Un retard de transmission d’un jour ouvré du compte de campagne par l’expert-comptable n’entraîne pas l’inéligibilité du candidat
Le Conseil constitutionnel écarte l’application mécanique de l’inéligibilité pour un compte de campagne parvenu légèrement hors délai, dès lors que le candidat a fait toute diligence pour que son compte soit transmis dans les délais par l’expert-comptable mandaté à cette fin et responsable de cette transmission tardive. Cette convergence de la jurisprudence électorale d’une aile à l’autre du Palais Royal est, en équité comme en droit, parfaitement justifiée.
Cons. const., 1er juin 2018, no 2018-5622, Sénat Morbihan
Un compte de campagne parvenu hors délai. Un élu négligent ? Précisément pas. Pour la première fois, le Conseil écarte l’inéligibilité encourue du fait d’un retard dans l’envoi d’un compte de campagne, à cause des conditions très particulières de l’espèce : non seulement le sénateur n’est en rien responsable de ce retard, mais à l’inverse il avait fait toute diligence pour que le dépôt soit régulier. L’inéligibilité, juridiquement possible, aurait été privée de justification, et aurait sanctionné un comportement… vertueux. Le Conseil a donc logiquement écarté le prononcé de la sanction.
Le deuxième alinéa de l’article L. 52-12 du Code électoral dispose que le dixième vendredi suivant le premier tour du scrutin chaque candidat dépose son compte de campagne à la commission des comptes de campagne. S’agissant des élections sénatoriales, l’unique tour de scrutin du 24 septembre 2017 impliquait donc un envoi ad quem qui était le vendredi 1er décembre. Ce délai de réception du compte est impératif, et se calcule de date à date1. Les évolutions successives du texte – qui originellement visait les 2 mois suivant le tour de scrutin où l’élection a été acquise, puis, après l’ordonnance du 8 décembre 2003, le neuvième vendredi suivant ce même tour, et, enfin, depuis la loi du 14 avril 2011, le délai actuel – sont sans incidence quant au caractère impératif de l’obligation de dépôt du compte de campagne, dont, depuis cette loi ne sont dispensés que ceux des candidats qui ont obtenu moins de 1 % des suffrages exprimés et qui n’ont pas perçu de dons déductibles, ou ceux qui n’ont effectué ni dépense ni recette, alors au profit d’une attestation de l’expert-comptable. La loi organique du 14 avril 2011 a par ailleurs modifié l’article L.O. 136-1 du Code électoral, en disposant que : « le Conseil constitutionnel peut déclarer inéligible le candidat qui n’a pas déposé son compte de campagne dans les conditions et le délai », ouvrant ainsi une faculté au juge électoral de ne pas prononcer l’inéligibilité alors qu’auparavant le prononcé de l’inéligibilité découlait mécaniquement du texte. Le juge de l’élection admet donc, dans certaines limites, la régularisation des comptes de campagne présentant un défaut lors de leur dépôt. Tel est en particulier le cas pour l’absence de certification par l’expert-comptable2, manque de pièces justificatives3 ou irrégularités de présentation, par exemple une erreur d’imputation des frais d’impression4. En revanche, la date de dépôt ne saurait, elle, être rectifiée. La commission des comptes de campagne ne dispose d’aucun pouvoir d’appréciation : elle doit saisir le juge de l’élection de tout retard constaté5.
Le compte de campagne de M. Le Nay, sénateur du Morbihan, dont l’élection n’était par ailleurs pas contestée, étant parvenu à la commission le 4 décembre alors que le délai expirait le vendredi 1er, la commission devait donc le renvoyer au Conseil constitutionnel et l’inéligibilité était encourue.
On mesure d’emblée, s’agissant d’un élu, la gravité de la sanction : la prohibition du cumul des mandats a conduit l’intéressé à devoir abandonner les mandats exécutifs locaux, dont celui de maire6, l’inéligibilité entraînerait l’annulation de l’élection à laquelle il ne peut être candidat en cas d’élection partielle se déroulant pendant la durée de cette inéligibilité, et, en outre, avec pour conséquence le non-remboursement des dépenses du candidat. Sans ignorer la nécessité du respect du délai de dépôt du compte de campagne, on ne peut que juger particulièrement sévère, au regard de la situation individuelle de l’élu, ce cumul de conséquences encourues.
Elles l’étaient même sans égard au fait, par exemple, que le compte a seulement été reçu le lundi suivant, soit 3 jours de retard. Dans une affaire antérieure aux lois de 20117, le Conseil d’État avait refusé d’écarter l’inéligibilité dans un cas dans lequel le compte est parvenu le lundi suivant le vendredi date d’expiration du délai, en dépit du fait qu’était soutenu, avec des éléments probants, que « ce dépôt tardif du compte de campagne résulte d’une erreur de l’expert-comptable et que toutes les démarches possibles pour informer la commission et lui faire parvenir au plus vite, à l’issue d’un week-end prolongé, le compte de campagne, ont été entreprises ».
S’agissant des délais, la situation de M. Le Nay était exactement la même : le compte a été déposé le lundi suivant, soit 3 jours, ou si l’on préfère un jour franc après l’expiration du délai. Un délai similaire n’a pas davantage été considéré comme une circonstance exonérante par le Conseil constitutionnel lui-même dans des décisions postérieures à l’entrée en application des lois de 2011, pour un dépôt le 20 août, alors que le délai expirait le 17 août 8. Le Conseil n’avait donc pas fait usage de la faculté ouverte d’écarter la sanction en cas de dépôt tardif du compte, a fortiori pour des retards plus importants qu’un jour ouvré : 5 jours9 ou 2 mois10.
La présente décision marque donc une inflexion de la jurisprudence, d’autant plus logique qu’elle peut s’appuyer sur une harmonisation avec la position du Conseil d’État. Mais elle ne s’explique que par les circonstances très particulières de l’affaire.
Le comptable était en effet chargé du dépôt physique du compte, opération dont rien n’empêchait qu’elle se fasse dans les délais. Même si le candidat est responsable de ce dépôt, il est assez fréquent que le comptable, chargé de la certification, donc de s’assurer in fine du caractère sincère et complet du compte de campagne, en assure lui-même l’expédition. Tel est bien le cas ici : il ressort de l’instruction que c’est l’expert-comptable qui était chargé de cet envoi, et qu’il est seul responsable d’une carence : manifestement celle-ci ne s’explique par aucune raison technique ou impossibilité d’adresser le compte dans les temps. Le sénateur ayant fait état dans la presse d’une validation par ses soins dès le 17 novembre11, l’expert-comptable était chargé, dès cette date, de l’envoi dans les délais et était habilité à le faire. Il ressort des pièces du dossier que cette carence de l’expert-comptable, qui lui est imputable, est la seule cause de la non-transmission dans les délais d’un compte par ailleurs complet – à la date limite d’envoi du 28 novembre – et régulier.
En d’autres termes, le sénateur n’est responsable que d’avoir fait confiance à l’expert-comptable pour une opération matérielle de dépôt, qui par ailleurs n’est que l’aboutissement du travail de ce dernier12. Pour autant la jurisprudence est particulièrement attentive au respect des délais.
Pour éviter une inéligibilité dont les conséquences auraient été totalement disproportionnées, le Conseil constitutionnel a pu s’appuyer sur une décision du Conseil d’État du 12 octobre 2016, dont les circonstances sont identiques : l’expert-comptable était également chargé par les candidats d’envoyer matériellement le compte constitué et signé par eux dans les délais, le retard de trois jours lui étant imputable, sans explication tenant au compte lui-même, la Commission ne l’ayant reçu que le lundi suivant le vendredi13. La seule nuance entre les deux contentieux tient, ici, à la mention d’une convention écrite entre les candidats et l’expert-comptable pour le dépôt physique du compte.
La similitude entre ces deux affaires permet donc au Conseil constitutionnel d’harmoniser sa jurisprudence avec celle du Conseil d’État, ce qui est fréquemment le cas – dans un sens ou dans l’autre – en matière électorale.
Cette harmonisation est rendue possible par les lois du 14 avril 2011, avant lesquelles le fait que le candidat s’était conformé aux obligations de dépôt n’exonérait pas du retard, même pour un compte parvenu juste après un week-end suivant le jour d’expiration du délai et en dépit du fait avéré que l’erreur provenait incontestablement de l’expert-comptable et que toutes les démarches pour faire parvenir le compte au plus vite et informer la Commission avaient été entreprises14. Cette rigueur excessive faisait supporter au candidat une sanction pour un retard qui n’est pas lié à sa volonté, et même contraire à celle-ci. Les lois du 14 avril 201115 ont donc ouvert à l’appréciation du juge de l’élection, s’agissant des formalités de dépôt et du contenu du compte, la faculté de ne pas prononcer l’inéligibilité, et, selon le considérant de principe : « il appartient au juge de l’élection de tenir compte de la nature de la règle méconnue, du caractère délibéré ou non du manquement, de l’existence éventuelle d’autres motifs d’irrégularité du compte et du montant des sommes en cause », dont le Conseil fait ici usage pour la première fois pour un retard bénin. Le Conseil prend le soin, de manière inhabituelle, de comptabiliser le retard en jours ouvrés – ou plutôt en « jour ouvré » – comme argument confortant la décision consistant à écarter l’inéligibilité. Cette décision est donc motivée par le fait que le manquement ne présente aucun caractère délibéré ou ne traduit aucune négligence de la part de l’élu : bien au contraire, il est établi que le compte aurait dû être déposé dans les délais par l’expert-comptable.
Elle ne constitue donc nullement un risque d’incitation, pour les candidats, à ne pas respecter le délai de l’article L. 52-12. Pour qu’elle soit susceptible de s’appliquer, il convient que l’irrégularité provienne de l’expert-comptable, mandaté pour procéder à l’envoi, qu’elle ne s’explique pas par la négligence du candidat lui-même, qu’elle ne se cumule avec aucune autre irrégularité et qu’elle ne se soit pas traduite par un obstacle à l’effectivité du contrôle de la régularité du compte de campagne, donc que le retard soit négligeable.
Pour autant, en équité comme en droit, il convient de souligner la logique de la décision rendue par le Conseil constitutionnel : même si la responsabilité de dépôt du compte doit incomber au candidat, il n’est pas adapté de prononcer à son encontre l’inéligibilité pour un retard bénin qui ne lui est pas imputable, alors même qu’il a fait tout le nécessaire, au contraire pour se conformer à ses obligations.
On pourrait même souhaiter que dans de tels cas, la loi habilite la commission à ne pas renvoyer, exceptionnellement, le compte au juge et invite, lorsque c’est possible, le candidat à régulariser un défaut de signature, un manque formel ou mineur dans la présentation du compte ou à expliquer un jour ouvrable de retard dans le dépôt d’un compte de campagne. La décision de la commission devrait être motivée et mentionnée, pour éviter toute dérive dans l’application des obligations de dépôt et de sincérité dans la présentation du compte de campagne. Mais une telle réforme éviterait au juge un contentieux et au justiciable une longue inquiétude.
Notes de bas de pages
-
1.
Cons. const., 7 juill. 1993, n° 93-1390, AN Paris, 16e circ. ; CE, 20 octobre 1993, n° 146136, Paré, note Miatti F. ; Dalloz 1994, p. 431, obs Schwartz R. ; DA 1993, n° 507 ; Maligner B., Quotidien juridique, n° 48, p. 6
-
2.
CE, 11 avr. 2012, n° 354110 et, en dernier lieu Cons. const., 1er juin 2018, n° 2018-5583, AN Eure et Loir, 3e circ. ; Cons. const., 1er juin 2018, n° 2018-5454, AN Pyrénées-Atlantiques, 3e circ.
-
3.
Cons. const., 22 mars 2013, n° 2013-4780, Mme Jacq, AN Finistère, 8e circ.
-
4.
Entre dépenses de propagande officielle et dépenses de campagne : Cons. const., 24 mai 2013, n° 2013-4801, AN Gironde, 8e circ.
-
5.
C. élect., art. L. 52-12.
-
6.
L’intéressé qui était maire de la commune de Plouay depuis 1989, a démissionné de ce mandat, en octobre 2017, du fait de son élection comme sénateur : www.ouest-france.fr/bretagne/plouay-56240/sans-surprise-gwenn-le-nay-elu-nouveau-maire-5334301
-
7.
CE, 10 juin 2009, n° 323654, élection municipale de Limours.
-
8.
Cons. const., 22 mars 2013, n° 2013-4871, AN Morbihan, 6e circ. : « la circonstance que M. Demant aurait remis les pièces du compte le 11 juillet 2012 à l’expert-comptable mandaté par lui ne saurait l’exonérer de l’obligation qui lui incombe personnellement de déposer son compte de campagne à la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques dans les délais légaux ; qu’il ne résulte pas de l’instruction que des circonstances particulières étaient de nature à justifier la méconnaissance des obligations résultant de l’article L. 52-12 ». Voir aussi pour un même délai : Cons. const., 19 avr. 2013, n° 2013-4876, AN Saint Barthelemy et Saint Martin.
-
9.
Cons. const., 8 févr. 2013, n° 2012-4739, AN Gers, 2e circ.
-
10.
Cons. const., 8 févr. 2013, n° 2012-4763, v. de nombreuses décisions, même date et 22 mars 2013.
-
11.
https://www.ouest-france.fr/bretagne/vannes-56000/morbihan-les-comptes-de-campagne-du-senateur-jacques-le-nay-invalides-5657215
-
12.
L’intéressé déclare même avoir appris les faits par la commission elle-même.
-
13.
CE, 6e et 1re chambre réunies, 12 oct. 2016, n° 398399 : « Il résulte de l’instruction que le compte de campagne de Mme B. et M. D. n’a été déposé à la commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques que le 1er juin 2015, alors que le délai qui leur était imparti pour ce dépôt avait expiré le 29 mai ; que, ceux-ci avaient toutefois pris les dispositions nécessaires pour que ce compte soit déposé dans les délais requis en confiant cette mission à un expert-comptable, par un contrat du 2 avril 2015 prévoyant que celui-ci se chargerait du “dépôt physique” de leur compte de campagne avant le 29 mai 2015 et en apposant dès le 23 mai 2015 leur signature sur ce compte ; que l’expert-comptable a expressément reconnu, par une attestation écrite, avoir omis par erreur de le déposer le vendredi 29 mai, erreur qu’il a réparée dès le lundi suivant ; que ce compte fait apparaître un montant de recettes et de dépenses de 5 083 €, alors que le plafond de dépenses était fixé pour le canton à 21 465 € ; que, si la commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques a, dans le cadre de la procédure contradictoire, ainsi que le relève le tribunal, demandé des précisions sur des dépenses dont le montant correspondait à 26 % du montant du compte, elle n’a pas retenu, dans sa saisine du juge de l’élection, d’autre irrégularité que celle résultant du dépassement du délai de dépôt du compte de campagne ;
-
14.
Considérant qu’eu égard à l’ensemble de ces circonstances, Mme B. est fondée à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a déclaré inéligible le binôme qu’elle constituait avec M. D. ».
-
15.
CE, 10 juin 2009, n° 323654, élection municipale de Limours, préc. note 6.
-
16.
L. n° 2011-412, 14 av. 2011 ; L. n° 2011-410, 14 avr. 2011.
-
17.