Représentation/représentativité : quels enjeux constitutionnels à la réforme du mode de scrutin pour les élections législatives ?

Publié le 09/07/2018

La question de la représentation politique est une des préoccupations à l’origine de la réforme institutionnelle en cours. Afin d’aboutir à une meilleure « représentativité » de la démocratie, l’introduction d’une part de proportionnelle est prévue pour l’élection des députés à l’Assemblée nationale. Cette réforme permettra-t-elle une meilleure représentativité de la représentation ? Question délicate qui implique de comprendre la signification constitutionnelle de ces concepts et leur évolution dans l’histoire afin de savoir si et comment ils peuvent se rejoindre.

Le nom du volet constitutionnel de la réforme des institutions est à lui seul tout un programme : « pour une démocratie plus représentative, responsable et efficace ». Programme ambitieux et consensuel : qui ne souhaite pas voir réunis ces trois adjectifs pour faire évoluer voire caractériser nos institutions ? Programme ambigu aussi car le souhaiter, c’est aussi reconnaître que ces adjectifs ne caractérisent pas notre « démocratie ». Programme très large enfin car le gouvernement l’a présenté comme s’inscrivant « dans une réforme institutionnelle plus vaste, dont le premier acte a été accompli par l’adoption par le Parlement des lois pour la confiance dans la vie politique dès l’été 2017, centrées sur l’exemplarité des élus »1. « Ce projet de révision, expose le Premier ministre, s’accompagne de deux projets de lois organique et ordinaire portant réduction du nombre de parlementaires et relatives à l’élection des députés »2. Sont ainsi prévus, conformément aux engagements de campagne du président de la République, d’une part, la diminution du nombre de parlementaires, d’autre part l’introduction d’une « dose » – selon l’expression consacrée – de représentation proportionnelle pour élire les députés et enfin l’interdiction du cumul des mandats électifs dans le temps au-delà de trois mandats consécutifs3.

Comment ces mesures seront-elles traduites à l’issue de la discussion parlementaire ? Nul ne le sait encore, en particulier pour l’interdiction du cumul dans le temps, la plus incertaine dans ses modalités. Restent les adjectifs/objectifs du projet de loi constitutionnel dont certains ne nécessitent pas de révision constitutionnelle mais de simples lois, organique et ordinaire. Des trois évoqués, seul le premier nous arrêtera ici : la représentativité implicitement mais directement liée au changement de mode de scrutin. Le projet de loi constitutionnelle ambitionne en effet de promouvoir une démocratie « plus représentative ». Le grand mot est lâché. Au-delà de la contradiction toujours pas levée, à vouloir associer les deux termes de démocratie et de représentation, historiquement et conceptuellement contradictoires, qu’en est-il des moyens pour arriver à ce but ? Et d’abord quel est ce but ? Donner une réponse à un constat central et récurrent : les français ne se sentent pas bien « représentés » par leurs institutions, et en particulier par leurs députés. Qu’entendre par là ? Le fait que les institutions politiques ne relaieraient pas suffisamment leurs préoccupations et, s’agissant des députés, qu’ils ne seraient pas assez à leur image. Ce constat a d’ailleurs été la première des pistes de réflexion du « Groupe de travail sur l’avenir des institutions » co-présidé par MM. Bartolone et Winock en 2015 : « La première est celle de la représentation politique et découle d’un constat largement partagé : les citoyens et les citoyennes des démocraties modernes se sentent insuffisamment écoutés, reconnus et surtout représentés. En France, ce sentiment est particulièrement prégnant : les Françaises et les Français estiment que leur opinion politique n’est pas prise en compte, et doutent que leurs aspirations soient également celles de leurs représentants. Le fossé entre le peuple et ses élus ne cesserait ainsi de se creuser, le taux d’abstention n’étant que le miroir de cette défiance. »4

De fait, pour ce qui est de l’enceinte parlementaire, de grands partis sont absents, ou presque, de l’Assemblée nationale, lieu central et premier au sein d’un régime se présentant comme une « démocratie parlementaire ». Et d’autres ne peuvent y faire leur entrée, ou pas en proportion de l’importance de leur poids dans la compétition politique. La XVe législature de la Ve République n’a que peu remédié à ce problème. Malgré le renouvellement, brutal à certains égards, de son personnel et sa féminisation à un degré rarement atteint sous la Ve République, beaucoup reprochent à l’Assemblée nationale son absence de représentativité. On fait remarquer qu’à de multiples égards, politiques ou sociologiques, elle n’est pas à l’image de la France qui s’est massivement abstenue aux élections législatives. Le premier hiatus serait politique : plus de 52 % des électeurs inscrits au premier tour des dernières élections législatives de 2017 et 57 % au second ne sont pas allés voter. Et sur les 48 % de votants (42 % au second tour), La République en marche, en obtenant 28 % des suffrages exprimés au premier tour, a réussi à faire élire 306 députés au second soit 53 % des sièges quand, La France insoumise, avec 11 % en a obtenu 17 et, pire, le Front national avec 13 %, seulement 8. Fossé entre les suffrages exprimés et les sièges obtenus qui pour être un grand classique de la question des modes de scrutin n’en est pas moins troublant pour les citoyens au point que sondages et travaux d’experts sur le sujet y voient un des motifs de l’abstention. Au point que, ne ressemblant pas aux électeurs, et plus largement à la société française, peut-on lire ou entendre, l’Assemblée nationale ne mériterait pas le qualificatif de « représentative ».

Pourtant, aussi fondés qu’ils soient politiquement, ces reproches ne se justifient pas juridiquement car ils reposent sur une confusion sur le concept de représentation. « Représentatif », du point de vue constitutionnel, ne veut en effet pas dire ressembler au corps électoral, à « l’opinion » ou à la société dans ses dimensions politique ou sociologique comme une photographie peut ressembler à un paysage mais signifie que l’Assemblée nationale, comme composante du Parlement, est habilitée par la constitution à vouloir pour le peuple souverain, c’est-à-dire à exprimer sa volonté. Comment ? À travers le vote de la loi, expression de la volonté générale. On dit, depuis la Révolution, que les représentants « veulent pour la nation » ou pour le peuple selon le nom que l’on donne au souverain. C’est ainsi qu’ils le représentent. Sur quel fondement ? Juridiquement sur l’article 3 de notre constitution qui dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voix du référendum ». L’acte de représentation se fait par le vote de la loi qui actualise en permanence la souveraineté du peuple qui ne saurait être exercée en une seule fois pour toute la législature par la seule élection des députés par les électeurs. L’élection est seulement le moyen mis à disposition du corps électoral pour désigner ceux qui vont être habilités à vouloir pour le peuple, c’est-à-dire à former sa volonté par la loi. Mais ce n’est pas elle qui confère la qualité de représentant car si aujourd’hui tous les représentants sont élus, tous les « élus » ne sont pas des représentants : ne le sont que ceux qui sont habilités par la constitution pour une fonction constitutionnelle. Car telle est la clé de la question à l’origine de tant de contresens : est un représentant du peuple non celui qui est élu par lui mais celui qui veut pour lui. D’autant que, du point de vue juridique encore, le peuple n’ayant pas d’existence avant la représentation de sa volonté, c’est-à-dire autrement que par la volonté qui lui est imputée par les organes chargés de parler en son nom, il est dans l’impossibilité juridique d’élire qui que ce soit. L’élection ne peut donc être analysée comme une délégation de volonté du peuple à ses représentants. C’est précisément la représentation de sa volonté qui le fait exister en tant qu’être juridique. On peut même dire qu’il n’a d’existence qu’à travers elle. Le Parlement dans son ensemble, y compris le Sénat, est donc « représentatif » de la volonté du peuple par le seul fait qu’il vote la loi, expression de la souveraineté nationale.

Les non-juristes ont tôt fait de taxer pareille construction de « fiction » dans un jugement aussi péjoratif que lapidaire. Il n’y a pourtant lieu ni de le nier ni de s’en offusquer. Qu’est-ce d’autre en effet que la représentation sinon une technique juridique faite pour donner une volonté unique à ce tout composite qu’est un peuple ? Et si l’on veut bien convenir que le droit dans son ensemble est un monde de « fictions », c’est-à-dire de concepts qui contribuent à constituer le réel et non à le défigurer, alors il n’y a pas lieu de la remettre en cause. On comprend pourquoi Georges Burdeau, savant parmi les savants, avait qualifié cette représentation politique conçue à la Révolution dans la lignée des écrits de Hobbes d’une « des plus parfaites constructions théoriques dont puisse s’enorgueillir l’esprit humain »5.

Alors comment expliquer une telle méprise à l’origine d’une attente aussi ardente que déçue des citoyens envers les représentants du peuple ? Par le fait que le concept de représentativité s’est peu à peu détaché de celui de représentation dont il était à l’origine un pur synonyme6. A progressivement émergé une signification nouvelle de la représentativité : celle de ressemblance, en particulier entre les corps électoraux – voire toute la société – et les représentants pourtant, en principe, représentatifs par définition puisque constitutionnellement chargés d’exprimer la volonté du peuple7. Autrement dit, il est désormais enjoint aux représentants au sens juridique d’être représentatifs au sens politique ou sociologique. Plus même : il ne saurait, pense-t-on, y avoir de représentants juridiquement non représentatifs politiquement sous peine d’usurper leur qualité que l’on a tendance à ne plus faire reposer que sur le critère de l’élection sans toutefois en tirer toutes les conséquences. Mieux, l’on finit par penser que seule la représentation envisagée d’un point de vue « politique » compte et que la volonté qu’il s’agit de représenter est celle des électeurs et non du peuple, les deux étant largement confondus.

On ne peut donc s’étonner du caractère intolérable de cette fiction pour les citoyens quand la dimension constitutionnelle de la représentation a été occultée par sa dimension politique et que l’élection qu’ils regardent comme constituant le critère de la représentation les conduit souvent à désigner des représentants qu’ils refusent de voir comme leurs porte-parole ou ne leur ressemblent pas ou sont accusés de ne pas relayer fidèlement leurs aspirations. Incompréhension avivée par le fait que gouvernants et responsables politiques entretiennent une ambiguïté sur le concept de représentation soit par ignorance soit par cynisme en soutenant que « représenter » consisterait précisément à être le porte-parole politique de ses électeurs, le relais de leurs « préoccupations », surtout locales (dictées par le fameux « terrain »), voire à leur ressembler8 en oubliant – ou ignorant – que ce ne sont pas les électeurs ni leur volonté qui est représentée puisqu’ils n’ont pas de volonté représentable, mais celle du peuple et sans jamais tirer les conséquences pratiques de cette affirmation quand ils sont en mesure de le faire. Comment ? En particulier – même si cela n’est qu’un aspect – par l’adoption d’un mode de scrutin qui permette à l’Assemblée nationale de mieux refléter la pluralité des aspirations politiques du pays. Qui permette aussi aux grandes – et moins grandes – tendances politiques qui présentent régulièrement des candidats et obtiennent un nombre significatif de voix sans toujours avoir d’élus d’être présents dans le débat parlementaire afin de pouvoir participer à la délibération en faisant valoir leur point de vue. Il apparaît nécessaire que ceux qui sont habilités à dire quelle est la volonté du peuple en énonçant les choix collectifs ressemblent davantage à ceux qui les élisent et n’aient pas des préoccupations trop différentes des leurs. C’est généralement cette correspondance entre l’offre et la demande que l’on qualifie aujourd’hui de « représentativité ». Les porte-parole d’un nombre conséquent d’électeurs doivent pouvoir participer à la représentation de la volonté du peuple.

On voit ici que la question de la représentation politique ne se borne pas aux seules bases démographiques de la représentation consacrées par le Conseil constitutionnel depuis des années et qui réduisent une dimension théorique essentielle liée à la fonction représentative à des questions techniques sur le cadre de l’élection, importantes et légitimes, mais secondaires. En outre sujettes à contresens sur l’objet de la représentation puisqu’elles érigent les bases de la représentation – comme les conditions de l’élection ou la forme des circonscriptions – en élément premier ayant tendance à prendre le pas sur son contenu, par exemple lorsque l’on évoque une « représentation des territoires » comme s’ils étaient le sujet de la représentation.

Concilier – et même réconcilier – les deux sens de la représentation – ancien et moderne – est donc le grand défi d’une réforme des institutions qui entend s’attaquer à cette question de la représentativité – au sens « moderne » du terme – du Parlement, en tout cas de l’Assemblée nationale. Beaucoup d’efforts ont été faits pour donner aux femmes une place aussi importante dans les institutions qu’elle ne l’est dans la société à travers la parité. Beaucoup reste à faire pour parvenir à une réelle diversité sociale au sein du personnel parlementaire. L’introduction du scrutin proportionnel dont la part reste à déterminer est, quant à elle, un premier pas pour répondre à la césure politique entre citoyens et représentants même si elle n’est pas le seul correctif pensable à la défaillance du système actuel.

En l’état, couplé à la réduction du nombre de députés qui en verrait passer le nombre de 577 à 404 soit 173 en moins, l’introduction d’une part de représentation proportionnelle conduirait à faire élire 15 % d’entre eux soit 61 députés sur des listes nationales à la plus forte moyenne sans panachage ni vote préférentiel. Les autres étant élus au scrutin majoritaire uninominal à deux tours tel que nous le connaissons aujourd’hui dans le cadre de circonscriptions redécoupées. Cela améliorerait la représentativité politique du Parlement qui n’est plus réellement l’endroit où l’on parle sans être encore celui où l’on décide pour se borner à être celui où l’on ratifie des choix qui lui sont la plupart du temps extérieurs, c’est-à-dire dictés par l’exécutif. D’abord parce qu’il permettrait de faire entrer au Palais Bourbon des députés de plusieurs formations politiques ayant une audience nationale mais avec un faible ancrage local (ou au contraire ultra-localisé) qui leur interdit l’élection au scrutin uninominal majoritaire en réparant une injustice, source d’incompréhension pour les électeurs. Pour cette partie du scrutin au moins, le scrutin de liste à la proportionnelle permettrait en outre d’obtenir une égalité de destination des voix, chaque électeur étant persuadé que son suffrage sera pris en compte puisque servant à l’élection et comptabilisé à l’échelle nationale. Le pluralisme ne pourrait qu’y gagner. La richesse du débat législatif, trop prisonnier de logiques partisanes, aussi. Ensuite, parce qu’il permettrait de relativiser la place prépondérante que l’ancrage local a fini par occuper dans les élections législatives au point de provoquer une sorte de dénaturation de la fonction de député : l’élection de députés au niveau national permettrait de ne pas confondre les fonctions de membre d’une assemblée locale et celle de législateur. Il contribuerait, par la même occasion, à en finir avec l’idée creuse selon laquelle le bon député est celui qui est capable de se faire élire localement en ayant triomphé des embûches de l’exercice uninominal ; enfin parce qu’il permettrait de renationaliser le débat politique par les listes élues à la proportionnelle au niveau du pays tout entier et non de l’enfermer dans des logiques locales échappant la plupart du temps aux électeurs.

Certes, 15 % de députés élus à la proportionnelle c’est peu. Et l’on proteste déjà sur le fait que cette mesure ne satisfera personne : ni les opposants à la proportionnelle, qui y voient (à tort) un risque (exagéré) pour l’emprise majoritaire et la stabilité gouvernementale, ni ses partisans, qui ne vont pas se satisfaire d’un taux si faible. On proteste aussi contre le risque d’éloignement des députés, censés être coupés de leurs électeurs soit parce que sans rattachement local, soit parce qu’élus dans de trop vastes circonscriptions. Mais à supposer que l’on ne voit comme but aux élections que le seul fait de désigner « une majorité » au service du gouvernement et du programme présidentiel dans un Parlement où tout est joué d’avance, il n’en reste pas moins vrai qu’elle permettrait de donner un nouveau souffle au débat parlementaire en permettant à ceux qui occupent une place centrale dans le débat politique public, en particulier médiatique, d’en avoir une au Parlement afin précisément de le reconnecter à la vie politique telle qu’elle est et non telle qu’on voudrait qu’elle soit dans un monde idéalisé qui n’existe pas. Refaire de lui un lieu décisif du débat public est l’enjeu majeur de toute réforme des institutions qui ne prend pas la « revalorisation du Parlement » comme un simple élément de langage aussi contraint que dépourvu d’effectivité. Sans compter que la fonction de député ne s’en porterait que mieux en renationalisant des fonctions qui n’ont que trop tendance à se localiser contre toute la logique – et parfois l’éthique – de la fonction parlementaire. Quelle que soit la solution adoptée, la cohérence entre les deux discours institutionnel et électoral sur la représentation est à ce prix. L’ampleur et l’intérêt de la réforme des institutions aussi.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Selon les termes de l’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle présenté par le Premier ministre et la garde des Sceaux au nom du président de la République, p. 4 : http://www.assemblee-nationale.fr/15/pdf/projets/pl0911.pdf.
  • 2.
    Ibid.
  • 3.
    « Seront ainsi menées à bien les réformes sur lesquelles le président de la République s’est engagé devant les Français lors de la campagne électorale de 2017 et qui ne nécessitent pas de révision de la constitution : la diminution du nombre de parlementaires ; l’introduction d’une dose de représentation proportionnelle pour élire les députés ; l’interdiction du cumul des mandats électifs dans le temps au-delà de trois mandats consécutifs », peut-on lire dans l’exposé des motifs du projet de loi constitutionnelle.
  • 4.
    Refaire la démocratie, 2016, Assemblée nationale, p. 27.
  • 5.
    Traité de science politique, t. V, 2e éd., 1970, LGDJ, p. 298.
  • 6.
    « L’essence caractéristique du système représentatif, écrivait-on, ne consiste pas dans la participation d’une partie du peuple au gouvernement, non plus que dans cette participation au moyen de l’envoi de députés, mais dans le caractère représentatif de ces députés », lit-on dans un ouvrage savant du milieu du XIXe siècle, v° « Représentatif (système) », Dictionnaire de la conversation et de la lecture, tome XV, 2e éd., 1872, Firmin Didot, p. 363.
  • 7.
    Sur cette évolution, qu’il nous soit permis de renvoyer à Daugeron B., La notion d’élection en droit constitutionnel. Contribution à une théorie juridique de l’élection à partir du droit public français, vol. 103, 2011, Dalloz, Nouvelle bibl. de thèses, XVI, p. 497 sqq.
  • 8.
    Pour une recension des différents usages actuels du concept, v. Denquin J.-M., « Démocratie participative et démocratie semi-directe », Les cahiers du Conseil constitutionnel, 2007, n° 23, p. 95-98.
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