Les « circonstances particulières » que nous vivons actuellement justifient même que le Conseil constitutionnel accepte qu’il soit dérogé à des dispositions de la Constitution relatives à la passation de lois organiques
Au-delà des dispositions qui ont été promulguées, par voie d’ordonnance, dans le cadre de l’actuelle crise sanitaire, la décision rendue, le 26 mars dernier, par le Conseil constitutionnel, relativement à la loi organique d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, nous donne l’occasion de revenir, plus généralement, sur les théories juridiques propres au droit public pouvant être mises en œuvre pour régler les difficultés juridiques rencontrées en cette période troublée.
Cons. const., DC, 6 mars 2020, no 2020-799
Aux termes du deuxième alinéa de l’article 46 de la Constitution, les projets ou propositions de lois organiques ne peuvent, en première lecture, être soumis à la délibération et au vote des assemblées qu’à l’expiration des délais fixés au troisième alinéa de l’article 42 (6 semaines). « Toutefois, si la procédure accélérée a été engagée dans les conditions prévues à l’article 45, le projet ou la proposition ne peut être soumis à la délibération de la première assemblée saisie avant l’expiration d’un délai de 15 jours après son dépôt ». Au cas d’espèce, le projet ayant abouti à la loi organique n° 2020-365 du 30 mars 2020, d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19, dont l’objet de l’article unique était de suspendre jusqu’au 30 juin 2020 le délai dans lequel le Conseil d’État et la Cour de cassation doivent se prononcer sur le renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel et celui dans lequel ce dernier doit statuer sur une telle question, a été déposé devant le Sénat, première assemblée saisie, le 18 mars 2020 et a été examiné en séance publique dès le lendemain. Certes, le gouvernement avait engagé la procédure accélérée ; mais, en tout état de cause, le délai minimum devant être observé en application des dispositions susvisées n’a pas été respecté. Cependant, « contre toute attente », le Conseil constitutionnel, saisi de ce projet en application des articles 46 (dernier alinéa) et 61-1 de la Constitution, énonce que « compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, il n’y a pas lieu de juger que cette loi organique a été adoptée en violation des règles de procédure prévues à l’article 46 de la Constitution ». Ce faisant, il met en œuvre, à l’égard de dispositions de la Constitution, l’ancienne théorie dites des « circonstances exceptionnelles » (I) qui, alliée à celle des « formalités impossibles » (II), peut permettre de traiter bien des difficultés auxquelles les personnes en charge de faire face aux circonstances actuelles ne manqueront pas d’être confrontées.
I – Une application de la théorie des circonstances exceptionnelles par le Conseil constitutionnel
Même si la terminologie employée par le Conseil constitutionnel dans la décision commentée, « compte tenu des circonstances particulières de l’espèce », vraisemblablement destinée à manifester combien la dérogation admise à la Constitution a vocation à demeurer un « cas d’espèce », diffère de celle de cette théorie, nul doute que ladite décision se rattache à la théorie des circonstances exceptionnelles issue des célèbres arrêts Heyriès et Dames Dol et Laurent1. Rendus respectivement à propos de la révocation d’un fonctionnaire par le ministre de la Guerre et de l’interdiction de l’accès aux débits de boissons aux « filles galantes » par le préfet maritime gouverneur du camp retranché de Toulon, ces arrêts ont consacré, en cas de circonstances exceptionnelles, la faculté de déroger à des règles de fond ou de compétence à l’effet de prendre les mesures que ces circonstances appellent. Si cette théorie a été essentiellement mise en œuvre en périodes de guerre, y compris à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale, l’existence de « circonstances exceptionnelles » a, cependant, été reconnue à l’occasion d’une importante éruption du volcan de La Soufrière en Guadeloupe2. Au reste, la notion de « circonstances exceptionnelles » n’était pas inconnue du Conseil constitutionnel en tant que juge de l’élection. Ainsi, dans une décision n° 73-603/7413, celui-ci avait retenu que « la circonstance qu’un cyclone ait atteint l’île de La Réunion rendait inévitable qu’intervînt exceptionnellement une mesure de report du second tour » ; que s’il était « certes regrettable que la loi n’ait pas prévu l’autorité compétente pour tirer les conséquences de circonstances exceptionnelles de la nature de celles qui sont survenues à La Réunion les 10 et 11 mars 1973 », « dans ce silence de la loi, si le préfet de La Réunion n’était pas normalement compétent pour ordonner le report du second tour, cette irrégularité n’a pu altérer les résultats du scrutin alors surtout qu’aucune manœuvre frauduleuse n’est établie ». En l’occurrence, les circonstances actuelles justifient, sur un tel fondement, que le Conseil constitutionnel ait pu admettre que, dans un souci d’efficacité, il soit dérogé aux dispositions de l’article 46 de la Constitution en matière de délai d’examen d’un projet de loi organique. En effet, au-delà des polémiques soulevées par la décision commentée, le motif invoqué au soutien de ce projet, tenant à ce que l’épidémie de Covid-19, faisait obstacle à ce que le Conseil d’État, la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel se réunissent en formation collégiale et, par conséquent, à ce que les délais prévus par l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel pour le traitement des questions prioritaires de constitutionnalité, puissent être respectés, semblait difficilement compatible avec le délai minimum prévu à l’article 46 de la Constitution en cas d’urgence. De fait, si ce délai avait été respecté, le Conseil d’État et la Cour de cassation auraient sans doute été dessaisis de nombreuses questions prioritaires de constitutionnalité qui auraient été automatiquement transmises au Conseil constitutionnel en application de l’article 23-7 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 et ce dernier aurait, de même, été en situation de ne pas respecter le délai dans lequel il est censé statuer aux termes de l’article 23-10. Quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir sur la pertinence de ladite procédure, il apparaît qu’une telle atteinte à l’égalité devant la justice – certains justiciables étant susceptibles d’échapper au « filtre » du Conseil d’État et de la Cour de cassation – représentait un enjeu suffisant pour que les délais en question puissent être prolongés pour une durée, somme toute, limitée, fût-ce au détriment du respect de l’article 46 de la Constitution. En outre, ladite décision, et l’importance hiérarchique de la norme ici en cause, ne peuvent qu’inviter les autorités administratives à faire usage de cette théorie et de celle dite de la « formalité impossible », afin de résoudre les difficultés auxquelles les diverses ordonnances prises pour faire face à la crise actuelle ne permettront pas de répondre.
II – Les théories des « circonstances exceptionnelles » et de la « formalité impossible » comme solutions accessoires à la situation de crise sanitaire
Certes, des ordonnances ont été prises en application de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19. On songe particulièrement à l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020, portant diverses mesures d’adaptation des règles de passation, de procédure ou d’exécution des contrats soumis au Code de la commande publique et des contrats publics qui n’en relèvent pas pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de Covid-19, et à l’ordonnance n° 2020-391 du 1er avril 2020, visant à assurer la continuité du fonctionnement des institutions locales et de l’exercice des compétences des collectivités territoriales et des établissements publics locaux afin de faire face à l’épidémie de Covid-19. Toutefois, ces textes ne suffiront sans doute pas à résoudre toutes les difficultés juridiques, de forme ou de fond, auxquelles les autorités seront confrontées pour assurer la continuité de services publics essentiels. À n’en pas douter, cette situation devrait permettre de recourir, dans la limite de ce qui pourra s’avérer strictement nécessaire, aux théories des « circonstances exceptionnelles » et de la « formalité impossible ». Cette dernière théorie, sœur jumelle de la précédente, trouve à s’appliquer en cas de refus de la part d’un organe consultatif d’émettre un avis nécessaire à la prise d’une décision ou, plus généralement, d’impossibilité de respecter une formalité légalement prescrite. Le Conseil d’État a eu, dernièrement, l’occasion d’en rappeler toute l’actualité en admettant que le président de la République ait pu, sans méconnaître l’article 13 de la Constitution, procéder à une nomination en l’absence de l’avis préalable de la commission permanente compétente du Sénat émis dans les conditions prévues par le dernier alinéa de cet article4. Nul doute que les pouvoirs publics trouveront, dans ce dernier arrêt et dans la décision commentée, des motifs de mettre en œuvre lesdites théories, en tant que de besoin.
Notes de bas de pages
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1.
CE, 28 juin 1918, Heyriès : GAJA, 22e éd., 2019, n° 30 – CE, 28 févr. 1919, Dames Dol et Laurent : GAJA, 22e éd., 2019, n° 32.
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2.
CE, 18 mai 1983, Rodes : Lebon 1984, p. 199.
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3.
Ass. nat. La Réunion, 2e circ. : Rec. Cons. const., p. 119, citée in Camby J.-P., Le Conseil constitutionnel, juge électoral, 7e éd., 2017, Dalloz.
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4.
CE, 13 déc. 2017, n° 411788, président du Sénat : JCP A 2018, 2093, p. 49, note Hul S.