L’opposition parlementaire, un feuilleton trop tôt achevé

Publié le 09/07/2018

Introduite dans la constitution en 1958, la notion d’opposition mérite-t-elle mieux qu’un silence ?

Pierre Avril estimait, en 2008, que la mise en place d’un statut de l’opposition parlementaire était un « feuilleton inachevé »1, notamment parce que la levée des verrous constitutionnels impliquait l’édiction de règles « constructives »2 aux niveaux organique, législatif et réglementaire. Cette fois-ci, il semblerait que l’exécutif en ait décidé autrement, en considérant que l’amélioration du sort de l’opposition parlementaire (ou, plutôt, des oppositions parlementaires, tant elles sont diverses sous cette législature) ne représente plus une priorité. Malgré tout, comme le note le gouvernement dans l’exposé des motifs de l’actuel projet de loi constitutionnelle, « le bilan de cette révision [de 2008], largement partagé par les praticiens et les constitutionnalistes, conduit à penser qu’une partie de la démarche entamée en 2008 mérite d’être complétée pour lui donner sa pleine efficacité, tout en corrigeant les dispositions qui n’ont pas eu tous les effets bénéfiques escomptés »3.

Par-delà cette pétition de principe, l’opposition parlementaire n’est pourtant guère convoquée par le projet de loi constitutionnelle, si ce n’est à l’article 11, dont la vocation est de réduire le quorum nécessaire au déclenchement du contrôle de constitutionnalité d’un traité (Const., art. 54) et d’une loi (Const., art. 61), passant de 60 à 40 députés ou sénateurs. Tel est également le cas s’agissant de la saisine du Conseil constitutionnel, afin qu’il examine le bien-fondé du recours aux pouvoirs d’exception du chef de l’État après 30 jours d’exercice (Const., art. 16). Par coordination, le seuil de l’article 88-6 de la constitution sera, lui aussi, réduit pour que les parlementaires de l’opposition puissent, le cas échéant, déposer un recours devant la Cour de justice de l’Union européenne contre un acte législatif européen violant le principe de subsidiarité.

Cette contraction généralisée du quorum de 60 députés ou sénateurs n’est nullement une libéralité accordée aux opposants, dans la mesure où elle découle logiquement de la réduction du nombre de parlementaires d’un tiers. C’était là un engagement de campagne d’Emmanuel Macron. Notons, à cet égard, que l’effet de cette réforme sera de faire passer le pays sous la moyenne européenne, en termes de ratio parlementaires/nombre d’habitants4. Il n’est, donc, absolument pas sûr que la représentativité soit améliorée par cette mesure, ni que les économies ainsi réalisées soient aussi conséquentes qu’annoncées. Du reste, il se peut que, durant la phase de négociation avec les chambres, l’exécutif doive renoncer à cette réduction du nombre de parlementaires, qui relève du domaine législatif. Dans une telle hypothèse, la saisine du Conseil constitutionnel par l’opposition en ressortirait facilitée, même si les groupes les moins importants numériquement devront continuer à s’associer. La baisse du nombre de parlementaires ouvre également la question de l’abaissement des seuils prévus pour la constitution des groupes5, quoique leur multiplication puisse peser sur le fonctionnement des chambres.

De façon encore plus indirecte, l’on pourrait estimer que l’article 8 offre à l’opposition parlementaire une nouvelle faculté d’empêcher, calquée sur celle qui existe déjà en matière de procédure accélérée (Const., art. 45), puisque le projet dispose que le gouvernement pourra inscrire plus facilement à l’ordre du jour des assemblées des projets de loi qu’il juge prioritaires, sauf si la conférence des présidents de chaque chambre s’y oppose conjointement. En d’autres termes, la minorité parlementaire opposante pourrait bénéficier de cette prérogative, si elle domine le Sénat, et si la majorité à l’Assemblée nationale la suit. Alors qu’il arrive fréquemment que l’opposition soit majoritaire à la chambre haute, l’on voit mal ce qui pourrait conduire la majorité du Palais-Bourbon à s’allier à ses adversaires pour faire échec à l’exécutif (sauf en cas de crise particulièrement grave et, donc, exceptionnelle). Lorsque l’on songe à l’absence de recours à l’article 45, alinéa 2 de la constitution depuis son établissement en 20086, le gouvernement ne paraît pas s’exposer à de très graves périls.

Sauf coup de théâtre, la voie constitutionnelle ne sera a priori pas très favorable à l’opposition parlementaire cette année, même si les assemblées parviendront peut-être à amender le projet du gouvernement. Il n’est pas inenvisageable non plus que la minorité opposante ait davantage de chance avec les textes organiques, législatifs et réglementaires à venir. Quoiqu’improbable, si l’on se fie au début de cette législature et, notamment, à l’épisode de l’élection du « questeur d’opposition »7, une évolution des pratiques n’est pas totalement à exclure non plus. Les silences (plus ou moins délibérés) du projet de loi constitutionnelle dérivent, sans doute, de la difficulté à définir et, par suite, à saisir juridiquement l’opposition parlementaire dans toute sa complexité.

I – Une définition malaisée : l’opposition parlementaire ou les oppositions parlementaires ?

L’opposition parlementaire ne se laisse appréhender aisément, les spectres du passé national et les implications du « parlementarisme négatif »8 ressurgissant régulièrement sur les conditions d’accomplissement de son office. Elle peut se comprendre à la fois comme une fonction et comme une institution. Dans cette seconde acception, elle représente certes une évidence de la démocratie parlementaire, mais son identification et son institutionnalisation sont rendues délicates par son extrême variabilité institutionnelle et comportementale.

Ce phénomène politique est, concrètement, susceptible de revêtir des formes profondément diverses. Certes il existe une sorte de cas typique, figuré dans le modèle (tendanciellement et imparfaitement) bipartisan de Westminster, mais des configurations plus complexes surviennent régulièrement. Ainsi arrive-t-il qu’il n’y ait pas d’opposition, qu’elle soit fragmentée (comme, aujourd’hui, avec 5 groupes9), qu’elle se matérialise sous la forme de groupes charnières, qu’elle soit larvée au sein d’une majorité (comme les Frondeurs durant la précédente législature10), qu’elle relève de non-inscrits (comme c’est – partiellement – le cas avec les 8 députés frontistes siégeant au Palais-Bourbon depuis un an), ou bien que les oppositions soient majoritaires.

Tangible, la variabilité institutionnelle du phénomène oppositionnel l’est assurément. Son attitude est tout aussi sujette à la variation, et cela durant une même législature, la politique étant par nature évolutive. Le fait oppositionnel est capable de connaître une infinie diversité de nuances, allant de la coopération la mieux consentie à la compétition la plus résolue. Suivant les circonstances politiques, l’opposition respecte la « règle du jeu »11, mais il se peut qu’elle en abuse, au point de verser dans l’obstruction.

Le bicamérisme ajoute, par ailleurs, un indéniable surcroît de complexité à l’identification de l’opposition12, puisque les cultures, les traditions et les enjeux de pouvoir des hautes assemblées ne recoupent pas nécessairement ceux des chambres basses. Ainsi se peut-il que l’opposition au gouvernement contrôle le Sénat et, aussi, que l’opposition représentée au sein de la chambre haute soit partie intégrante de la majorité soutenant l’exécutif. De nombreuses incertitudes pèsent, donc, sur la forme concrète du fait oppositionnel.

II – La délicate articulation de l’opposition parlementaire et du droit constitutionnel

Pour toutes ces raisons, l’articulation entre le droit et l’opposition est malaisée. Intrinsèquement politique, l’opposition parlementaire relève d’abord de l’informel, puisque sa naissance et sa pratique ont considérablement devancé sa reconnaissance officielle. Mais, de nos jours, elle dépend également du droit écrit. À cet égard, son traitement juridique est inévitablement lacunaire. Par définition, le droit strict ne saurait couvrir toutes les possibilités de configuration du fait oppositionnel, comme en témoigne l’existence même de l’« appendice coutumier »13 des constitutions écrites.

La Grande-Bretagne et les épigones de Westminster ont précocement ouvert la voie à l’institutionnalisation de l’opposition parlementaire14. Ces pays ont opté pour une approche directe et symbolique de la minorité opposante, et cela au profit de la principale formation d’opposition à la chambre basse, parce que c’est approprié à la tendance bipartisane ambiante, ainsi qu’au fonctionnement majoritaire et clivant de leur système de gouvernement. Mais il ne semble a priori pas opportun d’importer tel quel le système de l’opposition officielle de Sa Majesté. À cet égard, comme l’observait Montesquieu, le succès d’une greffe juridique est en pratique « un très grand hasard »15, parce que les cultures et traditions nationales sont susceptibles d’en oblitérer les effets. D’ailleurs, loin d’être universellement repris, ce schéma est en réalité très spécifique. Quoique particulièrement brillant, le « modèle » britannique demeure somme toute une exception…

Sur le continent européen, la démarche a longtemps été bien plus indirecte, neutre et technique, en raison du multipartisme pratiqué et de la formule récurrente du gouvernement de coalition. L’opposition est alors saisie par ricochet, c’est-à-dire par le biais des partis, groupes, et parlementaires. En un sens, l’efficacité prend alors le pas sur la symbolique. Tel est spécialement le cas au Bundestag16. En France, le traitement juridique de la minorité opposante a évolué à partir de 2008. Ce faisant, le pays s’est quelque peu rapproché de la voie empruntée par les pays du Commonwealth, et par la plupart des Länder allemands. Plus largement, les approches sont ordinairement mixtes en Europe continentale, ce qui témoigne de la difficulté (commune) à identifier et, par conséquent, à « juridiciser » le phénomène d’opposition parlementaire. D’ailleurs, son statut juridique s’apparente généralement à une sorte de « mosaïque »17, ses fondements étant de nature constitutionnelle, législative, jurisprudentielle, et réglementaire. Les usages jouent également un rôle déterminant.

De ce point de vue, la révision constitutionnelle de 2008 a permis de consacrer les groupes d’opposition et minoritaires. Ainsi l’opposition parlementaire n’est-elle pas un fait purement politique. Cependant, aucune définition positive n’en est formellement proposée, le choix ayant été fait de confier ce soin aux groupes eux-mêmes (RS, art. 5 bis), « à l’exception de celui d’entre eux qui compte l’effectif le plus élevé » au Palais-Bourbon (RAN, art. 19). De la sorte, l’opposition n’est saisie que par prétérition. Ce système apporte, néanmoins, une certaine souplesse, en particulier si on la compare à la formule britannique. Le groupe le plus important numériquement de la minorité parlementaire opposante ne possède pas de monopole en matière de contestation durable de l’exécutif et de la majorité. Cela est heureux tant l’opposition est susceptible d’être plurielle, comme c’est classiquement le cas à l’Assemblée nationale.

Les droits spécifiques qui ont été reconnus aux groupes d’opposition dans les règlements des chambres à la suite de la révision constitutionnelle de 2008 l’ont, en revanche, été de façon un peu jacobine, voire autoritaire, sans que les opposants de l’époque aient pu influer sur leur propre sort. Une telle situation n’est qu’en apparence paradoxale, tant elle découle des spécificités du parlementarisme de la Ve République. Par surcroît, la concrétisation de ces facultés est parfois décevante. À titre d’exemple, l’on peut mentionner la modification du champ de certaines enquêtes durant la XIIIe législature18, les péripéties liées à la mise en place du temps législatif programmé au mois de décembre 2009, la désertion par la majorité des semaines de contrôle et des séances dont l’ordre du jour est à l’initiative de l’opposition19, le fait que les rapports importants sont confiés en priorité aux élus (les plus éminents) de la majorité, ou encore les récentes controverses relatives à l’élection du questeur d’opposition et des membres du bureau de l’Assemblée…

Du reste, il importe de souligner que la vocation de la minorité opposante n’est que très marginalement législative, ce qui est le lot du gouvernement et (à titre plus incident) de ses soutiens dans le cadre du parlementarisme majoritaire. L’apport de l’opposition parlementaire est susceptible d’être plus conséquent en matière de contrôle, compris comme surveillance, recherche d’information et dialogue interinstitutionnel. Le « dualisme »20 qui la sépare de l’exécutif et de la majorité est de nature à renforcer les virtualités du contrôle parlementaire et, même, à le « réanimer »21. D’où l’intérêt de lui octroyer des missions et prérogatives particulières dans ce domaine. En la matière, la traditionnelle circonspection de la majorité semble d’autant plus dommageable, que le gouvernement ne court aucun risque sérieux.

III – Des propositions de réforme

Avant de plaider en faveur d’une réforme des textes, précisons d’emblée qu’une évolution culturelle est assurément nécessaire, parce que le climat politique dans lequel se déploie le parlementarisme n’est pas sans incidence sur le droit effectivement pratiqué. Celui-ci est, par exemple, consensuel et positif outre-Rhin, tandis qu’il est conflictuel, négatif et, pour reprendre l’heureuse formule d’André Malraux, plutôt « romanesque »22 en France.

Par ailleurs, la méthode de réforme semble devoir être pragmatique. En termes de reconnaissance du fait oppositionnel, « la pratique demeure [bien souvent] la voie la plus appropriée »23, alors que la codification sert quelquefois de prétexte au maintien du statu quo. De ce point de vue, la censure de la réforme voulue par Jean-Louis Debré en 200624 souligne combien il est utile de ne pas tout écrire. Il suffit, en pratique, que les courants représentés au Parlement s’entendent sur l’éventuelle attribution de prérogatives propres aux adversaires du pouvoir établi. Il s’agit là d’une question de volonté.

Se forgeant parfois à partir des documents officiels, mais également sans fondement textuel, une certaine « normativité politique » s’impose alors aux parties prenantes. Ce type de « jurisprudence »25 politique engage « non seulement le présent, mais [encore] l’avenir »26, les opposants pouvant par la suite invoquer les précédents contre les pratiques éventuellement arbitraires de leurs rivaux27. Si ces usages recèlent quelque « contingence »28, il n’en va pas autrement s’agissant de la concrétisation du droit strict29, pour peu qu’elle advienne. En d’autres termes, il importe de ne pas se laisser hypnotiser par l’écrit.

Du reste, des aménagements du droit strict sont parfaitement concevables, mais il convient que la marche du Parlement ne puisse point être neutralisée par les minorités, fussent-elles opposantes. Un équilibre doit être ménagé entre la protection de l’opposition et l’efficacité du Parlement, comme l’exige régulièrement la Cour de Karlsruhe outre-Rhin30. Voici, donc, quelques éléments de réflexion allant en ce sens.

En s’inspirant des Länder allemands31, il serait probablement opportun de compléter l’article 24 de la constitution d’une formule expliquant quelles sont les vocations respectives des groupes de la majorité, de l’opposition et des formations minoritaires. À cet égard, les 60 dernières années et, plus largement, les expériences de parlementarisme majoritaire laissent accroire qu’il revient à la majorité issue des urnes de gouverner par le biais du cabinet et, donc, de le soutenir32, tandis que les groupes d’opposition ont plutôt pour mission de les contrôler et d’apparaître comme une alternative en vue des prochaines élections. S’agissant des groupes minoritaires, leur positionnement est susceptible d’être infiniment plus nuancé que les deux tendances venant d’être décrites.

Ce faisant, la majorité connaîtrait les honneurs de la constitutionnalisation, celle-ci demeurant l’une des rares institutions de la vie politique à ne pas avoir bénéficié de surcroît de dignité juridique (en 2008 notamment)33. Une définition de l’opposition parlementaire pourrait même être esquissée, et ses droits énumérés (sans, bien sûr, aller jusqu’à pétrifier son statut), le comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République ayant proposé en 2007 d’établir une charte des droits de l’opposition. De la sorte, l’on ferait utilement écho à l’une des revendications exprimées par la minorité opposante durant les débats de 200834. L’opposition peinant parfois à se constituer en groupe, sans doute serait-il, par ailleurs, heureux d’accorder de nouvelles garanties aux non-inscrits, comme c’est le cas au Bundestag avec les « groupements » (Gruppen) par opposition aux groupes de plein exercice (Fraktionen), et au Sénat avec la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe35.

Dans la (très lointaine) continuité de l’article 11 de la constitution du 27 octobre 1946, le pouvoir constituant pourrait inscrire, dans la charte suprême, les modalités de la composition du bureau des assemblées, ainsi que le principe de la répartition des présidences de commission à la proportionnelle des groupes. Cela se fait de très longue date au sein de la Diète fédérale d’Allemagne. Une telle innovation serait facilitée par une (légère) augmentation du nombre de commissions, (très) strictement contingenté depuis 1958. Il s’agit là d’une forme de « courtoisie qui ne coûte pas cher »36, mais dont le mérite serait d’accorder quelque visibilité au pluralisme interne du Parlement. Dans cet esprit, la constitution pourrait prévoir que la révision des règlements des chambres s’effectue suivant une majorité renforcée, en vue d’y associer les groupes d’opposition et minoritaires37. L’on remédierait ainsi au précédent de l’attribution de droits à l’opposition, sans son assentiment. De la sorte, du consensualisme (certes un peu « contraint ») pourrait être instillé dans l’un des temples de la conflictualité.

Plus fondamentalement, l’importation des droits de la minorité, qui existent dans les pays nordiques et en République fédérale d’Allemagne, serait particulièrement positive. Reconnus à divers quorums de députés (comme 5 % d’entre eux, un groupe, un quart des membres du Bundestag, ou un tiers d’entre eux notamment), sans que leur appartenance partisane n’entre en ligne de compte, ces droits de tirage permettent aux élus d’agir collectivement par-delà les groupes. Ce système est extrêmement original. Ainsi les députés du Bundestag ont-ils la faculté d’être à l’initiative, et non pas de demeurer invariablement dans la réaction face aux entreprises de l’exécutif. Par exemple, il leur est possible d’exercer une certaine influence sur le déroulement des travaux de leur chambre, en convoquant les commissions, en requérant l’élection d’un délégué d’investigation, ainsi qu’en pesant sur le choix des personnes à auditionner. D’autres garanties leur permettent d’interroger les témoins, sans dépendre de la bonne volonté de leurs rivaux. Par contraste, s’il existe en France un droit de tirage en matière d’enquête, il a régulièrement été vidé de sa substance par la majorité avant 201438. Cela demeure d’ailleurs possible, si le groupe intéressé a déjà sollicité l’établissement d’une commission d’enquête durant la session.

Alliés au penchant consensuel des acteurs politiques allemands, ces droits collectifs tendent à renforcer sensiblement la centralité du Bundestag au sein du système politique, mais les seuils s’avèrent quelquefois inatteignables pour les formations les plus marginales (comme les Verts, Die Linke, le FDP ou, désormais, l’AfD). Tel est a fortiori le cas en période de « grande coalition ». Voilà pourquoi il importe que les quorums ne soient pas trop élevés, afin de ne pas les priver de tout effet utile. Par ce biais, l’on obvierait au risque de renforcer la majorité et, par suite, le gouvernement qu’elle soutient39. D’une certaine façon, l’opposition parlementaire serait à même de contribuer à régénérer le contrôle et, par voie de conséquence, à consolider la place des assemblées parmi les institutions de la Ve République.

En ce sens, il serait judicieux d’établir systématiquement des contre-rapports à la proportionnelle des groupes, afin d’éviter un condominium des principales formations de la majorité et de l’opposition40. Il s’agirait, donc, de généraliser les binômes majorité-opposition des missions d’information (des commissions et de la conférence des présidents), des commissions d’enquête et des rapports sur l’application des lois. De la sorte, le Parlement contribuerait à faire droit à l’expression de son inexorable pluralisme interne : en effet, ni la majorité ni l’opposition ni même les groupes minoritaires ne sont monolithiques. En matière de contrôle, l’on pourrait également étendre et renforcer le droit de regard parlementaire sur les nominations, prévu à l’article 13 de la constitution, en abaissant le seuil des 3/5e par exemple. Une inversion de la logique de cette procédure serait d’autre part profondément positive, afin de passer d’une sorte de veto à une majorité renforcée à une habilitation à la majorité simple. Rien n’est, par ailleurs, prévu concernant le retrait des personnes nommées. Il y a là un angle mort du droit constitutionnel. Poussé par quelque témérité intellectuelle, l’on pourrait en outre songer à une « opposition présidentielle »41, le chef de l’État n’étant soumis à aucun mécanisme de critique directe.

La révision constitutionnelle qui s’annonce sera plutôt pauvre en ce qui concerne l’opposition parlementaire. La situation est d’autant plus regrettable que l’amélioration de son sort contribuerait à atténuer la « domestication »42 du Parlement de la Ve République. Du reste, comme le notait Guy Carcassonne, « ce qui manque le plus à l’Assemblée nationale, ce ne sont pas des pouvoirs nouveaux, ce sont des députés pour les exercer »43. De ce point de vue, rien n’est acquis, comme en témoignent par exemple les refus (trop) régulièrement opposés aux demandes parlementaires (pas complètement illégitimes) de rapports d’information. Loin d’être propre au « nouveau monde », cette retenue pratiquée par la majorité s’inscrit, en réalité, dans la continuité du parlementarisme négatif installé à partir de 1958. Elle est dommageable, parce que l’acuité du contrôle parlementaire en ressort passablement émoussée. À cette aune, les questions de pure procédure sont à relativiser, la revalorisation du Parlement passant probablement par une évolution des pratiques et l’instauration d’une sorte de « privilège » de la minorité opposante.

Notes de bas de pages

  • 1.
    « Le statut de l’opposition : un feuilleton inachevé », dans Camby J.-P., Fraisseix P. et Gicquel J. (dir.), La révision de 2008, une nouvelle constitution ?, 2011, LGDJ, p. 27-34.
  • 2.
     Duguit L., Traité de droit constitutionnel, t. 1, 2e éd., 1921, Fontemoing, p. 36.
  • 3.
     P. 3.
  • 4.
     Ehrhard T. et Rozenberg O., « La réduction du nombre de parlementaires est-elle justifiée ? Une évaluation ex-ante », LIEPP Working Paper, Sciences Po, févr. 2018, nº 75, not. p. 9.
  • 5.
     L’abaissement du seuil à 15 députés au Palais-Bourbon avait été décidé en 2008. Cela résultait d’un marchandage entre l’équipe au pouvoir et les radicaux de gauche, en échange de leur vote en faveur de la réforme. Nicolas Sarkozy l’avait validé contre l’avis du président de l’Assemblée nationale et du président du groupe majoritaire. Les incertitudes arithmétiques entourant l’adoption de l’actuel projet de loi constitutionnelle pourraient contribuer à ouvrir des négociations sur une nouvelle réduction, d’autant plus qu’il est question de la création d’un autre groupe.
  • 6.
     Sur ce point, v. Benetti J., « Les rapports entre gouvernement, groupes de la majorité et groupes d’opposition », Jus politicum 2011, n° 6, p. 5-7.
  • 7.
     Depuis 1973, une convention voulait que le poste de 3e questeur revienne au groupe d’opposition le plus nombreux. Malgré tout, le 28 juin 2017, l’Assemblée a préféré élire non pas le candidat LR (Éric Ciotti), mais son concurrent des « constructifs » (Thierry Solère), groupe qui s’était déclaré d’opposition. Christian Jacob (LR) a alors expliqué que la majorité choisissait son opposition, ce qui allait à l’encontre de 50 ans de pratique parlementaire. En guise de mesure de rétorsion, LR a refusé de participer au bureau, alors que cette formation devait obtenir deux vice-présidences. LREM et le Modem ont suppléé les défections. Le Conseil constitutionnel fut saisi, mais il rendit une décision d’incompétence (n° 2017-27 ELEC du 27 juillet 2017). Afin d’éviter la réédition de tels incidents, le règlement de l’Assemblée a été révisé, le 10 octobre 2017 : désormais, « ce n’est plus à l’expiration du délai de dépôt des candidatures (...) qu’il est pris acte de l’accord, mais au terme de la réunion des présidents de groupes [afin] d’éviter, autant que possible, que les tractations se poursuivent après cette réunion ou que l’accord trouvé puisse être remis en cause par l’un des présidents » (Braun-Pivet Y., Rapport n° 259, p. 24). L’article 10, al. 7 prévoit, entre autres, que « l’un des postes de questeur est réservé à un député appartenant à un groupe s’étant déclaré d’opposition ».
  • 8.
     Le Divellec A., « Vers la fin du “parlementarisme négatif” à la française ? », Jus politicum 2011, n° 6.
  • 9.
     Les Républicains, UDI, Agir et Indépendants, La Nouvelle Gauche, La France insoumise et la Gauche démocrate et républicaine. Il se peut même qu’un nouveau groupe soit établi, mais sa vocation serait probablement de s’inscrire dans la majorité (Martin J., « Vers un groupe radical à l’Assemblée nationale... dans la majorité ou l’opposition ? », L’Obs 17 avr. 2018).
  • 10.
     À telle enseigne que Jean-Philippe Derosier a pu évoquer un « fait majoritaire contestataire » (« Le président face au piège de la contestation », Le Monde 19 févr. 2015).
  • 11.
     Malraux A. , Le miroir des limbes (1976), t. 1, 2012, Gallimard, p. 104.
  • 12.
     Sur les 7 groupes du Sénat, 2 sont d’opposition (socialistes et républicains, ainsi que communistes, républicains, citoyens et écologistes) et 4 sont minoritaires (union centriste, LREM, RDSE, république et territoires/les indépendants).
  • 13.
     Faure E., « L’alternance ou la noix creuse », Pouvoirs n° 1, p. 11.
  • 14.
     Le Canada est le premier pays à « juridiciser » la fonction de « chef de l’Opposition de Sa Majesté ». Ce fut en 1905. La formule y est d’ailleurs antérieure à celle de « premier ministre », ce qui tend à témoigner de sa « nature constitutionnelle » (Schmitz G., « L’opposition dans un régime parlementaire », Service d’information et de recherche parlementaires 1988, Canada). L’exemple a, ensuite, été repris par l’Union sud-africaine en 1909, l’Australie en 1920, la Grande-Bretagne en 1937, l’Irlande l’année suivante, et la Nouvelle-Zélande en 1951.
  • 15.
     Les lois politiques et civiles « doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre » (De l’esprit des lois, 1745, Livre I, chap. 3).
  • 16.
     V. notre thèse de doctorat sur l’opposition parlementaire en droit constitutionnel allemand et français (2016).
  • 17.
     Schneider H.-P., Die parlamentarische Opposition im Verfassungsrecht der Bundesrepublik Deutschland, 1974, Klostermann, not. p. 201.
  • 18.
     Mais cela n’est désormais plus possible depuis la résolution n° 437 du 28 novembre 2014 (RAN, art. 141, al. 2). L’Assemblée s’est alors alignée sur le Sénat. La conférence des présidents se borne à prendre acte de la création d’une commission d’enquête, lorsqu’un groupe n’a pas déjà usé de son droit de tirage durant la session.
  • 19.
     Sous la XIIIe législature, l’habitude avait été prise de dissocier l’examen des textes de leur vote de manière à dispenser la majorité d’assister et de participer au débat. Mais, depuis 2012, les propositions de loi sont généralement discutées et rejetées en séance, sans renvoi à un vote solennel la semaine suivante.
  • 20.
     Gehrig N., Parlament, Regierung, Opposition. Dualismus als Voraussetzung für eine parlamentarische Kontrolle der Regierung, 1969, Beck, not. p. 18-29.
  • 21.
     Türk P., Le contrôle parlementaire en France, 2011, LGDJ, p. 24-25.
  • 22.
     Le Miroir des limbes, t. 2, 2012, Gallimard, p. 219.
  • 23.
     Benetti J., Droit parlementaire et fait majoritaire à l'Assemblée nationale sous la Ve République, Thèse, 2004, Paris 1, p. 413. En l’espèce, l’auteure évoque les bienfaits d’une « démarche empirique ».
  • 24.
     Cons. const., 22 juin 2006, n° 2006-537 DC : Avril P., « L’improbable statut de l’opposition », LPA 12 juill. 2006, p. 7 ; « Le statut de l’opposition parlementaire ou l’introuvable discrimination positive », in Mélanges Yves Guchet, 2008, Bruylant, p. 3-14.
  • 25.
     Avril P., « Une convention contra legem : la disparition du “programme” de l’article 49 de la constitution », in Mélanges Jean Gicquel, 2008, Montchrestien, p. 16.
  • 26.
     Chaban-Delmas J., JOAN, 12 sept. 1961, p. 2249.
  • 27.
     Pezant J.-L., « Quel droit régit le Parlement ? », Pouvoirs n° 64, p. 60-70.
  • 28.
     Benetti J., Droit parlementaire et fait majoritaire à l'Assemblée nationale sous la Ve République, p. 411.
  • 29.
     Même si le Conseil constitutionnel pouvait avoir à trancher ce type contentieux politique, à l’instar de la Cour constitutionnelle fédérale, l’interprétation du droit écrit renfermerait une incompressible part d’incertitude.
  • 30.
     V., par exemple, la décision BVerfGE 84, 304 du 16 juillet 1991.
  • 31.
     L’article 120 de la constitution badoise du 22 mai 1947 disposait que « les partis doivent se sentir coresponsables de l’organisation de la vie politique et de la direction de l’État. (…) S’ils sont dans l’opposition au gouvernement, il leur incombe de suivre son activité et celle des partis politiques qui y participent, et de les critiquer si nécessaire. Leur critique doit être impartiale, productive et constructive. Ils doivent être prêts à partager, le cas échéant, les responsabilités gouvernementales ». Souvent, les constitutions des Länder reconnaissent l’opposition parlementaire comme « un élément constitutif essentiel de la démocratie parlementaire » (art. 24-1 de la constitution de l’État de Hambourg).
  • 32.
     Bagehot W., La constitution anglaise (1867), 1869, Germer Baillière, p. 198 ; Le Divellec A., « Bagehot et les fonctions du Parlement (britannique) », Jus politicum n° 7.
  • 33.
     La majorité serait « escamotée » par le droit parlementaire, celui-ci se contentant de circonlocutions excluant l’opposition (Avril P., Gicquel J. et Gicquel J.-E., Droit parlementaire, 5e éd., 2014, LGDJ, p. 112). Aux termes de l’article 19 RAN, le groupe LREM ne forme rien d’autre que le plus important des groupes qui n’appartient pas à l’opposition. Pourtant, outre le critère quantitatif, de la subjectivité entre nécessairement en ligne de compte. Il en va de même concernant l’opposition. Ce ne sont pas seulement des quantités. V. Denquin J.-M., « Recherches sur la notion de majorité sous la Ve République », RDP 1993, p. 949-1015.
  • 34.
     Valls M., JOAN, 9 juill. 2008, p. 4464 : « Les droits de l’opposition relèvent, certes, du règlement intérieur mais, si l’on regarde objectivement les articles et les amendements qui ont été adoptés depuis le début de notre discussion, on constate que l’on pourrait parfaitement intégrer un certain nombre d’éléments dans la constitution ». L’on dissiperait le « mirage » alors dénoncé par Noël Mamère (p. 4465).
  • 35.
     En ce sens, v. notre texte à paraître : « Les députés non-inscrits, une survivance ? », Constitutions 2018, n° 2.
  • 36.
     Barthélemy J., Essai sur le travail parlementaire et le système de commissions, 1934, Delagrave, p. 124. Sceptique, l’universitaire évoquait, à cet égard, des « dignités n’[aya]nt que très peu d’importance pratique ».
  • 37.
     En particulier en ce qui concerne leurs « droits spécifiques ».
  • 38.
     On se souvient ici de la proposition de création d’une commission d’enquête sur les études d’opinion financées par la présidence de la République qui a été rectifiée une première fois par Jean-Marc Ayrault, après avoir été déclarée irrecevable, puis une seconde fois par la majorité elle-même en commission. Celle-ci avait décidé d’extraire les crédits de l’Élysée du périmètre des investigations. On peut encore citer la proposition de création d’une commission d’enquête sur les conséquences sur la santé des salariés des restructurations à France Télécom, retirée elle aussi par le groupe de la GDR après que son intitulé a été modifié en commission pour ne plus viser France Télécom.
  • 39.
     Gicquel J., « La reparlementarisation : une perspective d’évolution », Pouvoirs n° 126, p. 60.
  • 40.
     Cela impliquerait des efforts de la part des parlementaires en termes de spécialisation et de disponibilité, en particulier dans les groupes les moins nombreux.
  • 41.
     Ponthoreau M.-C., « Les droits de l’opposition en France. Penser une opposition présidentielle », Pouvoirs 2004, n° 106, p. 101-114.
  • 42.
     Prélot M., JO Sénat, 22 avr. 1971, p. 196.
  • 43.
     Préface, Carcassonne G., in Dosière R., L’argent caché de l’Elysée, 2007, Le Seuil. À cet égard, l’intensification des règles relatives au non-cumul des mandats permettrait aux parlementaires d’exercer pleinement leurs droits et d’être les artisans de la revalorisation des assemblées.
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