Procès Dupond-Moretti : « On ne peut pas faire juger les actes politiques par une juridiction ordinaire »

Publié le 05/12/2023

Le procès du ministre de la justice Éric Dupond-Moretti relance le débat autour de la Cour de justice de la République. Pour le constitutionnaliste Bertrand Mathieu, le principe de la séparation des pouvoirs empêche de faire juger des actes politiques par un tribunal ordinaire, mais on pourrait améliorer le système existant. 

Procès Dupond-Moretti : "On ne peut pas faire juger les actes politiques par une juridiction ordinaire"
Eric Dupond-Moretti, garde des sceaux, à la rentrée solennelle du barreau de Paris (Photo : ©P. Cabaret)

Actu-Juridique : Le procureur général Rémy Heitz a annoncé lundi qu’il renonçait à former un pourvoi en cassation contre la décision de relaxe prononcée par la cour de justice de la République (CJR). Qu’en pensez-vous ?

Bertrand Mathieu : Le contraire aurait été perçu comme une forme d’acharnement judiciaire contre Éric Dupond-Moretti, le procureur général a donc opté pour l’apaisement. C’était la solution la plus raisonnable. Dans le cas contraire, l’affaire aurait duré encore au moins un an ; en cas de cassation, il aurait fallu de nouveau réunir la cour de justice, mais autrement composée… Je pense qu’il était temps de « siffler la fin de la partie, » former un recours implique, au-delà des motifs purement juridiques, de tenir compte du contexte. Or, ici poursuivre la guerre ouverte entre l’institution judiciaire et le ministre de la justice n’était bon pour personne. Quelque part, c’est aussi un aveu du fait que cette procédure n’était pas sans ambiguïtés.

Actu-Juridique : Dans vos ouvrages*, vous mettez régulièrement en garde contre le pouvoir que prend le juge et qui déséquilibre nos institutions, cette affaire n’en est-elle pas l’illustration ?

BM. : Si, et cela nous interroge en particulier sur le pouvoir des syndicats de magistrats. En Espagne par exemple, ils ne peuvent que défendre les intérêts matériels de leurs membres et l’organisation de la justice. En France à l’inverse, on voit que le Syndicat de la magistrature et, plus récemment, l’Union syndicale des magistrats, se prononce de plus en plus sur des questions de politique générale éloignées de la justice. Ne faudrait-il pas nous interroger sur le droit de porter plainte et de se constituer partie civile des syndicats de magistrats ? Je pense qu’il faut réfléchir à encadrer le droit syndical des magistrats.

Actu-Juridique : On a beaucoup parlé des conflits d’intérêts reprochés au ministre, moins de ceux affectant la magistrature. Pourtant dans cette affaire, les magistrats ont occupé tous les rôles : victimes, plaignants, témoins – à défaut de partie civile, autorité de poursuite et de jugement. Sans compter les conflits d’intérêts individuels…

BM. : Il est paradoxal en effet de poursuivre un ministre pour conflit d’intérêts alors que manifestement tous les protagonistes de cette procédure sont dans une situation de conflits d’intérêts et parfois, pour certains d’entre eux, avec une intensité supérieure à celle invoquée contre Éric Dupond-Moretti. Le conflit d’intérêts est manifeste quand François Molins proteste lors de la nomination du ministre puis engage des poursuites à son encontre, alors même qu’il a été sollicité sur les faits reprochés et qu’il y est donc impliqué, fut-ce indirectement ! Cette situation remet en cause ce principe cardinal de la justice qu’est l’impartialité. C’est plus grave d’ailleurs pour l’institution judiciaire que pour le politique car ce dernier n’a pas à être impartial, contrairement au juge.

Actu-Juridique : La CJR elle-même comptait parmi ses juges parlementaires Danièle Obono, députée LFI, alors même qu’un autre député LFI, Ugo Bernalicis, a adressé le 8 octobre 2020 un signalement au parquet, deux jours après celui d’Anticor… 

BM. : C’est inévitable, à partir du moment où la cour de justice est composée en partie de politiques. Ils ne sont pas astreints à l’impartialité et il est légitime qu’ils prennent des positions sur les problèmes de la justice. Nous sommes confrontés à une difficulté fondamentale : on ne peut pas faire juger les actes politiques d’un responsable politique par une juridiction ordinaire, en raison du principe de séparation des pouvoirs. Si l’intéressé s’est rendu coupable d’un délit de droit commun, par exemple une fraude fiscale, il n’y a pas de problème. En revanche, dès qu’il faut juger un ministre sur le choix d’une procédure pour gérer un conflit entre l’État et une banque, je pense à l’affaire du litige entre Tapie et Crédit Lyonnais, ou un autre sur les conditions du recours à un vaccin, cela ne peut pas relever de la justice ordinaire. C’est un problème ancien, Il existe des déclarations datant de la Restauration par lesquelles on s’inquiète déjà de ce problème et de la difficulté à le résoudre. La CJR est une réponse imparfaite mais qui a le mérite d’exister.

Actu-Juridique : Faut-il pour autant se résoudre à la situation actuelle ou pensez-vous qu’il faille améliorer le fonctionnement de la CJR ?

BM. : Il faudrait séparer plus clairement le politique du pénal. Par exemple en créant une responsabilité politique individuelle des ministres devant l’Assemblée nationale. Une telle procédure aurait pu, si elle avait existé, être utilisée dans le cas d’Éric Dupond-Moretti. Je suis aussi favorable à la création d’une commission des requêtes, dans laquelle siégeraient des parlementaires, qui pourraient aiguiller la procédure en fonction de la nature politique ou non des faits reprochés. La clef réside dans une séparation nette. En revanche, je ne fais pas partie de ceux qui réclament la suppression de la cour. Imaginez que le ministre de la justice ait été jugé par un tribunal correctionnel, les conflits d’intérêts que nous avons évoqués auraient été encore plus graves. Cette affaire est particulièrement emblématique de la confusion des genres entre le politique et le judiciaire dans notre pays. Ce n’est sain pour personne.

 

*Justice et politique : la déchirure ? – LGDJ 2015

 

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