précité, présente un caractère à la fois relatif et contingent, tenant, d’une part, à ce qu’elle est limitée au champ d’application du traité et, d’autre part, à ce qu’elle est subordonnée à une condition de réciprocité dont la réalisation peut varier selon le comportement du ou des États signataires du traité et le moment où doit s’apprécier le respect de cette condition ; qu’une loi contraire à un traité ne serait pas, pour autant, contraire à la constitution.

Selon cet article 55 en effet, les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie. La lecture faite par le juge constitutionnel tenant à la différence entre la relativité des traités et la pérennité de la constitution pouvait être différente.

Il était en effet possible, en lisant la lettre même du texte, d’estimer qu’une loi contraire à un traité, par cela qu’elle était de ce fait contraire à l’article 55 de la constitution, devait être jugée inconstitutionnelle. Il est donc évident que les textes constitutionnels, dans leur lettre même, peuvent laisser une marge d’interprétation au juge constitutionnel.

Ce dialogue du Conseil constitutionnel avec lui-même, l’usage du référendum d’initiative partagée, ainsi que les quelques bagarres doctrinales et politiques qui s’en sont fait l’écho, montrent, une fois de plus, que seule l’application d’un texte, a fortiori constitutionnel, permet de détecter d’éventuelles insuffisances ou scories.

Si l’on opère un parallélisme entre l’interprétation constructive du Conseil constitutionnel en 1975, à propos du droit international, et l’interprétation littérale du juge constitutionnel en 2019, à propos de l’appréciation du délai prévu par l’article 11 de la constitution pour pouvoir initier un référendum d’initiative partagée, la discussion est possible. La lettre est certainement respectée, l’esprit l’est-il ? Ce n’est pas certain. En tout cas, cette situation, peu satisfaisante, quelle que soit la position politique que l’on puisse adopter, devrait conduire à mener une réflexion sur une adaptation du texte constitutionnel ou au moins de la loi organique.

En effet, à l’avenir, compte tenu de l’interprétation retenue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 9 mai 2019, la question de l’esprit de la constitution, comme de cette procédure de RIP ne pourra être éludée. Ainsi, par exemple, selon l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, Jean-Éric Schoettl, la question est posée de savoir si le référendum d’initiative partagée est fidèle à l’esprit de nos institutions16. La réponse se trouve quasiment dans la question. Dans ses observations sur chacune des décisions, le gouvernement s’inscrit dans une logique de non-obstruction de la procédure du RIP. Ainsi les observations présentées à propos de la décision du 9 mai soutenaient qu’il appartient au Conseil constitutionnel de juger que si, par sa décision n° 2019-1 RIP de ce jour, il a déclaré conforme aux conditions fixées par l’article 11 de la constitution et par l’article 45-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel la proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de l’exploitation des aérodromes de Paris, la promulgation de ces articles 130 à 136 ferait néanmoins obstacle à la poursuite de la procédure de recueil des soutiens citoyens à cette initiative. Fondée sur la circonstance qu’à la date à laquelle elle a été soumise au Conseil constitutionnel, la proposition de loi objet de cette initiative n’avait pas pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an (paragr. 7), cette décision implique que le constat ultérieur de la promulgation d’une loi ayant un objet directement contraire, comme c’est le cas en l’espèce, prive l’initiative de son objet. Dans la procédure prévue aux troisième et septième alinéas de l’article 11 de la constitution, le recours au référendum n’est en effet prévu que dans l’hypothèse où le Parlement ne s’est pas préalablement saisi du sujet. Il en va ainsi à tout moment de la procédure et ce n’est que si l’initiative n’a pas été examinée par le Parlement dans un certain délai, fixé à 6 mois par l’article 9 de la loi organique n° 2013-1114 du 6 décembre 2013, que la proposition de loi qui en est l’objet est soumise au référendum17.

Dans des observations complémentaires, le gouvernement explique encore que la promulgation des articles 130 à 136 de la loi Pacte ferait obstacle à la poursuite de la procédure de recueil des soutiens citoyens à cette initiative18. Telle n’est pas la solution retenue par le juge constitutionnel. Pour autant, lors des travaux parlementaires, la question des délais avait été abordée. Dans un des rapports parlementaires, préparant les conditions du RIP, le sous-amendement a également permis de prévoir que la proposition de loi ne doit pas avoir pour objet l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’1 an, cela afin d’éviter que ce référendum ne devienne une arme de contestation d’une nouvelle législation et pour ainsi dire d’obstruction du travail du législateur.

Le contrôle de la validité de la procédure est confié au Conseil constitutionnel, de manière cohérente dans la mesure où il est le juge des opérations référendaires. Mais cette nouvelle compétence, non délimitée, aurait pu être difficile à mettre en œuvre si aucun aménagement ni aucune aide n’avaient été prévus pour assister le Conseil constitutionnel. Le sous-amendement a donc proposé de laisser au législateur organique le soin de préciser les conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel contrôlerait la régularité de la procédure.

Le sous-amendement a enfin confié au législateur organique le soin de fixer les délais dans lesquels la proposition de loi appuyée par un dixième des électeurs devra être examinée par le Parlement. Il sera en tout état de cause nécessaire que le temps accordé au Parlement pour examiner la proposition de loi en première lecture soit suffisant pour prendre en compte l’éventuelle suspension des travaux parlementaires (du dernier jour ouvrable de juin au premier jour ouvrable d’octobre) et les délais imposés pour la discussion d’une proposition de loi par l’article 42 de la constitution dans sa rédaction résultant de l’article 16 du présent projet (discussion devant la seconde assemblée saisie à l’expiration d’un délai à compter de sa transmission). Par ailleurs, il ne serait pas satisfaisant que l’examen de la proposition de loi intervienne concomitamment avec certaines élections19.

La question des risques d’obstruction avait donc été bien vue. Cependant, l’exemple qui donne lieu aux décisions des 9 et 16 mai 2019 met en évidence un risque nouveau d’obstruction. Faut-il alors modifier le texte pour empêcher le dépôt d’une proposition de loi sur le fondement de l’article 11 de la constitution ? Cela n’est pas certain. Faut-il stigmatiser ces décisions du Conseil constitutionnel ? Parler de « double faute juridique »20 de la part du juge constitutionnel semble bien excessif. Stigmatiser à l’inverse, un acharnement du gouvernement21 à tout mettre en œuvre pour éviter le RIP semble également un étrange procès, car il est assez logique que le gouvernement cherche à défendre sa politique et son texte. D’ailleurs, en différant la privatisation annoncée, le gouvernement prend acte de la décision du juge constitutionnel et laisse le temps à la procédure de se mettre – ou non – en place. En somme, la situation actuelle, si elle est certes inconfortable en ce qu’elle diffère, de fait, la politique gouvernementale concernant ADP, peut apparaître, non pas comme une obstruction, mais comme une manière d’interpeller le gouvernement22, voire une sorte de veto suspensif dans les circonstances où un projet de RIP se voit déclenché alors même que l’adoption définitive d’une loi sur un sujet donné, est imminente.

En effet, la validation de la proposition de loi RIP par le Conseil constitutionnel n’est pas un aboutissement mais un début de processus. Dans la logique de la conciliation, inhérente à l’esprit des institutions de la Ve République, entre démocratie directe et démocratie représentative, un parallèle entre action du Parlement et processus référendaire est prévu. Plusieurs étapes sont désormais prévues par la loi organique du 6 décembre 201323.

Désormais, il revient au ministre de l’Intérieur de mettre en œuvre, sous le contrôle du Conseil constitutionnel, le recueil des soutiens apportés à une proposition de loi présentée en application de l’article 11 de la constitution. L’ouverture de la période de recueil des soutiens intervient dans le mois suivant la publication de la décision par laquelle le Conseil constitutionnel déclare que la proposition de loi présentée en application de l’article 11 de la constitution satisfait aux dispositions de l’article 45-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, à une date fixée par décret. La durée de la période de recueil des soutiens est de 9 mois. Si une élection présidentielle ou des élections législatives générales sont prévues dans les 6 mois qui suivent la décision du Conseil constitutionnel, la période de recueil des soutiens débute le premier jour du deuxième mois qui suit le déroulement des dernières élections prévues ou intervenues. En cas de dissolution de l’Assemblée nationale, de vacance de la présidence de la République ou d’empêchement définitif du président de la République constaté par le Conseil constitutionnel, la période de recueil des soutiens est suspendue à compter de la publication du décret de convocation des électeurs. Cette période reprend à compter du premier jour du deuxième mois qui suit le déroulement des élections.

S’agissant des procédés de recueil des soutiens, la loi organique prévoit que les électeurs inscrits sur les listes électorales peuvent apporter leur soutien à une proposition de loi présentée. Ce soutien est recueilli sous forme électronique. Un soutien ne peut être retiré. Les électeurs sont réputés consentir à l’enregistrement de leur soutien aux seules fins définies par cette même loi organique. L’article 6 veille à l’absence d’obstacle technique : Des points d’accès à un service de communication au public en ligne permettant aux électeurs d’apporter leur soutien à la proposition de loi présentée en application de l’article 11 de la constitution par voie électronique sont mis à leur disposition au moins dans la commune la plus peuplée de chaque canton ou au niveau d’une circonscription administrative équivalente et dans les consulats… Dans cette même démarche d’accessibilité à la procédure, tout électeur peut, à sa demande, faire enregistrer électroniquement par un agent de la commune ou du consulat son soutien présenté sur papier. La liste des soutiens apportés à une proposition de loi peut être consultée par toute personne. À l’issue d’un délai de deux mois à compter de la publication au Journal officiel de la décision du Conseil constitutionnel déclarant si la proposition de loi a obtenu le soutien d’au moins un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales, les données collectées dans le cadre des opérations de recueil des soutiens sont détruites.

Ce n’est que si le texte n’a pas été examiné par les assemblées que le processus référendaire aura lieu. En effet, l’article 9 de la loi organique dispose que « si la proposition de loi n’a pas été examinée au moins une fois par chacune des deux assemblées parlementaires dans un délai de six mois à compter de la publication au Journal officiel de la décision du Conseil constitutionnel déclarant qu’elle a obtenu le soutien d’au moins un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales, le président de la République la soumet au référendum. Ce délai est suspendu entre deux sessions ordinaires. Pour l’application du premier alinéa, en cas de rejet de la proposition de loi en première lecture par la première assemblée saisie, son président en avise le président de l’autre assemblée et lui transmet le texte initial de la proposition de loi ».

Il revient donc au Parlement, dans ses deux chambres, d’examiner – ou non – la proposition. C’est de cet examen ou de son non-examen que dépend l’organisation ou non d’un référendum.

L’heure est à l’expression des citoyens, afin de valider, par leur soutien – ou pas – la proposition de loi RIP. La responsabilité des assemblées est d’examiner – ou pas – le texte ; ce qui déterminera, si le soutien nécessaire par les citoyens requis est réuni, la mise en œuvre – ou pas – du référendum.

En somme, ces deux décisions, des 9 mai et 16 mai, s’inscrivent dans la mise en œuvre d’un processus inédit, le RIP. La décision du Conseil constitutionnel, en faveur d’une lecture stricte des dispositions de l’article 11 ne mérite ni honneur ni opprobre. Si sa jurisprudence a pu, par le passé, comme on l’a rappelé, plus constructive, même créative, le contexte politique de revendication d’un « RIC » pour référendum d’initiative citoyenne, ne saurait être éludé dans l’interprétation que l’on peut avoir de la décision du 9 mai 2019. Néanmoins, cette décision, cumulée avec celle du 16 mai 2019 invite à une réflexion sur la mise en œuvre des RIP à l’avenir. Soit l’on admet la logique d’obstruction potentielle, ou encore de ce que nous avons appelé plus haut le possible veto suspensif, avec le verrou parlementaire permettant d’éviter l’issue référendaire ; et dans ce cas les textes comme la jurisprudence permettent cette lecture de l’article 11. Soit cette logique obstructive ne semble pas conforme à l’esprit des institutions ni même aux intentions du constituant lorsqu’il a révisé la constitution en 2008 et dans ce cas une évolution de la jurisprudence devient souhaitable, ou une révision des textes applicables afin d’éviter qu’un RIP ne vienne empêcher une loi dont l’adoption est imminente. L’évolution jurisprudentielle n’est pas inconcevable. Souvenons-nous par exemple de la distinction, peu lisible, entre transferts de souveraineté – réputés interdits – et limitations de souveraineté – réputées autorisées –, créée par le Conseil constitutionnel en 197624, puis abandonnée à la suite de critiques, au profit de l’expression désormais classique de « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale25 » ou encore, plus récemment du verrou de souveraineté dans la transposition de directives européennes, conçues comme étant une exigence constitutionnelle, sauf « dispositions constitutionnelles expresses contraires 26 », expression à laquelle se substitue ensuite celle d’« identité constitutionnelle27 ».

Constitutionnalité, opportunité et calendrier sont les données cardinales désormais ouvertes à la réflexion, après cet épisode constitutionnel inédit, mais tellement conforme à l’article 3 de la constitution selon lequel la souveraineté nationale appartient au peuple français qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Communiqué de presse de Laurent Fabius président du Conseil constitutionnel, 16 mai 2019, https://www.conseil-constitutionnel.fr/actualites/communique/communique-de-laurent-fabius-president-du-conseil-constitutionnel.
  • 2.
    Cons. const., 9 mai 2019, n° 2019-1 RIP, proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de l’exploitation des aérodromes de Paris.
  • 3.
    Cons. const., 16 mai 2019, n° 2019-781 DC, loi relative à la croissance et la transformation des entreprises.
  • 4.
    Cons. const., 23 sept. 1992, n° 92-313 DC, loi autorisant la ratification du traité sur l’Union européenne.
  • 5.
    Cons. const., 16 janv. 1982, n° 81-132 DC, loi de nationalisation.
  • 6.
    Considérant n° 13 décision citée note précédente.
  • 7.
    Considérant n° 16 décision citée note précédente.
  • 8.
    Cons. const., 26 juin 1986, n° 86-207 DC, loi autorisant le gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre économique et social.
  • 9.
    L. const. n° 95-880, 4 août 1995.
  • 10.
    L. const. n° 2008-724, 23 juill. 2008.
  • 11.
    Mitterrand F., Le coup d’État permanent, 1964, Paris, Plon.
  • 12.
    V. Ord. n° 58-1067, 7 nov. 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel.
  • 13.
    Trois saisines ont eu lieu : saisine du Conseil constitutionnel du 16 avril 2019 par plus de 60 députés, en application de l’article 61, alinéa 2, de la constitution ; saisine du Conseil constitutionnel du 16 avril 2019 par plus de 60 sénateurs, en application de l’article 61, alinéa 2, de la constitution ; saisine du Conseil constitutionnel du 23 avril 2019 par plus de 60 députés, en application de l’article 61, alinéa 2, de la constitution.
  • 14.
    L. n° 2005-357, 20 avr. 2005, relative aux aéroports : JORF n° 93, 21 avr. 2005, p. 6969.
  • 15.
    Communiqué de presse précité : https://www.conseil-constitutionnel.fr/actualites/communique/communique-de-laurent-fabius-president-du-conseil-constitutionnel.
  • 16.
    Le Figaro, 14 mai 2019.
  • 17.
    https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2019/2019781DC.htm.
  • 18.
    Nouvelles observations enregistrées au Conseil constitutionnel le 13 mai 2019, https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/2019781dc/2019781dc_obscomp.pdf.
  • 19.
    http://www.assemblee-nationale.fr/13/rapports/r1009.asp.
  • 20.
    Duhamel O. et Molfessis N., « Le Conseil constitutionnel joue avec le feu », Le Monde, 14 mai 2019, https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/05/14/adp-avec-le-rip-le-conseil-constitutionnel-joue-avec-le-feu_5461684_3232.html.
  • 21.
    https://blogs.mediapart.fr/paul-cassia/blog/100519/rip-la-privatisation-d-adp.
  • 22.
    Contribution de Mathieu B. au Club des juristes, mai 2019, http://www.bertrandmathieu.fr/.
  • 23.
    L. org. n° 2013-1114, 6 déc. 2013, portant application de l’article 11 de la constitution.
  • 24.
    Cons. const., 30 déc. 1976, n° 76-71 DC.
  • 25.
    Cons. const., 22 mai 1985, n° 85-188 DC.
  • 26.
    Cons. const., 1er juill. 2004, n° 2004-497 DC.
  • 27.
    Cons. const., 27 juill. 2006, n° 2006-540 DC.
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