Le statut constitutionnel de l’université
La décision du Conseil constitutionnel n° 2018-763 DC, Loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants, du 8 mars 2018, admet la conformité à la constitution de mécanismes d’orientation voire de sélection à l’entrée de l’université. Elle ne reconnaît cependant qu’un effet limité au principe d’indépendance des enseignants-chercheurs.
Cons. const., 8 mars 2018, n° 2018-763 DC, loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants
La décision du Conseil constitutionnel n° 2018-763 DC, Loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants, a le mérite de rappeler l’ensemble des principes constitutionnels encadrant le statut de l’université, même si les arguments des requérants sont rejetés par des considérants lapidaires. Il est vrai que le Conseil constitutionnel ne s’était pas donné le temps de la réflexion. Les requérants contestaient la loi posant les bases des nouvelles modalités d’inscription à l’université. La requête fut déposée le 23 février et la décision rendue le 8 mars 2018.
Le contenu de la Constitution n’est certes pas riche sur le sujet. Le Conseil constitutionnel invoque avant tout la première phrase de l’alinéa 13 du préambule de la Constitution de 1946. Il convient de citer dans son intégralité l’alinéa en cause : « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État ». La décision renvoie encore à l’article 34 de la Constitution : « La loi détermine les principes fondamentaux (…) de l’enseignement ». Le Conseil constitutionnel se réfère enfin à la « garantie de l’indépendance des enseignants-chercheurs [qui] résulte d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République ».
Le statut constitutionnel de l’université en France procède intégralement de ce triptyque normatif. Le principe central est sans doute l’égalité d’accès à l’université. Le principe de gratuité, qui est son complément, quoique proclamé avec emphase, n’a pas été traité, en ce qui concerne l’université, par la jurisprudence constitutionnelle1. Nous savons que, contrairement à l’enseignement primaire et secondaire, il ne connaît pas d’application stricte pour l’enseignement supérieur. Quel pourrait être le sens du principe de gratuité du point de vue du droit constitutionnel ? Le Conseil constitutionnel a l’habitude de traiter les dispositions que l’on peut qualifier d’« utopiques » du préambule de la Constitution de 1946, comme le « droit d’obtenir un emploi » de l’alinéa 52. Le principe de gratuité pourrait justifier la restriction de l’autonomie des établissements d’enseignement supérieur en matière de droits d’inscription.
L’autre principe matériel déterminant, spécifique à l’enseignement supérieur, est celui de « l’indépendance des enseignants-chercheurs ». Depuis la décision n° 2010-20/21 QPC du 6 août 2010, Jean C. et autres3, il s’agit d’un « principe fondamental reconnu par les lois de la République » garantissant l’indépendance des enseignants-chercheurs dans leur ensemble4. L’indépendance des enseignants-chercheurs avait d’abord été reconnue dans la décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984, Loi relative à l’enseignement supérieur5, pour les professeurs d’universités. Dans sa décision n° 93-322 DC du 28 juillet 1993, Loi relative aux établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel, le Conseil constitutionnel avait précisé que « par leur nature, les fonctions d’enseignement et de recherche exigent, dans l’intérêt même du service, que la libre expression et l’indépendance des enseignants-chercheurs soient garanties », ajoutant « qu’en ce qui concerne les professeurs, la garantie de l’indépendance résulte en outre d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République ». La libre expression des enseignants-chercheurs était alors rattachée à l’article 11 de la Déclaration de 1789. Le principe de « l’indépendance des enseignants-chercheurs », qui est désormais applicable de façon uniforme à toutes les catégories d’enseignants-chercheurs, peut être interprété comme une expression du principe de « liberté académique », reconnu par le droit de l’Union européenne. Nous verrons le caractère restrictif de l’interprétation du Conseil constitutionnel en la matière.
Le troisième élément du triptyque normatif ici décrit ne porte plus sur les fondements matériels de la vie universitaire mais sur l’attribution de la politique universitaire nationale. La formule, issue de l’article 34 de la Constitution, selon laquelle « la loi détermine les principes fondamentaux (…) de l’enseignement », est intéressante dans la mesure où elle montre que l’enseignement supérieur se trouve livré, pour ainsi dire, au bras séculier du pouvoir réglementaire. Le fonctionnement des universités est en effet aujourd’hui largement régi, en France, par des textes à caractère réglementaire, dont les plus notables sont adoptés sous la forme de décrets en Conseil d’État6. Nous verrons combien cet assujettissement de l’enseignement supérieur à une autorité réglementaire centrale est une spécificité nationale.
La formule retenue par le Conseil constitutionnel est aussi significative dans la mesure où elle intègre l’université à la catégorie générale de « l’enseignement ». Elle est un reflet de la subordination traditionnelle de l’université au ministère de l’Éducation nationale, qui fut longtemps la règle en France. L’existence d’un ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche n’a pas fait disparaître cette assimilation. L’université reste conçue comme une composante de la politique d’éducation nationale. La recherche, l’activité proprement scientifique, n’est ainsi pas perçue comme le noyau de l’activité universitaire. Cela apparaît dans la catégorie législative, reprise par la jurisprudence constitutionnelle, mais étrangère au lexique académique international, d’« enseignant-chercheur ».
Le triptyque normatif évoqué, constitué par l’égalité d’accès des étudiants à l’université, « l’indépendance des enseignants-chercheurs » et la délégation de l’encadrement de l’activité universitaire au pouvoir réglementaire, doit être comparé aux standards universitaires au niveau mondial. En ce qui concerne les principes matériels, à savoir l’égalité d’accès des étudiants et « l’indépendance des enseignants-chercheurs », ils ressortissent à ce qu’on peut désigner comme une manière de droit commun universel tendanciel. S’agissant en revanche du contrôle gouvernemental sur la politique universitaire il y a là une spécificité nationale qui n’est pas sans conséquences sur l’interprétation des autres principes. Après avoir présenté la position du Conseil constitutionnel en ce qui concerne l’orientation à l’entrée de l’université (I), nous analyserons le principe de « l’indépendance des enseignants-chercheurs » (II), pour le comparer à la notion de « liberté académique » qui apparaît dans textes internationaux relatifs l’université7 (III).
I – Orientation et sélection à l’entrée de l’université
La décision commentée consacre implicitement la possibilité d’une sélection à l’entrée de l’université. Notons d’abord que le principe d’égalité d’accès à l’université est de nature universelle. Les universités du monde entier l’appliquent de façons diverses. L’exception à ce principe peut se constater dans les régimes autoritaires où l’accès à l’université peut être subordonné aux allégeances politiques. La restriction peut revêtir une dimension financière dans les États libéraux. Mais dans ce cas même, les universités ont intérêt à mettre en œuvre des mécanismes de soutien à l’intention des meilleurs étudiants.
Il est de l’intérêt naturel des universités d’attirer à elles les meilleurs étudiants. Les classements internationaux ont à l’origine pour fonction d’orienter les étudiants, dans le contexte d’un marché académique globalisé, vers les meilleurs spécialistes des diverses disciplines. Le modèle universel de l’université d’élite aboutit ainsi à une convergence tendancielle des meilleurs étudiants vers les meilleurs établissements. Or les classements en termes de mérite, ou pour reprendre la formule de la Déclaration de 1789, de « vertus » et de « talents », ne sauraient être considérés en soi comme une atteinte au principe d’égalité.
Le droit public français a depuis longtemps forgé les instruments d’une interprétation méritocratique du principe d’égalité. Il suffit d’évoquer l’accès à la fonction publique, régi, comme on le sait, par le mécanisme du concours. Le principe du concours est largement admis dans l’enseignement supérieur national. Ce qui semble plus douteux, d’un point de vue constitutionnel, est la disparité du traitement des établissements d’enseignement supérieur par la réglementation nationale8. Certains établissements se voient accorder le droit de sélectionner les étudiants et de percevoir des droits d’inscription importants, alors que d’autres acceptent le quota d’étudiants décidé au niveau central et sont réduits au montant de droits de scolarité prévu par le ministère9. Cette situation est discutable pour des établissements délivrant des diplômes analogues et se trouvant en situation de concurrence.
Ce contexte explique que la nouvelle « procédure nationale de préinscription » ne pose guère de difficultés du point de vue de l’égalité d’accès à l’université. Le Conseil constitutionnel se réfugie, dans le douzième considérant, derrière une clause de style issue, à l’origine, du droit fiscal10 : « Le législateur a ainsi retenu des critères objectifs et rationnels, dont il a suffisamment précisé le contenu, de nature à garantir le respect du principe d’égal accès à l’instruction ». Dans le vingt-cinquième considérant, s’agissant du « départage des candidats », le Conseil se contente d’évoquer des « critères objectifs ». En matière fiscale, la formule de « critères objectifs et rationnels » avait été interprétée, à son époque, comme manifestant une extension du contrôle de constitutionnalité sur l’assiette de l’impôt. Mais en matière universitaire, l’analyse du juge apparaît indigente. Elle ne dégage pas la spécificité de la logique adoptée, la nécessité sous-jacente de désengorger les filières dites « sous tension ».
Un raisonnement approfondi consisterait à admettre que les filières universitaires ne disposent pas d’une capacité d’accueil infinie. C’est ce qui justifie les mesures d’orientation des étudiants. Le raisonnement a été retenu par la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans sa fameuse jurisprudence relative au numerus clausus remontant à 197211. La question portait sur la conformité de la sélection au principe de liberté professionnelle de l’article 12, premier alinéa, première phrase, de la Loi fondamentale : « Tous les Allemands ont le droit de choisir librement leur profession, leur emploi et leur établissement de formation »12. La Cour constitutionnelle fédérale a admis la possibilité d’une restriction de l’accès aux formations en vue d’une « protection de la capacité fonctionnelle des établissements d’enseignement supérieur pour l’accomplissement de leurs missions de recherche et d’enseignement »13. Toutefois, un contrôle juridictionnel étroit demeure en ce qui concerne la législation applicable. Dans une affaire récente, qui a connu un certain retentissement, le juge constitutionnel allemand a considéré comme partiellement inconstitutionnelles les législations soumises à son contrôle concernant l’accès aux études médicales14.
On ne peut pas dire que la pratique française soit étrangère à la jurisprudence constitutionnelle allemande. Le système d’enseignement supérieur français n’est cependant pas régi par des principes rigoureux. De nombreuses filières sélectives voisinent avec des filières ouvertes. L’idée d’une protection de la qualité d’un enseignement supérieur fondé sur la recherche et la pratique explique la sélection drastique admise au cours des études médicales. Soumettre les études médicales au régime commun applicable à l’université supposerait d’assumer le risque d’un désastre sanitaire. Cela explique l’autonomie des études de médecine en termes d’organisation. La disparité des régimes d’étude laisse cependant entendre que les autorités publiques admettent, en fonction des domaines disciplinaires, une hiérarchie de priorités en termes de qualité des diplômes.
Le Conseil constitutionnel se garde bien, contrairement à la Cour constitutionnelle allemande, d’entrer dans le détail de l’analyse des procédures. Implicitement, il laisse entendre que la sélection est possible dans l’enseignement supérieur tant qu’elle repose sur des « critères objectifs et rationnels » dont le contenu est « suffisamment précis » pour « garantir le respect du principe d’égal accès à l’instruction ». Du point de vue de la mise en œuvre, la nouvelle procédure pourrait cependant être discutée, moins quant à ses objectifs que quant à ses modalités. En fait, rien n’est ni véritablement clair ni très précis en la matière.
II – Les limites de la liberté académique
L’expression d’« indépendance des enseignants-chercheurs », empreinte de la trivialité du style bureaucratique, est fort éloignée de la majesté de la notion de libertas academica. Celle-ci est traditionnellement référée à la fameuse bulle Parens scientiarum15, édictée en 1231 par le pape Grégoire IX à l’intention de l’université de Paris16 et considérée comme la Magna Carta de l’université médiévale. La notion de « liberté académique » est entrée, comme on sait, dans le lexique du droit positif contemporain à travers l’article 13 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Dans l’affaire commentée, les requérants invoquaient, précisément, l’atteinte par le dispositif attaqué à la liberté universitaire. On pourrait en effet soutenir qu’il appartient aux facultés ou aux départements, sous l’autorité de l’université, de décider des modalités d’accès en fonction de la capacité d’accueil. Les universitaires français sont partagés quant à la sélection à l’entrée des diverses disciplines. Les positions en la matière tiennent largement aux conditions concrètes d’enseignement. Certaines filières sont désertées, d’autres sont submergées. Les premières ont intérêt à l’ouverture, les secondes à une régulation de l’accès.
Le dix-neuvième considérant de la décision est significatif par sa rédaction : « Le paragraphe III de l’article L. 612-3 [du Code de l’éducation] fixe les modalités de détermination des capacités d’accueil des formations non sélectives du premier cycle de l’enseignement supérieur des établissements relevant des ministres chargés de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur. Il confie à l’autorité académique le soin d’arrêter, chaque année, les capacités d’accueil de ces formations, “après dialogue” avec les établissements ». On perçoit la relation d’asymétrie entre le ministère et les établissements, qui donne au « dialogue » un sens qui justifie les guillemets dont il est agrémenté. C’est pourquoi l’argument des requérants qui « reproch[aient] à ces dispositions de méconnaître le principe fondamental reconnu par les lois de la République d’indépendance des enseignants-chercheurs en ce qu’elles confient à l’autorité académique, et non aux universités elles-mêmes, le soin d’arrêter les capacités d’accueil des formations » n’était pas dénué de fondement.
La notion d’« autorité académique » est trompeuse, car l’autorité en cause n’a rien d’académique au sens strict du terme. Les rectorats ou le ministère dont ils dépendent sont bien distincts de l’université. Ici se joue le problème fondamental de la relation entre science et politique. La notion évoquée plus haut de « capacité fonctionnelle » des établissements renvoie à un arbitrage entre l’activité scientifique et l’activité d’enseignement. Il en est rendu compte dans les classements internationaux par le calcul du taux d’encadrement. C’est pourquoi il est impossible de distinguer nettement, dans les critères d’évaluation des établissements, l’activité scientifique et l’activité pédagogique.
L’argumentation des requérants mettait ainsi en évidence le fait que le dispositif d’orientation adopté demeure assujetti aux choix de l’autorité politique. Cela révèle la dimension rhétorique du mot d’ordre de l’« autonomie des universités ». Le contrôle du ministère sur le financement et les conditions d’accès à l’université interdit de facto une politique scientifique autonome. La politique universitaire britannique des dernières décennies a effectivement consacré l’autonomie des universités. Il en a résulté, depuis 1998, une augmentation considérable des droits d’inscription17, mais aussi une préservation du statut des établissements les plus prestigieux dans les classements internationaux18.
L’affaire commentée permet de montrer que l’idée de liberté universitaire ne renvoie pas seulement à la liberté personnelle mais qu’elle porte avant tout sur l’organisation de l’université. Le Conseil constitutionnel évite le débat en posant brutalement, au vingt-et-unième considérant, que « la détermination des capacités d’accueil des formations universitaires ne met pas en cause » « l’indépendance des enseignants-chercheurs ». Le laconisme du Conseil sous-entend que la liberté peut être revendiquée au niveau individuel mais que son sens en termes d’organisation est limité.
Le même problème était posé s’agissant de la mise en place « au sein de chaque université, d’un observatoire de l’insertion professionnelle ». Les requérants voyaient une atteinte à « l’indépendance des enseignants-chercheurs » dans le fait que la disposition législative en cause « ne précisait ni les modalités de leur représentation ni leur rôle dans l’observatoire institué au sein de chaque université ». Ici encore le Conseil constitutionnel rejette l’argument, en posant sans plus d’argumentation, au vingt-neuvième considérant, que « l’instauration, au sein de chaque université, d’un observatoire de l’insertion professionnelle ne met pas en cause le principe d’indépendance des enseignants-chercheurs ».
L’enjeu fondamental de l’argumentation des requérants consistait dans l’idée que si les dispositions législatives affectaient « l’indépendance des enseignants-chercheurs », le principe selon lequel, aux termes de l’article 34 de la Constitution, la loi peut se contenter de poser les « principes fondamentaux (…) de l’enseignement » ne pouvaient s’appliquer. En cas d’atteinte à ladite « indépendance des enseignants-chercheurs » on se trouverait davantage dans le domaine de « l’exercice des libertés publiques », où le législateur doit fixer non plus des « principes fondamentaux » mais les « règles » précises du régime juridique. L’exemple allemand évoqué plus haut illustre ce principe. L’atteinte potentielle aux droits fondamentaux justifie un encadrement législatif détaillé des dispositifs de sélection à l’entrée de l’université et un contrôle étroit par le juge. Un argument pertinent eût peut-être été, d’ailleurs, d’invoquer, dans l’espèce commentée, non l’atteinte à « l’indépendance des enseignants-chercheurs », mais plutôt, comme dans le cas du numerus clausus allemand, l’atteinte au droit à une formation librement choisie.
La solution du Conseil constitutionnel aboutit à soumettre le fonctionnement universitaire à des dispositifs à caractère réglementaire. C’est un trait saillant de l’organisation universitaire française. Les statuts des nouveaux conglomérats universitaires (sous la dénomination de COMUE ou de « grand établissement ») prennent la forme de décrets en Conseil d’État. Ceux-ci doivent certes respecter un cadre législatif, mais les procédures d’élaboration des statuts sont caractérisées par l’opacité19. La Cour constitutionnelle fédérale allemande a insisté sur la nécessité de soumettre la fusion d’établissements d’enseignement supérieur à une procédure législative transparente, permettant aux parties prenantes, notamment aux composantes des universités (les facultés) de faire valoir leurs intérêts20.
III – Sens de la liberté académique
Selon les systèmes constitutionnels, la liberté académique apparaît consacrée sous diverses formes. Là où le Conseil constitutionnel utilise l’expression d’« indépendance des enseignants-chercheurs », le droit constitutionnel allemand utilise les notions de « liberté de la science », de « liberté de la recherche » et de « liberté d’enseignement ». L’article 5 de la Loi fondamentale dispose en son alinéa 3 : « L’art et la science, la recherche et l’enseignement sont libres »21. De même, la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne proclame en son article 13 : « Les arts et la recherche scientifique sont libres. La liberté académique est respectée ».
Le problème de la liberté académique22 est abusivement identifié en France, on vient de le voir, à la question de la stricte liberté d’expression des « enseignants-chercheurs ». Celle-ci est évidemment un paramètre important. Comme le souligne le Conseil constitutionnel dans la décision précitée de 1993, la liberté d’expression participe de la fonction même de la science. Une activité scientifique limitée dans son expression ne remplit pas son rôle social. Toutefois, réduite à l’idée d’une liberté d’expression, la liberté académique revêt le sens restrictif d’une liberté personnelle qui n’a rien de propre à l’université.
Ainsi un enjeu fondamental consiste-t-il dans le conflit potentiel entre la liberté de la science et le principe de neutralité applicable à la fonction publique. Du point de vue du droit public, la liberté d’expression des « enseignants-chercheurs » ne s’entend pas comme un droit accru par comparaison au droit commun, par exemple au droit d’expression des journalistes ou des artistes. La liberté d’expression propre aux « enseignants-chercheurs » est une restriction de la limitation de la liberté d’expression par le statut de la fonction publique. Il existe certes un principe méthodologique de neutralité scientifique, mais il revêt un sens très différent de la neutralité de la fonction publique, qui implique une dimension politique et religieuse23.
Cela explique, par exemple, que les professeurs d’université n’aient pas, en droit allemand, la qualité de fonctionnaires24. Dans une certaine mesure, la qualité de scientifique peut apparaître en contradiction avec celle de fonctionnaire. Le fonctionnaire est au service de l’État, le scientifique est au service de la science. Il y a dans le statut de fonctionnaire une dimension hiérarchique qui n’est pas compatible avec une libre recherche de la vérité. Le fonctionnaire ne peut échapper à un minimum d’allégeance politique, ce qui ne saurait être le cas du scientifique.
Toutefois, dans sa dimension personnelle, la liberté académique ne diffère guère, répétons-le, de la liberté du journaliste, de l’artiste, de l’auteur, voire de tout un chacun. La spécificité de la liberté académique, vis-à-vis du droit individuel à la libre expression, réside précisément dans sa dimension « institutionnelle »25. Le Conseil constitutionnel reconnaît quelques aspects de cette dimension, comme le droit des universitaires à une représentation spécifiques dans les conseils des universités26 ou leur droit à « être associés »27 au recrutement de leurs collègues. Mais les garanties constitutionnelles se réduisent en la matière à peu de choses, alors que la législation récente a renforcé la centralisation de l’université28.
Dans le cas de la « liberté de la science » garantie par la loi fondamentale allemande, englobant la « liberté de la recherche » et la « liberté de l’enseignement »29, on aboutit à une approche nettement différente. La « liberté de la science » implique, aux termes de la jurisprudence constitutionnelle allemande, une obligation de l’État « de permettre et de promouvoir le soin d’une science libre et de sa diffusion (…) par une mise à disposition de moyens en personnel, financiers et organisationnels »30. De même, l’État doit « assurer par des mesures organisationnelles appropriées que le droit fondamental à une libre activité scientifique reste aussi intangible que le permettent les autres missions légitimes des institutions scientifiques et les droits fondamentaux des différentes parties prenantes »31.
Ces formules ne relèvent pas de la rhétorique. Elles induisent en particulier des garanties individuelles32 vis-à-vis des autorités universitaires. L’accent est particulièrement mis sur l’activité scientifique. L’exigence de moyens matériels et financiers s’exprime à travers l’organisation de l’université en chaires33 à caractère disciplinaire et disposant d’un budget. Cette organisation garantit l’absence de subordination entre les professeurs et leur autonomie dans leur activité scientifique propre. L’organisation française actuelle en laboratoires, impliquant une mutualisation des financements et une hiérarchie, limite l’autonomie des chercheurs. Ce dernier type d’organisation peut aboutir, concrètement, à favoriser certaines orientations, pas nécessairement fructueuses sur le plan scientifique, ou à réserver les financements à une minorité de membres du laboratoire.
Une autre conséquence organisationnelle de la liberté académique est la structuration traditionnelle de l’université en facultés. Cette forme d’organisation remonte au regroupement, au Moyen-Âge, des disciplines en corporations. Cette structuration demeure le modèle constitutionnel globalisé de l’organisation académique. Ainsi le droit public allemand reconnaît-il aux facultés, non la personnalité morale, mais une capacité juridique partielle34, qui leur permet d’ester en justice pour défendre leur autonomie disciplinaire, notamment, le cas échéant, contre leur université. En France, au contraire, l’usage courant de la notion de facultés fait oublier que celles-ci furent supprimées par la loi Edgar Faure de 1968.
Cette réforme consacra une centralisation de l’université qui n’a fait que s’accentuer ces dernières décennies. L’université française est, comme on le sait, composée d’« unités de formation et de recherche », dénuées d’existence juridique35 et de droits propres36. Cette forme d’organisation centralisatrice, où les disciplines scientifiques sont transformées en des services administratifs sous autorité hiérarchique, les assujettit aux instances centrales. La disparition, déjà ancienne, des facultés constitua l’amorce d’un déclin, poursuivi tout au long des décennies suivantes, de la tradition de la liberté académique.
Conclusion. Du point de vue de la société globalisée, l’université connaît aujourd’hui un essor étonnant. En 1945, les universités étaient au nombre de cinq cents pour l’ensemble du monde, on en compte aujourd’hui plus de dix mille37. Les universités naissent sur tous les continents sous l’effet d’un besoin social croissant de connaissances. Ce besoin résulte du développement accéléré des sciences et des techniques. C’est ainsi qu’une vieille institution issue de l’Occident médiéval répond aux exigences de ce qu’on peut désigner comme « l’hypermodernité ». Ce fait ne doit pas être vu comme le produit du hasard. C’est une autre époque d’essor économique et intellectuel qui avait donné naissance aux premières universités38.
On peut parler, s’agissant des règles de reconnaissance scientifique, mais aussi des fondements de l’organisation universitaire, d’une véritable lex academica, d’un ensemble de normes, valable au niveau global, de même qu’on parle d’une lex mercatoria pour les usages transnationaux des marchands39. Sous cet angle, la liberté académique est la clef de voûte de l’institution universitaire globalisée. Elle ne relève pas d’une aspiration purement morale, elle est au service d’une fonction sociale matérielle. Les missions centrales de l’université consistent en effet dans la production et la diffusion de la connaissance. Lorsque l’on envisage l’université sous la seule catégorie de « l’enseignement » ou de la « formation », on la réduit au paradoxe d’une connaissance diffusée par ceux qui n’en ont pas la maîtrise.
L’université française, comme en témoigne la décision commentée, est soumise par la législation à un feu roulant d’impératifs à court terme. Il s’agit d’assurer à chaque bachelier une inscription pour l’année suivante, de suivre son orientation, de proposer des stages, de garantir une professionnalisation dès le premier cycle, tout en menant un effectif maximum au terme d’une formation complète, etc. Le simple fait d’inscrire l’insertion parmi les missions universitaires, comme le prévoit la législation évoquée, ne témoigne-t-il pas de l’échec de la politique universitaire ? L’insertion serait-elle un problème si la compétence était garantie par les diplômes ? L’université semble ainsi être entrée dans un cercle vicieux où la multiplication d’obligations diverses ne cesse d’accroître son fardeau.
Il est à craindre que l’université, sous le feu d’une pluralité d’objectifs contradictoires, ne perde de vue ses deux fonctions cardinales de production et de diffusion de la connaissance. La liberté académique comme principe fondamental du statut de l’université vise précisément à protéger l’institution universitaire des enjeux politiques du moment. Elle garantit, pour recourir au lexique de la sociologie, la différenciation entre la science et la politique. Le refus par le Conseil constitutionnel de reconnaître dans sa plénitude la liberté académique traduit une tendance française à maintenir l’université sous un contrôle gouvernemental étroit. La crise de l’université française en termes de performances scientifiques, révélée par les classements internationaux depuis le début des années 2000, n’a en définitive d’autre origine que cette situation.
Notes de bas de pages
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1.
V. Cons. const., 20 janv. 1984, n° 83-165 DC, Loi relative à l’enseignement supérieur. L’article 41 de la loi prévoyait le versement de droits d’inscription : « Les établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel (…) reçoivent des droits d’inscription versés par les étudiants et les auditeurs ».
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2.
Par exemple, Cons. const., 4 févr. 2011, n° 2010-98 QPC, cons. 3 : « (…) aux termes du cinquième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 : “Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. (…)” ; (…) il incombe au législateur, compétent en vertu de l’article 34 de la Constitution pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail, de poser des règles propres à assurer, conformément aux dispositions du préambule de 1946, le droit pour chacun d’obtenir un emploi tout en permettant l’exercice de ce droit par le plus grand nombre ». V. dans le même sens les décisions Cons. const., 10 juin 1998, n° 98-401 DC, cons. 26 ; et Cons. const., 13 janv. 2000, n° 99-423 DC, cons. 27, sur la limitation du temps de travail ; ou encore la décision Cons. const., 28 mai 1983, n° 83-156 DC, cons. 4. V. Rabault H., « Une “république sociale” ? Le paradoxe des droits “économiques et sociaux” », in Gambino S. (dir.), Diritti sociali e crisi. Problemi e prospettive, 2015, G. Giappichelli editore, p. 133-143.
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3.
V. Mathieu B., « De la disparition d’un principe constitutionnel : l’indépendance des professeurs d’université. À propos de la décision du Conseil constitutionnel n° 2010-20/21 QPC du 6 août 2010 », JCP G 2010, n° 36.
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4.
V. encore la décision Cons. const., 24 avr. 2015, n° 2015-465 QPC, Conférence des présidents d’université [Composition de la formation restreinte du conseil académique]. V. Roblot-Troizier A., « Chronique de droits fondamentaux et libertés publiques », N3C 2015, n° 4, p. 145-163.
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5.
La création par la loi examinée par le Conseil constitutionnel d’un collège électoral unique rassemblant, pour la désignation de leurs représentants aux conseils d’administration des universités, professeurs et enseignants-chercheurs ayant une autre qualité, méconnaissait le principe d’indépendance des professeurs d’université.
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6.
V. C. éduc., art. L. 711-4 et s. Citons C. éduc., art. L. 711-4, I : « Les établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel sont créés par décret après avis du Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche ».
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7.
Outre la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne évoquée plus loin, v., par ex., la recommandation de l’Unesco concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur du 11 nov. 1997.
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8.
V., par ex. Guinochet F., « Le vrai prix des études », Challenges 2012, n° 311, p. 62-66.
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9.
V. l’arrêté du 1er août 2017 fixant les droits de scolarité d’établissements publics d’enseignement supérieur relevant du ministre chargé de l’Enseignement supérieur, JORF n° 0199, 26 août 2017, texte n° 34.
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10.
Déc. n° 83-164 DC, 29 déc. 1983, Loi de finances pour 1984, cons. 10 : « (…) pour poser les règles d’établissement de l’assiette de l’impôt sur les grandes fortunes, le législateur a fondé son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en cette matière ; (…) dès lors, cet impôt est établi d’une façon régulière au regard des règles et principes de valeur constitutionnelle, et notamment de la prise en compte nécessaire des facultés contributives des citoyens ».
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11.
BVerfGE, 33, 303. V. Jarass H.-D. et Pieroth B., Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland. Kommentar, 2016, C. H. Beck, p. 378-380.
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12.
Loi fondamentale allemande de 1949 (extrait de la version bilingue : Grundgesetz / Loi fondamentale, Saarbrücken : Centre juridique franco-allemand, 2004. Traduction de Christian Autexier, Jean-François Flauss, Michel Fromont, Constance Grewe, Olivier Jouanjan et Pierre Koenig). La disposition n’a pas connu de modification depuis l’édition de ce texte.
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13.
BVerfGE, 66, 155/179.
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14.
BVerfG, Urteil des Ersten Senats vom 19. Dezember 2017 – 1 BvL 3/14 – Rn. (1-253).
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15.
Le texte est accessible sur le site la Bibliotheca Augustana : http://www.hs-augsburg.de/~harsch/Chronologia/Lspost13/GregoriusIX/gre_scie.html.
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16.
V., par ex., Verger J., Culture, enseignement et société en Occident aux xiie et xiiie siècles, chap. VIII, 1999, Presses universitaires de Rennes, 1999. Accessible en ligne : http://books.openedition.org/pur/21367.
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17.
V., par ex., « Paying for higher education », The Economist, 16 octobre 2010, p. 37-38.
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18.
V., par ex., Graveleau S., « L’université française au miroir de Shanghai », Le Monde 17 août 2017, p. 8, reproduisant le dernier classement de Shanghai.
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19.
V., par ex., CE, 23 juin 2014, n° 354198, UNEF, AGE de Nancy : JCP A 2015, act. 3. V. encore CAA Nancy, 13 oct. 2016, n° 15NC00613 : Rabault H., « Une perspective contentieuse sur la fusion des universités », LPA 16 déc. 2016, n° 122m4, p. 16.
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20.
BVerfGE 139, 148.
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21.
Pour la référence, v. supra note 12.
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22.
V. la synthèse offerte par Prüm A. et Ergec R., « La liberté académique », Revue du droit public 2010, n° 1, p. 3-28.
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23.
L. n° 83-634, 13 juill. 1983, art. 25, modifié par la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires.
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24.
V. Prüm A. et Ergec R., op. cit., p. 25.
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25.
Ibid., p. 17 et s.
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26.
Déc. n° 83-165 DC, 20 janv. 1984, Loi relative à l’enseignement supérieur, préc.
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27.
Déc. n° 2010-20/21 QPC, 6 août 2010, M. Jean C. et a. [Loi Université], préc.
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28.
Ce qui explique le recours évoqué dans la note précédente. La loi attaquée (LRU) remplaçait les commissions de spécialistes, élues par les représentants des disciplines, par les comités de sélection, désignés par la présidence de l’université.
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29.
Jarass H.-D. et Pieroth B., op. cit., p. 238-248.
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30.
BVerfGE, 35, 79/114 et s. ; 88, 129/136 et s. ; 94, 268/285.
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31.
BVerfGE, 35, 79/115 ; 85, 360/384 ; 93, 85/95 ; 111, 333/353.
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32.
BVerfGE, 95, 193/209 ; 111, 333/353.
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33.
Comprenant au minimum, sous l’autorité du titulaire de la chaire, une secrétaire et un assistant.
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34.
BVerfGE, 15, 256/261 et s. V. Maurer H., Allgemeines Verwaltungsrecht, 2011, Beck, p. 535.
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35.
V. CE, 6 oct. 1976, nos 98179 et 98180, doyen de l’UER Faculté de droit de l’université Jean Moulin, Lyon III. Le recours d’une « faculté de droit », représentée par son doyen, n’est pas recevable.
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36.
Pour une synthèse de l’histoire récente des facultés de droit, v. Morange J., « La liberté du professeur des facultés de droit » Revue du droit public 2008, n° 1, p. 54-79. V. encore l’entretien avec Antonmattei P.-H., « L’autonomie des universités doit s’accompagner d’une autonomie des facultés de droit », JCP G 2009, n° 26, 38.
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37.
Selon The Economist, « University education. Three years and score », 6 janv. 2018, p. 60-61.
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38.
V., par ex., Padoa Schioppa A., Storia del diritto in Europa. Dal medioevo all’étà contemporanea, 2016, Il Mulino, p. 87 et s. et p. 137 et s.
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39.
Sur la « transnationalisation » du droit dans les diverses sphères de la vie sociale, l’économie, la science, le sport, etc., v. Teubner G., Fragments constitutionnels. Le constitutionnalisme sociétal à l’ère de la globalisation, 2016, Classiques Garnier.