Temps judiciaire, temps électoral et principes constitutionnels

Publié le 16/03/2017

L’affaire qui a mis le candidat « de la droite et du centre » au cœur de l’actualité politique au lendemain des résultats de la primaire de la gauche soulève des questions fondamentales sur le plan constitutionnel. Plus précisément, elle interroge doublement la justice sur sa place et son rôle dans les campagnes électorales, et singulièrement la compétition présidentielle.

La question est d’autant plus sensible qu’au cas présent, des interprétations divergentes sur la compétence du Parquet national financier se sont manifestées1 et que l’action de ce dernier a quelque peu malmené le principe d’autonomie parlementaire2 qui relève du respect du principe de la séparation des pouvoirs3.

I – La « retenue judiciaire », un usage relatif

Des usages et des principes constitutionnels bornent-ils l’action judiciaire en période électorale ?

Sur la collision entre enquête judiciaire et un scrutin d’importance nationale, un usage républicain voudrait que les juges observent une trêve (dite judiciaire) en période de compétition électorale tant pour garantir la sérénité du procès que pour éviter toute interférence de la justice dans le déroulement d’une campagne électorale. Le terme même de trêve est impropre car il laisse supposer l’existence d’un conflit entre la sphère judiciaire et la sphère politique. Il conviendrait davantage d’évoquer une retenue. Cette règle non écrite serait ancienne et concernerait tant les élections nationales que les élections locales. Son existence repose essentiellement sur une observation empirique d’affaires concernant des responsables politiques et de « confidences » de certains magistrats rapportées par la presse. S’il est difficile d’établir la réalité de cet usage qu’aucun texte ne consacre de façon générale et absolue4, sa reconnaissance même implicite incline à considérer que le temps électoral l’emporte en quelque sorte sur le temps judiciaire. Le temps démocratique prime momentanément sur l’État de droit. Pour autant l’institution judiciaire continue de fonctionner et les enquêtes d’être instruites. Il en va du respect du principe constitutionnel d’égalité de tous les citoyens devant la loi et la justice.

Quoi qu’on pense de cet usage, il est toutefois une réalité : si un candidat à l’élection présidentielle doit échapper à certaines décisions judiciaires (mise en examen assimilée à une présomption de culpabilité pour l’opinion publique), c’est à la seule appréciation des magistrats. Est-ce à dire que la justice démissionne et qu’un candidat qui concourt à la magistrature suprême jouit d’une impunité totale ? La réponse est négative.

Tout d’abord, la retenue judiciaire n’implique pas la suspension des enquêtes judiciaires. Elle s’entend simplement d’une volonté de l’autorité judiciaire de ne pas perturber la campagne électorale par la production d’actes à forte résonnance dans l’opinion comme une mise en examen. Ensuite, si le candidat visé par une procédure judiciaire est battu dans les urnes, celle-ci reprend le lendemain de la proclamation officielle des résultats. Enfin, si le candidat est élu, en application de l’article 67 de la Constitution, les poursuites et procédures juridictionnelles engagées reprendront au terme du mandat : « Il ne peut, durant son mandat et devant aucune juridiction ou autorité administrative française, être requis de témoigner non plus que faire l’objet d’une action, d’un acte d’information, d’instruction ou de poursuite. Tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu./Les instances et procédures auxquelles il est ainsi fait obstacle peuvent être reprises ou engagées contre lui à l’expiration d’un délai d’un mois suivant la cessation des fonctions ». Cette règle constitutionnelle avait été initialement posée par la Cour de cassation en 20015. Ce faisant, la pause judiciaire ne trouble pas le processus démocratique, sauf à considérer que le gel de certains actes judiciaires est une démission de la justice. C’est là une appréciation discutable compte tenu de la suspension des délais de prescription. En revanche, repousser certains actes comme l’audiencement d’une affaire ou la mise en examen de plusieurs années peut légitimement heurter les citoyens. Ces décisions n’équivalent pas en droit à une culpabilité avérée. L’institution judiciaire ne peut toutefois ignorer que l’opinion publique assimile de telles décisions à une présomption de culpabilité. Pour cette raison, la retenue judiciaire est une attitude qui peut se prévaloir de la présomption d’innocence garantie par l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ».

II – Point de départ de la campagne électorale

Une question demeure : quand débute la campagne électorale ? De la réponse apportée, dépend la durée de la trêve judiciaire et donc l’appréciation portée sur l’actuelle affaire dans laquelle est impliquée le candidat François Fillon.

Plusieurs réponses sont possibles. La première date, la moins discutable, est celle de l’ouverture de la campagne officielle. Pour l’élection présidentielle de 2017, elle est fixée au 10 avril, soit deux semaines avant le premier tour. Dans cette hypothèse, la retenue judiciaire serait extrêmement brève. C’est celle qui permettrait pourtant de concilier parfaitement État de droit et expression démocratique. La deuxième date a le mérite d’élargir la période de la trêve judiciaire qui commencerait au moment où est close la réception par le Conseil constitutionnel des « parrainages » en application de la loi organique n° 62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l’élection du président de la République au suffrage universel direct, soit le 17 mars 2017 à 18 h. À cette date également, les candidats devront avoir déposé leur déclaration de patrimoine (les déclarations seront ensuite transmises par le Conseil constitutionnel à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, chargée de les publier au plus tard 15 jours avant le 1er tour) à laquelle est joint l’engagement de rendre publique une déclaration de patrimoine en fin de mandat. C’est une date de compromis qui préserve a minima l’autorité judiciaire (qui déjà s’expose aux accusations de gouvernement des juges) et garantit une campagne électorale centrée sur les projets, moins sur les feuilletons judicaires de tel ou tel candidat. Troisième date : le 25 février, jour de la publication du décret de convocation des électeurs, début de la période de réception et de traitement des parrainages.

Dans ces trois hypothèses, le Parquet national financier qui a ouvert une enquête préliminaire à propos de supposés emplois fictifs du candidat François Fillon pris en sa qualité de député et de sénateur, a respecté l’usage en engageant une enquête dès fin janvier. Son enquête ne peut être incriminée de remettre en cause la sérénité du scrutin. Elle pouvait continuer à se dérouler au moins jusqu’au 25 février sans que cela ne soulève une objection majeure, même si le débat public en fut fortement perturbé et troublé. Le 24 février, le Parquet national financier a ouvert une information judiciaire en saisissant trois juges. Toutefois, au-delà de cette date, les investigations proprement dites continuent et aucun principe ne justifierait qu’elles soient suspendues.

En tout état de cause, la mise en examen ou les convocations judiciaires (compte tenu de leur médiatisation) ou l’audiencement d’une affaire devraient cesser dans un souci de bonne tenue du débat démocratique au jour de l’établissement par le Conseil constitutionnel de la liste des candidats qualifiés au premier tour soit le 17 mars même si, une fois encore, aucun texte n’impose un tel répit. Il convient pour la justice d’évoluer aussi avec son temps et de prendre en considération la place des médias et le retentissement du traitement de certaines informations sur l’opinion publique.

Les autres dates rompent l’équilibre entre État de droit et expression démocratique et ne sauraient, pour cette raison, être retenues. Il en est ainsi de la date du 8 février qui ouvre la période au cours de laquelle un candidat, qui se trouverait empêché ou qui décède « dans les sept jours précédant la date limite du dépôt des présentations de candidatures, a annoncé sa décision de se présenter « moins de trente jours » avant cette date (Constit. art. 7, al. 6 : report possible de l’élection par le Conseil constitutionnel). Le délai de sept jours court à partir du vendredi 10 mars. Autre date envisageable : le lundi 6 février, premier jour d’une semaine au cours de laquelle le Conseil constitutionnel se met en situation d’exercer sa mission constitutionnelle (Constit., art. 58) de contrôler la régularité du scrutin en désignant les quelque 1 800 magistrats de l’ordre judiciaire ou administratif qui suivent la régularité des opérations de vote dans les bureaux de vote et qui relèvent les principales irrégularités constatées par eux ou qui leur sont rapportées. Le 1er février ouvre la période de contrôle par le Conseil supérieur de l’audiovisuel des temps de parole et d’antenne des candidats et de leurs soutiens pour vérifier l’équité de traitement entre candidats dans les programmes des services de radio et de télévision.

Dernière date possible : le 1er octobre 2016. Le Code électoral (art. L. 52-1) interdit en effet aux collectivités publiques de mener des actions de propagande pendant les six mois qui précèdent une élection : « Pendant les six mois précédant le premier jour du mois d’une élection et jusqu’à la date du tour de scrutin où celle-ci est acquise, l’utilisation à des fins de propagande électorale de tout procédé de publicité commerciale par la voie de la presse ou par tout moyen de communication audiovisuelle est interdite ». Le même délai de prohibition s’applique aux campagnes de promotion des réalisations des collectivités territoriales. Ces interdictions s’appliquent donc à compter du 1er octobre 2016. Toutes ces dates ne semblent pas pouvoir être assimilées à la campagne électorale pour l’autorité judiciaire, sauf à mettre en échec toute enquête ou toute poursuite judiciaire. Admettre une si large période au cours de laquelle les juges observeraient une trêve ouvrirait alors le débat sur la prise en compte des primaires organisées par les formations politiques. Un tel étalement de la période électorale ne serait pas justifié, l’organisation d’un processus de sélection par un parti politique relevant d’une initiative d’une personne morale de droit privé, aucune obligation ne s’imposant à elle ni en termes de calendrier, ni en termes de mode de sélection des candidats. On ne peut accepter de tenir en otage la justice de ce seul fait sauf à considérer que la trêve judiciaire dure plusieurs mois. Le temps judiciaire doit primer sur le temps « démocratique ». Ainsi, et indépendamment de la question des primaires ouvertes, l’ouverture en décembre 2016 d’une information judiciaire pour emplois fictifs visant Marine Le Pen, candidate de son parti depuis le 8 février 2016, démontre que la justice n’entend pas étendre la trêve judiciaire au-delà du raisonnable. L’État de droit l’emporte dans ce cas de figure.

III – L’hypothèse d’un candidat empêché avant le premier tour

Deux questions méritent une attention particulière. Qui saisit le Conseil constitutionnel, juge de l’élection6, compétent pour reporter l’élection ? Que recouvre exactement l’expression « candidat empêché » mentionnée à l’article 7, alinéas 6 et 7, de la Constitution : « Si, dans les sept jours précédant la date limite du dépôt des présentations de candidatures, une des personnes ayant, moins de trente jours avant cette date, annoncé publiquement sa décision d’être candidate décède ou se trouve empêchée, le Conseil constitutionnel peut décider de reporter l’élection./Si, avant le premier tour, un des candidats décède ou se trouve empêché, le Conseil constitutionnel prononce le report de l’élection » ?

La notion d’empêchement concerne évidemment l’incapacité physique et juridique (inéligibilité et privation des droits civiques, tutelle et curatelle)7. Toutefois, en l’absence de toute précision dans la Constitution, on doit se demander si le Conseil constitutionnel ne tiendrait pas compte d’un renoncement d’un candidat dès lors que celui-ci, embourbé dans une affaire judiciaire ou mis en examen, est dans l’incapacité de mener normalement campagne ? Une interprétation stricte de la notion incline à conclure par la négative. Au contraire, une interprétation large prenant en considération les particularités et spécificités de l’élection présidentielle pencherait plutôt pour une réponse positive. Dans cette dernière hypothèse, le Conseil constitutionnel pourrait tenir le raisonnement suivant. Garant de la sincérité de l’élection présidentielle (entendue lato sensu) et non de sa régularité stricto sensu, le Conseil pourrait prendre en considération la qualité du candidat en fonction de sa représentativité. Le juge prendrait ainsi acte d’une atteinte à « l’égalité des conditions de la compétition »8. Dans l’accès aux médias, comme dans le financement des partis politiques qui concourent à l’expression du suffrage (Constit., art. 4), la loi retient notamment le critère de la représentativité politique. Dans ces conditions, qu’est-ce qui empêcherait le Conseil d’apprécier la portée du renoncement d’un candidat sur le bon déroulement du scrutin au regard de la représentativité parlementaire des formations politiques qui le soutiennent ? Ce serait une interprétation audacieuse mais de nature à éviter une déflagration politique, voire institutionnelle. Imagine-t-on un courant politique représenté dans les deux chambres du Parlement être privé de candidat, sauf volonté contraire de sa part ? Le débat est ouvert.

Quant aux conditions de saisine du Conseil constitutionnel pour constater l’empêchement d’un candidat, la lecture des alinéas 6 et 7 de l’article 7 de la Constitution n’apporte aucune précision. Il faut se reporter à l’alinéa 9 de la disposition constitutionnelle précitée pour trouver la réponse : « Dans tous les cas, le Conseil constitutionnel est saisi dans les conditions fixées au deuxième alinéa de l’article 61 ci-dessous ou dans celles déterminées pour la présentation d’un candidat par la loi organique prévue à l’article 6 ci-dessus »9. Autrement dit peuvent saisir le Conseil constitutionnel les 500 citoyens autorisés à présenter un candidat ou le président de la République, le Premier ministre, les présidents des assemblées parlementaires ou 60 députés ou 60 sénateurs. La disposition ne semble soulever aucune difficulté. Néanmoins, l’alinéa 9 vise expressément « tous les cas ». S’agit-il de toutes les hypothèses couvertes par l’article 7 de la Constitution ou seulement celles de décès ou d’empêchement de l’un des deux candidats les plus favorisés au premier tour, évoquées à l’alinéa précédent, auquel cas la détermination des autorités de saisine n’est pas clairement fixée. La lecture des travaux préparatoires de la loi constitutionnelle n° 76-527 du 18 juin 1976 lève l’équivoque. L’alinéa 9 embrasse toutes les situations dans lesquelles est impliqué un candidat, avant le premier tour ou entre les deux tours de l’élection présidentielle. Enfin, et en dernière analyse, on peut penser que le Conseil constitutionnel interprète utilement l’alinéa 9 en autorisant un candidat ayant fait l’objet de présentations à le saisir par application de la jurisprudence Ducatel c/ Krivine10.

Dans tous les cas, en cas de report, un nouveau décret de convocation des électeurs sera publié lequel ouvre de nouveau le délai de présentation des candidats par les citoyens habilités11.

L’affaire des emplois présumés fictifs affectant le candidat François Fillon a eu ce mérite de braquer les projecteurs sur la place de la justice en période électorale et d’exhumer des dispositions constitutionnelles pour interpréter une situation particulière dont seul le Conseil constitutionnel détient la clé de lecture authentique.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Mais qui ne seront pas abordées dans le présent article. Sur cette question, Schoettl J.-E., « De la compétence contestable du parquet national financier (en particulier) et de l’autorité judiciaire (en général) pour connaître de l’affaire dite des collaborateurs parlementaires de François Fillon », LPA 14 févr. 2017, n° 124h3, p. 4.
  • 2.
    Avril P. et Gicquel J., « Collaborateurs parlementaires : respectons le droit », Le Figaro, 8 févr. 2017 ; Jan P., « Penelopegate : Menaces sur la démocratie », Le Monde, 6 févr. 2017, p. 19.
  • 3.
    Cons. const., 25 juill. 2001, n° 2000-448 DC, cons. 25.
  • 4.
    On relèvera toutefois l’article L. 110 du Code électoral, applicable à l’élection présidentielle qu’énonce qu’ « aucune poursuite contre un candidat, en vertu des articles L. 106 et L. 108, ne pourra être exercée, aucune citation directe à un fonctionnaire ne pourra être donnée en vertu de l’article L. 115 avant la proclamation du scrutin », Rambaud R., http://droitelectoral.blog.lemonde.fr/2/3/2017.
  • 5.
    Jan P., « La cohabitation des juges », LPA, 19 juill. 2001, n° 243, p. 12.
  • 6.
    Constitution, art. 58 : « Le Conseil constitutionnel veille à la régularité de l’élection du président de la République./Il examine les réclamations et proclame les résultats du scrutin. » V. Camby J.-P., Le Conseil constitutionnel, juge électoral, 7e éd., 2017, Dalloz études.
  • 7.
    Sur la suppléance et l’intérim, v. Camby J.-P., « Intérim, suppléance et délégation », RDP 6/2011, p. 1605-1612.
  • 8.
    Ghévontian R., « La notion de sincérité du scrutin », N3C 2003, n° 13.
  • 9.
    On pourrait également, au profit d’une interprétation large, se référer au droit de contestation de la liste des candidats, ouvert à toute personne ayant fait l’objet d’au moins une présentation (D. n° 2001-213, 8 mars 2001, art. 8).
  • 10.
    Cons. const. 17 mai 1969, n° 1969-18 PDR.
  • 11.
    D. n° 2011-213, 8 mars 2001, art. 2, al. 1, portant application de la loi n° 62-1292 du 6 nov. 1962, relative à l’élection du président de la République au suffrage universel.
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