Le cumul des responsabilités pénale et financière du candidat à l’élection présidentielle

Publié le 19/09/2019

La « QPC Sarkozy », prélude à un probable renvoi de l’ancien président de la République devant le tribunal correctionnel dans l’affaire Bygmalion, devait assurément être rejetée, au regard de la jurisprudence antérieure. Cette décision n’en reste pas moins passionnante, car elle conduit à s’interroger sur la nature et le régime de la responsabilité financière des candidats à l’élection présidentielle.

Cons. const., 17 mai 2019, no 2019-783 QPC

L’issue prévisible peut-elle être exaltante ?

Les juristes détestent en général les fictions politiques, d’abord parce que le droit est une science, ensuite parce que le droit n’est pas une science exacte. Le rejet de la « QPC Sarkozy » n’en était pas moins parfaitement prédictible dès l’instant où Me Thierry Herzog, dans le communiqué transmis à l’AFP le 6 septembre 2016, avança son unique argument : le Conseil constitutionnel, dont les décisions s’imposent à toutes les autorités administratives et juridictionnelles, conformément à l’article 62 de la constitution, a déjà sanctionné le candidat Sarkozy le 4 juillet 2013 pour dépassement du plafond légal des dépenses électorales et on ne peut pas être puni deux fois pour les mêmes faits. Or, malgré son apparente justesse, il se heurtait déjà à la jurisprudence constitutionnelle…

La décision n° 2019-783 QPC du 17 mai 2019 provient d’une transmission décidée le 19 février par la chambre criminelle de la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi formé contre l’arrêt de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris du 25 octobre 2018 qui avait confirmé l’ordonnance du juge d’instruction Serge Tournaire : celle-ci renvoya, le 3 février 2017, l’ancien président de la République devant le tribunal correctionnel, dans la célèbre affaire Bygmalion, pour le délit de financement illégal de campagne électorale. M. Sarkozy ne pouvait en effet se prévaloir ni, par hypothèse faute de réélection, de l’immunité juridictionnelle du chef de l’État en exercice, ni de l’irresponsabilité pour les actes accomplis dans le cadre de ses fonctions (qui, par exemple, le protège dans l’affaire dite des sondages de l’Élysée). En effet, la décision n° 2013-156 PDR du 4 juillet 2013 reposait notamment sur la distinction entre l’exercice du mandat et la candidature (§ 18 : quand la « participation à des manifestations publiques » a « revêtu un caractère manifestement électoral »), la démocratie s’opposant à la mobilisation des moyens de l’État au profit du maintien au pouvoir ; le Conseil constitutionnel avait en particulier confirmé l’illégalité de la prise en charge d’un meeting électoral par le budget de la présidence de la République, sans « aucune refacturation par l’État » (§ 23).

La Cour de cassation avait vu dans notre QPC non pas une question nouvelle – difficile assurément d’y déceler l’application d’une disposition constitutionnelle que le Conseil n’aurait pas encore eu l’occasion d’interpréter, pour reprendre la définition de la décision n° 2008-595 DC du 3 décembre 2009 – mais bien une question sérieuse, que le requérant répéta rue de Montpensier. Il soutenait, donc, que l’article 3 de la loi du 6 novembre 1962 et l’article L. 113-1, I, 3°, du Code électoral, auquel il renvoie, « contreviendraient, en méconnaissance du principe non bis in idem, aux exigences de nécessité et de proportionnalité des peines, dans la mesure où elles permettraient des poursuites et des sanctions pénales à l’égard de candidats à l’élection présidentielle ayant déjà été sanctionnés financièrement pour des faits identiques de dépassement du plafond des dépenses électorales par la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques [CNCCFP] et, en cas de recours, par le Conseil constitutionnel » (§ 4).

Certes, la décision n° 2019-783 QPC se présente à tous égards comme une affaire d’exception. Politiquement sensible (le président Fabius expliqua au début de l’audience publique que « le conseiller Juppé [avait] souhaité se déporter »), ses deux principaux temps commencent par l’adverbe « toutefois ». D’une part, la QPC est ainsi jugée recevable grâce à un « changement des circonstances » (§ 8) – laissons là le fait que le juge judiciaire ne se soit pas interrogé sur une précédente déclaration de conformité de la loi de 1962 modifiée1 – que le Conseil constitutionnel tire de la « QPC Cahuzac », la décision n° 2016-546 QPC du 24 juin 2016, et d’une seconde QPC fiscale du même jour2, sans rappeler qu’elles-mêmes avaient été permises par un autre « changement de circonstances », son resserrement de jurisprudence opéré le 18 mars 2015. D’autre part, sur le fond, alors que « les dispositions contestées tendent à réprimer de mêmes faits qualifiés de manière identique » (§ 11), elles sont déclarées conformes au principe de nécessité et de proportionnalité des peines, c’est-à-dire à l’article 8 de la déclaration de 1789, car elles « protègent des intérêts sociaux distincts aux fins de sanctions de nature différente » (§ 14), le Conseil constitutionnel opposant d’abord « le bon déroulement de l’élection du président de la République et, en particulier, l’égalité entre les candidats » – leur responsabilité « électorale », dirons-nous – et la sanction des « éventuels manquements à la probité des candidats et des élus », leur responsabilité pénale donc (§ 12), puis « pénalité financière » d’un côté et « peine d’emprisonnement » de l’autre (§ 13).

La motivation du 17 mai 2019 est ainsi à la fois en apparence habile et en réalité cruelle. Habile parce qu’en n’insistant pas, comme dans la décision Cahuzac, sur la gravité des manquements, le Conseil se garde de revenir sur la campagne de 2012. Cruelle parce que, en passant sous silence l’amende pénale (tout en mentionnant son caractère alternatif) pour mieux insister sur la différence de nature des punitions, elle souligne la gravité de la menace sur l’ancien président, le symbole de la prison pesant plus lourd qu’une amende de 3750 € qui représente seulement, en vertu du droit applicable en 2012, 1 % du montant de la sanction confirmée en 2013… Mais, si la décision n° 2019-783 QPC s’inscrit bien dans la ligne de la jurisprudence précédente, elle frappe surtout par ce qu’elle ne dit pas, tant du cas d’espèce (I) que du genre dans lequel s’inscrit la « responsabilité du candidat » (II).

I – Ce que le Conseil constitutionnel ne dit pas du cas d’espèce

Tout tournait autour de la règle ne bis in idem dès lors qu’un point, encore confirmé ici, était avéré : la « pénalité financière, strictement égale au montant du dépassement constaté »3 , ce « versement » au Trésor public fixé par la CNCCFP, présente bien « le caractère d’une sanction »4. À cet égard, deux choses sont notables dans la décision du 17 mai 2019. L’une était attendue et sans grande importance – comme à l’accoutumée, le Conseil constitutionnel ne reprend pas la formule « principe non bis in idem » invoquée par le requérant et applique ce précepte sans le nommer (B) – tandis que l’autre, d’abord, est cruciale et son absence assez déconcertante : pour risquer d’être doublement puni, encore faut-il l’avoir été une première fois (A).

A – La fiction du risque de double peine

Le Conseil constitutionnel aurait pu dans sa décision n° 2019-783 QPC se contenter d’un argument de bon sens : le grief manquait en fait.

Le requérant, en effet, n’a pas payé l’amende devenue définitive le 4 juillet 2013. Nul n’aura oublié l’épisode que la presse baptisa « Sarkothon » : l’appel public immédiat à la générosité des militants et sympathisants de l’UMP pour réunir la somme nécessaire tant à l’apurement des comptes du parti après la campagne électorale, remboursement de l’avance étatique de 153 000 € inclus, qu’au paiement de l’amende infligée par la CNCCFP arrêtée à 363 615 €. L’affaire avait suscité un certain émoi. Certains en appelèrent même à des poursuites et une enquête pour abus de confiance fut ouverte. Cette prise en charge financière par le parti politique du candidat n’était toutefois pas pénalement répréhensible : placé un temps sous le statut de témoin assisté, M. Sarkozy a ainsi bénéficié d’un non-lieu le 8 septembre 2015. On pourrait même, au contraire, la considérer comme juridiquement logique, dès lors qu’un candidat à l’élection présidentielle porte le programme d’un parti et que ce dernier en finance pour l’essentiel la campagne, notamment via des prêts bancaires, et ce malgré la nécessaire personnalisation de l’examen des comptes, de leur éventuel rejet ou de la punition financière en cas de dépassement du plafond autorisé.

Comment est-il possible que cet élément n’ait point été soulevé lors de l’examen de la QPC ? La réponse paraît assez simple : lors de l’audience publique du 7 mai 2019, qui ne dura pas vingt minutes, seul l’avocat du requérant prit la parole et nul ne le questionna parmi les membres du Conseil constitutionnel. Fait exceptionnel – qui ne s’était semble-t-il produit, dans le contrôle de constitutionnalité a posteriori, que pour la décision n° 2011-202 QPC du 2 décembre 2011, l’une des affaires d’hospitalisation sans consentement – le représentant du gouvernement n’y intervint que pour confirmer en quelques secondes s’en remettre « à la sagesse du Conseil constitutionnel », ce qu’annonçaient déjà ses écritures…

Nous ne saurons que dans vingt-cinq ans, à la découverte des archives, si quelqu’un a songé, durant les délibérations, à le relever d’office. Ce ne fut en tout cas apparemment pas le cas durant l’instruction. Il est déjà arrivé une trentaine de fois que les visas d’une décision QPC mentionnent la « lettre » par laquelle le Conseil constitutionnel a ainsi avisé les parties, sans pour autant d’ailleurs qu’il passe ensuite nécessairement à l’acte. Mais il s’agit alors de soulever un grief, pas de l’annihiler !

Stratégiquement, cet oubli de la réalité permettait même au Conseil constitutionnel de ne pas avoir à articuler son raisonnement sur la gravité des faits de l’espèce et, partant, risquer d’être accusé de verser dans le jugement de valeur ou le procès politique. On peut du reste estimer que c’est la défense qui prenait un risque : lorsque le seul moyen mobilisé manque en fait, n’y a-t-il pas là une preuve du caractère dilatoire de la QPC ?

La véritable objection à la prise en compte de ce fait, pourtant de notoriété publique, dans la décision du 17 mai 2019 se trouve dans la conception même d’un contrôle de constitutionnalité qui se prétend abstrait : le juge constitutionnel pouvait parfaitement à ce titre ne pas chercher à savoir qui a effectivement, in concreto, assumé la condamnation que lui-même avait confirmée en 2013. Mais que n’eut-on dit si le Conseil constitutionnel avait, par extraordinaire, retenu la solution inverse en déclarant contraire à la constitution cette prétendue double peine et en déchargeant à ce titre quelqu’un qui pourtant n’a jamais été puni ?

B – L’application du précepte ne bis in idem

Appliquer la règle ne bis in idem ne signifie pas interdire que l’on punisse deux fois, mais empêcher que l’on punisse deux fois de la même manière pour la même raison. Sont ici saillantes deux confirmations, au regard de la jurisprudence constitutionnelle, dans la décision du 17 mai 2019 : celle de l’existence d’une double répression, dès lors que nous sommes en présence « de mêmes faits qualifiés de manière identique »5 à la fois par la législation pénale et par la législation électorale, à savoir le dépassement du plafond des dépenses autorisées ; et celle de la suffisance de l’évocation du « principe de nécessité et de proportionnalité des peines »6, que seul connaît la rue de Montpensier. Le cas d’espèce rappelle ainsi qu’importent peu, d’une part, la qualification légale de la répression et, d’autre part, la qualification constitutionnelle de la règle.

Le législateur, en effet, s’est gardé d’employer le mot « amende ». L’article 3, II, alinéa 6, de la loi du 6 novembre 1962 n’évoque qu’une « somme » – « Dans tous les cas où un dépassement du plafond des dépenses électorales est constaté, la commission fixe une somme, égale au montant du dépassement, que le candidat est tenu de verser au Trésor public. Cette somme est recouvrée comme les créances de l’État étrangères à l’impôt et au domaine » – en usant d’ailleurs de manière piquante du même terme que dans le paragraphe V relatif, en sens inverse, au remboursement forfaitaire des dépenses de campagne des candidats ayant atteint une représentativité minimale. Relevons surtout, à cet égard, la proximité entre responsabilité électorale et responsabilité financière, car c’est ce même mot « somme » qu’affiche l’article 60-VI de la loi de finances du 23 février 1963 modifiée à l’endroit de la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable public : lorsqu’il n’y a pas débet (lequel exige depuis 2012 un préjudice pour la personne publique), le comptable défaillant peut en effet être puni d’une « somme », dite non rémissible, le ministre n’ayant plus le pouvoir de lui en faire remise gracieuse. Dans notre cas, on l’a dit, le Conseil constitutionnel a fort justement parlé de « sanction » dès 2013 et le répète ici à plusieurs reprises, alternant en sus « sanction financière »7 ou « pénalité financière »8. Le champ lexical, toujours celui de la répression et de la punition, est donc large et l’on peut y puiser de manière indistincte pour désigner ce qui juridiquement relève bien de la qualification d’amende. Le Conseil avait en outre adopté en 2013 un autre précepte de la justice répressive : la punition de celui qui a seul interjeté appel ne peut pas être alourdie – « le montant de ce versement, qui présente le caractère d’une sanction, ne saurait être augmenté à la suite du recours du candidat contre la décision de la commission »9 – de sorte que, tout en révisant à la hausse les dépenses du candidat Sarkozy et donc le dépassement du plafond autorisé, il avait refusé de l’aggraver. Notons un élément d’importance : il n’y a pas ici de « montant le plus élevé » des sanctions encourues. De jurisprudence constante, en effet, si « l’éventualité que deux procédures soient engagées peut conduire à un cumul de sanctions, le principe de proportionnalité implique qu’en tout état de cause le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues »10. La comparaison avec la responsabilité financière des agents publics est ici encore frappante : en matière de gestion de fait, l’amende que peuvent prononcer les juridictions financières n’est plafonnée que par le montant des sommes indûment manipulées. Dans l’un et l’autre cas, le montant maximal n’est donc pas fixé a priori.

Quant à l’appellation constitutionnelle du « principe » ici appliqué, elle est tout à fait secondaire : seules comptent sa qualification, sa signification et son efficience. Si le Conseil constitutionnel se contente d’afficher le « principe de nécessité et de proportionnalité des peines » et ne retient pas pour lui-même ce que d’autres juges ont baptisé « ne bis in idem », il applique effectivement l’idée qu’exprime le précepte. On voit mal pourquoi il reviendrait au latin puisqu’il dispose d’une jurisprudence pas moins claire. Car, les premières expositions passées, la mise au point est faite : la règle n’est pas méconnue et la double punition de la même personne pour les mêmes faits possible si elle relève non plus « de corps de règles distincts devant leurs propres ordres de juridictions »11 mais de corps de règles protégeant des « intérêts sociaux » distincts12. Politique jurisprudentielle assumée, l’application sans nomination ne constitue donc pas un quelconque retard de l’aile Montpensier. La retenue se situe ici sur le fond de l’affaire : le Conseil constitutionnel n’a pas osé insister sur la gravité des faits et a préféré s’appuyer sur la logique conceptuelle de la responsabilité « électorale » du candidat.

II – Ce que le Conseil constitutionnel ne dit pas de l’espèce de responsabilité

La décision du 17 mai 2019 met en lumière une mécanique de responsabilités gigognes : distinguée de la responsabilité pénale, la responsabilité électorale présidentielle est un cas de responsabilité « électorale » qui relève elle-même, seulement (faute d’inéligibilité), du genre responsabilité « financière », lequel s’inscrit dans une logique de type « responsabilité disciplinaire ». Il faut bien entendre « disciplinaire » au sens constitutionnel du terme et non dans un cadre strictement professionnel : la décision n° 2019-783 QPC ne le dit pas, mais le critère explicite des « intérêts sociaux » protégés implique cette nature spécifique (A). Par ailleurs, en s’attachant cette fois expressément aux quatre caractéristiques de la responsabilité électorale, qu’il dégage ici pour mieux l’opposer à la responsabilité pénale et repousser l’argument du non bis in idem, le Conseil constitutionnel dessine le régime de la responsabilité disciplinaire du candidat sans toutefois s’attarder sur le critère de la particulière gravité des faits (B).

A – Le critère des intérêts sociaux protégés

Lorsque le Conseil conclut que « les deux répressions prévues par les dispositions contestées relèvent de corps de règles qui protègent des intérêts sociaux distincts aux fins de sanctions de nature différente »13, il ne qualifie certes pas juridiquement, ici, la nature de la répression non pénale que le requérant prétendait avoir déjà subie. Mais il la situe de manière suffisamment précise pour que l’on puisse la rattacher à sa jurisprudence passée.

Le Conseil constitutionnel a en effet structuré sa décision du 17 mai 2019 autour d’une distinction que, paradoxalement, l’avocat du requérant avait lui-même présentée : une opposition entre égalité des candidatures, la responsabilité électorale, et probité des candidats, la responsabilité pénale. Écrire que « le législateur a entendu assurer le bon déroulement de l’élection du président de la République et, en particulier, l’égalité entre les candidats au cours de la campagne électorale »14 consiste à rappeler qu’il s’agit bien de discipliner des comportements, dans une logique à la fois répressive et préventive. La même formule pourrait s’appliquer par exemple aux chaînes de télévision et au CSA. Au vrai, la décision n° 2019-783 QPC, ici, instruit les candidats.

Ce que le Conseil constitutionnel n’y dit pas de la nature de leur responsabilité, on peut le lire dans ce qu’il avait écrit auparavant. Dans plusieurs décisions relatives à la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF) il avait ainsi qualifié cette dernière de juridiction « disciplinaire » (malgré une jurisprudence administrative contraire) et, dans l’une d’elles, il lui avait appliqué la règle selon laquelle « l’exigence d’une définition des manquements réprimés se trouve satisfaite, en matière disciplinaire, dès lors que les textes applicables font référence aux obligations auxquelles les intéressés sont soumis en raison de l’activité qu’ils exercent, de la profession à laquelle ils appartiennent ou de l’institution dont ils relèvent »15, règle apparue au sujet de la discipline des vétérinaires16. Or, d’une part, « l’activité », prise au sens large, peut parfaitement désigner la situation du candidat ; d’autre part, il en va de même de l’idée de « juridiction disciplinaire spéciale »17 : la qualification s’applique au Conseil constitutionnel lorsqu’il statue par un recours de pleine juridiction contre la décision de la CNCCFP, en application de l’article 3 de la loi du 6 novembre 1962, sur saisine du candidat en cause ; alors que la CNCCFP n’est qu’une autorité administrative, le Conseil, en rendant la décision n° 2013-156 PDR du 4 juillet 2013, a agi moins comme juge électoral que comme juge « disciplinaire ».

Insistons sur ce point : il ne s’agit évidemment pas de cette responsabilité disciplinaire qui, comme en droit du travail ou en droit de la fonction publique, prohibe la punition financière ou exige une situation de soumission hiérarchique, mais d’un concept propre au raisonnement (et donc au juge) constitutionnel. La responsabilité « disciplinaire » au sens de la constitutionnalité, et en particulier de l’article 8 de la déclaration de 1789, a vocation à couvrir la totalité de la répression non pénale, qu’elle soit, du reste, juridictionnelle ou non, à l’instar notamment de la destitution présidentielle.

La distinction formelle du Conseil constitutionnel n’est cependant pas absolument incontestable. Il n’en reste pas moins, en effet, que l’opposition entre « l’égalité » et la « probité » des candidats est une première fragilité du raisonnement de la décision n° 2019-783 QPC. Certes, il est clair que l’égalité ne relève pas nécessairement de la probité : il suffit, on l’a dit, de songer aux temps de parole dans le cadre de la campagne électorale, spécialement pour l’élection présidentielle. En revanche, à l’inverse, on voit mal comment la probité ne serait pas une condition de l’égalité ! Si un parti politique malmène les règles de financement de la campagne, c’est tout autant l’égalité entre les candidats qu’il méconnaît, a fortiori s’il les viole outrageusement : au juste, la finalité de ce comportement est précisément de violer l’égalité à son profit. L’argent des scrutins est toujours aussi une déclinaison du principe d’égalité devant le suffrage ; même si protéger la liberté de l’électeur, d’un côté, et punir le délinquant, de l’autre, relèvent bien d’« intérêts sociaux » différents… De plus l’égalité comme la probité relèvent également toutes deux, dès lors qu’existe un financement étatique des campagnes électorales, d’une finalité constitutionnelle commune : la protection du bon usage de l’argent public. Mais c’est alors un autre critère qui pointe.

B – Le critère de la particulière gravité

La décision n° 2019-783 QPC permet de théoriser cette « responsabilité électorale » dont la punition du candidat Sarkozy est l’archétype, mise à part la spécificité du scrutin présidentiel au sein du genre qu’est l’absence de la peine d’inéligibilité. Les quatre caractéristiques de la responsabilité électorale sont toutes exposées dans son § 12. Deux le sont expressément : la systématicité de l’amende et son non-plafonnement, puisque « son montant est égal au dépassement du plafond des dépenses électorales ». Deux le sont a contrario, dès lors qu’attachées à la seule responsabilité pénale : ni intentionnalité, car, comme le relève le Conseil constitutionnel, « la répression pénale (…) exige un élément intentionnel » ; ni adaptation de la sévérité (« de la peine à la gravité de ces faits »). La question de la gravité, qui se dédouble entre celle du comportement et celle de la répression, est donc centrale.

Or, la décision du 17 mai 2019 ne reprend pas la construction jurisprudentielle la plus récente en matière de cumul des répressions pénale et fiscale, de manière assez paradoxale puisque ce sont les décisions n° 2016-546 QPC, la « QPC Cahuzac », et n° 2016-545 QPC que le Conseil constitutionnel utilise pour arguer d’un « changement des circonstances ». S’agissant des délits fiscaux, en effet, il avait justifié par le principe de nécessité de l’impôt « l’engagement de procédures complémentaires dans les cas de fraudes les plus graves », tout en soulignant que le principe de nécessité des peines, lui, impose que les sanctions fiscales « ne s’appliquent qu’aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse ». Et la décision Thévenoud n° 2018-745 QPC du 23 novembre 2018 de venir rappeler à son tour que « cette gravité peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention ». La punition financière du candidat à l’élection présidentielle dépassant le plafond autorisé, qui partage avec la sanction fiscale son caractère d’amende « civique », ne pouvait-elle relever de la même logique ? Ce non-dit de la décision n° 2019-783 QPC peut surprendre, même si son commentaire officiel la justifie par le fait que le législateur aurait voulu un système de peines fiscales complémentaires…

La discrétion dont fait montre le Conseil constitutionnel amène à la seconde fragilité de la motivation de mai 2019. Elle niche dans l’admission de la systématicité : on pourrait en effet y voir une « peine automatique » prohibée par l’article 8 de la déclaration de 1789. Le juge la cautionne cependant ici, comme il l’avait implicitement déjà fait dans la décision n° 2013-156 PDR du 4 juillet 2013 (à l’occasion de laquelle une QPC aurait déjà pu lui être soumise, la recevabilité des QPC électorales ayant été admise dès janvier 201218). Le doute vaut aussi pour le quantum de la peine : il s’agit d’une amende proportionnelle – à l’instar de l’amende pour gestion de fait, on l’a dit – donc potentiellement très sévère (un dépassement de 20 M € sera puni d’une amende de 20 M €) si le dépassement du plafond est connu à temps. Aussi convient-il de fortement relativiser la seule limite réelle que le Conseil constitutionnel avait fixée, d’emblée, au cumul des responsabilités pénale et disciplinaire, en jugeant dans la décision du 24 octobre 2014 que, « lorsque plusieurs sanctions prononcées pour un même fait sont susceptibles de se cumuler, le principe de proportionnalité implique qu’en tout état de cause, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues »19 .

Reste la question sur laquelle le Conseil constitutionnel n’avait pas à se prononcer : la pertinence de la législation. Ainsi, la sanction la plus adéquate, selon la gravité du comportement bien sûr, n’est-elle pas l’inéligibilité ? Lorsque, fin janvier 2015, son ancien président Roland Dumas a confessé l’avoir forcé à ne pas rejeter les comptes du candidat Chirac, vingt ans plus tôt, son argument était faux, fut-il encore aujourd’hui si souvent répété dans la presse : il n’a pas « sauvé la République » en évitant de rejouer l’élection présidentielle. Seule la destitution de la présidence par la haute Cour, qui n’existait pas alors, le permettrait demain. Mais peut-être notre République est-elle prête à oser : c’est de « responsabilité civique », cet autre pilier de la démocratie, qu’il s’agit.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Cons. const., 5 avr. 2006, n° 2006-536 DC.
  • 2.
    Cons. const., 24 juin 2016, n° 2016-545 QPC.
  • 3.
    Cons. const., 17 mai 2019, n° 2019-783 QPC, § 13
  • 4.
    Cons. const., 4 juill. 2013, n° 2013-156 PDR, § 24
  • 5.
    Cons. const., 17 mai 2019, n° 2019-783 QPC, § 11.
  • 6.
    Cons. const., 17 mai 2019, n° 2019-783 QPC, § 14.
  • 7.
    Cons. const., 17 mai 2019, n° 2019-783 QPC, § 12.
  • 8.
    Cons. const., 17 mai 2019, n° 2019-783 QPC, § 13.
  • 9.
    Cons. const., 4 juill. 2013, n° 2013-156 PDR, § 24.
  • 10.
    Cons. const., 17 mai 2019, n° 2019-783 QPC, § 9.
  • 11.
    Cons. const., 17 janv. 2013, n° 2012-289 QPC ; Cons. const., 24 oct. 2014, n° 2014-423 QPC.
  • 12.
    Cons. const., 18 mars 2015, n° 2014-453/454 QPC et Cons. const., 18 mars 2015, n° 2015-462 QPC ; Cons. const., 24 juin 2016, n° 2016-545 QPC ; Cons. const., 24 juin 2016, n° 2016-546 QPC ; Cons. const., 1er juill. 2016, n° 2016-550 QPC.
  • 13.
    Cons. const., 17 mai 2019, n° 2019-783 QPC, § 14.
  • 14.
    Cons. const., 17 mai 2019, n° 2019-783 QPC, § 12.
  • 15.
    Cons. const., 24 oct. 2014, n° 2014-423 QPC, § 29.
  • 16.
    Cons. const., 25 nov. 2011, n° 2011-199 QPC.
  • 17.
    Cons. const., 24 oct. 2014, n° 2014-423 QPC, § 36.
  • 18.
    Pour une QPC électorale présidentielle, v. Cons. const., 23 mars 2017, n° 2017-166 PDR. Pour une autre caution, dans un autre champ, v. Cons. const., 16 mars 2017, n° 2016-619 QPC.
  • 19.
    Cons. const., 24 oct. 2014, n° 2014-423 QPC, § 37.
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