Réflexions sur l’indépendance du parquet

Publié le 23/02/2017

« À la suite de la publication le 25 janvier 2017 d’un article du Canard enchaîné mettant en cause Pénélope Fillon, le parquet national financier a ouvert ce jour une enquête préliminaire des chefs de détournement de fonds publics, abus de biens sociaux et recel de ces délits. Elle a été confiée à l’Office central de lutte contre les infractions financières et fiscales ». Publiée le jour même de la parution de l’hebdomadaire satirique, l’initiative du parquet national financier apporte un élément nouveau au débat récurrent sur l’indépendance du parquet.

Résumons abstraitement les faits bruts qui tiennent en peu de mots : un député, candidat à la présidence de la République, à laquelle il avait de sérieuses chances d’accéder en raison des divisions du camp adverse, est mis en cause, trois mois avant le scrutin, par le parquet agissant de sa propre initiative.

L’historien de demain, qui s’intéresse aux faits sans entrer dans les détails juridiques, retiendra l’incidence de l’initiative du parquet sur le déroulement de la campagne électorale : « L’espoir changea de camp, le combat changea d’âme… ».

Le juriste d’aujourd’hui s’interroge plutôt sur les conditions de l’initiative du parquet national financier, et particulièrement sur les incriminations invoquées dont l’énoncé le laisse perplexe à un triple point de vue.

1. L’incrimination retenue de « détournement de fonds publics » (l’autre chef ne concerne pas notre sujet) s’applique-t-elle aux parlementaires ? La défense, dont l’argumentation paraît à première vue plausible selon les textes en vigueur, le conteste.

Plus précisément, la qualification de « fonds publics » peut-elle s’appliquer à la dotation prévue à l’article 18 du règlement de l’Assemblée nationale et allouée à chaque député pour recruter des collaborateurs ? Il s’agit des fonds de l’Assemblée nationale et elle en dispose souverainement en vertu de son autonomie financière. Sous ce rapport, il en va de la dotation allouée aux députés en fonction comme de la pension des anciens députés visée par l’arrêt Papon du 4 juillet 2003, à propos de laquelle le Conseil d’État affirme que « le régime des pensions des anciens députés fait partie du statut du parlementaire (…) Ce statut se rattache à l’exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlement (…) eu égard à la nature de cette activité, il n’appartient pas au juge administratif de connaître des litiges relatifs au régime de pension des parlementaires ».

On peut voir dans la démarche du parquet national financier une tentative pour étendre la compétence judiciaire, infléchir une jurisprudence bien acquise relative à l’immunité découlant de la séparation des pouvoirs, et rapprocher du droit commun le régime dérogatoire dont bénéficient à ce titre les assemblées parlementaires et leurs membres. Après tout, cette motivation s’inscrirait dans le mouvement qui a déjà inspiré la révision de 1995 concernant l’inviolabilité prescrite à l’article 26 de la Constitution qui est désormais réduite aux mesures privatives de liberté, démarche selon laquelle la situation du parlementaire doit être, sauf exception dûment justifiée, la même que celle du justiciable ordinaire. Mais ici, en tentant de détacher du statut du parlementaire l’usage de la dotation de l’article 18 du règlement, c’est le cœur même de la séparation des pouvoirs qui est visé.

2. À ces interrogations, valables pour toutes les juridictions, sur la pertinence et la portée des motifs d’incrimination, s’en ajoute une autre propre à la compétence spéciale du parquet national financier auquel la grande délinquance financière et les affaires « d’une grande complexité » sont réservées. En l’espèce, il s’agit pourtant d’une très banale affaire d’emploi présumé fictif semblable à celles dont traitent couramment les tribunaux correctionnels. Le recours aux policiers de l’Office central de lutte contre les infractions financières et fiscales ajoute une touche supplémentaire à l’initiative qui prend ainsi un tour spectaculaire, d’autant qu’elle est intervenue le jour même de la parution du Canard enchaîné qui l’a déclenchée.

Institution toute récente créée en 2013 pour répondre à l’indignation provoquée par l’affaire Cahuzac, le parquet national financier peut avoir souhaité affirmer ainsi son autorité par une réaction si prompte et spectaculaire à l’actualité. Au risque cependant de soumettre l’autorité judiciaire aux mouvements d’opinion et de satisfaire des emballements médiatiques qui ne sont pas forcément favorables au bon déroulement de la justice. L’expérience laisse en effet penser que la pression médiatique qui amplifie l’opinion (lorsqu’elle ne la conditionne pas) altère profondément sa sérénité. L’affaire du sang contaminé en offrit naguère un exemple topique, et il a fallu le courage d’un grand magistrat comme le procureur général Jean-François Burgelin pour refuser la confusion des genres et affirmer (hélas sans succès) qu’il ne fallait pas confondre la responsabilité politique avec la responsabilité pénale, pas plus qu’il ne fallait confondre le droit avec la morale. La pression de l’opinion, et la sensibilité de la justice à celle-ci, constituent une menace sans doute plus actuelle que les interventions prêtées au Gouvernement.

3. Le moment où l’initiative du parquet national financier s’est produite rejoint ces interrogations. C’est en effet une règle de conduite généralement observée que la justice s’abstient en période électorale, sa discrétion provisoire se justifiant par le respect du suffrage universel. Car la liberté des électeurs ne doit pas être influencée par des interventions publiques qui pourraient peser sur leur jugement (certes, on objecte que lesdits électeurs doivent savoir si un candidat est « sans tache » (Le Monde, 11 févr. 2017), mais cela revient à substituer la présomption de culpabilité à la présomption d’innocence !). L’indifférence affectée à ces considérations traditionnelles manifesterait l’indépendance de la justice, laquelle implique d’ignorer le contexte politique pour suivre son chemin sans se préoccuper des conséquences.

Arrivées à ce point, les réflexions du juriste rencontrent la démarche de l’hypothétique historien, évoqué en commençant, qui s’intéresse à l’enchaînement des causes et des effets. Le juriste observe d’abord que l’indépendance du juge qui statue sur les affaires qui lui sont soumises n’est pas de même nature que celle du parquet, lequel dirige l’action publique et apprécie l’opportunité des poursuites, de sorte qu’il ne saurait être indifférent aux conséquences de ses initiatives. Or, tout indépendant qu’il soit, puisque les instructions individuelles sont désormais exclues, il n’en est pas moins devenu un acteur de la vie politique, dont les interventions dominent l’actualité : les médias en rendent compte comme on peut le constater quotidiennement (il ne paraît d’ailleurs pas soucieux des atteintes au secret censé protéger ses investigations). La situation embarrassante où il se trouve entraîné l’expose au grief de partialité dès lors que son « impartialité objective », si chère à la jurisprudence de la CEDH, peut être mise en doute : ne paraît-il pas, à tort ou à raison, favoriser les candidats concurrents et particulièrement ceux de la majorité au pouvoir ?

On est ainsi conduit à penser que les choses seraient plus claires et la situation du parquet moins équivoque, si des décisions telles que celle qu’il a prise d’engager publiquement l’enquête préliminaire dont il s’agit, étaient assumées par les autorités politiques responsables auxquelles le rattache un rapport hiérarchique statutaire.

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