Je suis Fassbinder
Que les manifestes en vue d’un monde meilleur ont de l’allure et de la force quand ces « coups de gueule » s’expriment superbement au théâtre. C’est le cas de ce spectacle et de la complicité de trois grands imprécateurs. L’aîné est Rainer Werner Fassbinder, figure underground du cinéma et du théâtre allemand que les jeunes générations ont sans doute oublié et qu’elles pourront ainsi redécouvrir. Il était le plus tourmenté, le plus inventif, le plus provocateur de cette Allemagne des années 1960-1980 à la recherche de son identité à travers une contestation violente : l’époque de la bande à Bader. Il mourra jeune, en 1982, à 37 ans en laissant une œuvre convulsive importante, à l’image d’un Pasolini.
Le second est Falk Richter, pas encore la cinquantaine et l’un des auteurs les plus féconds du théâtre contemporain qui écrit et parfois met en scène pour les salles et festivals les plus prestigieux des pièces traduites dans une trentaine de langues, marquées par l’abondance, l’intrusion de la danse et à la musique et un désordre seulement apparent. Il s’est engagé dans l’interrogation éternelle sur le sens de la vie, des êtres, des couples, des sociétés qu’il conjugue au présent immédiat comme le faisait Fassbinder. Comme lui, il dérange et les bien-pensants avaient demandé la suppression de son avant dernière pièce : Fear, créée en 2015 à la Schaubühne et qui traitait des migrants en Europe. Les tribunaux ont fait prévaloir la liberté d’expression.
Et enfin Stanislas Nordey, à la carrière magistrale de metteur en scène, acteur et directeur de troupe qui, pour son premier spectacle au Théâtre National de Strasbourg dont il vient de prendre la direction, affiche son intention de poursuivre son ambition d’un théâtre engagé dans l’action directe et la réflexion sur notre temps, en poursuivant un choix éclectique de textes dérangeants. Son « frère allemand », associé au TNS et avec lequel il avait déjà travaillé, lui a fait don de sa dernière pièce qu’il met en scène et où il joue et devient le personnage de Fassbinder.
Tant de puissance de travail, de rage et d’insolence créative ne pouvaient que donner un grand moment de théâtre engagé et enragé. La pièce est en apparence brouillonne, chaotique, et il n’y a pas à chercher un fil conducteur ni à mettre de l’ordre. C’est une succession de questions reliées aux événements récents : les attentats terroristes et les agressions de femmes à Cologne. Pas de réponse à apporter, comme le montre l’image finale des comédiens hagards, assis sur un vieux canapé, les yeux dans la vague à se demander : « Que faire ? ». Deux seules certitudes : il faut détruire la société telle qu’elle existe, et pour construire une nouvelle société il conviendrait de trouver un chef « autoritaire et gentil ».
Il y a sans doute des longueurs répétitives mais la nervosité de la mise en scène parvient à les dissimuler ainsi que les grands moments d’intensité comme le dialogue entre Fassbinder et sa mère – ce qui avait donné lieu autrefois à un film étonnant. La confrontation entre un Laurent Sauvage, quasiment en transe dans le rôle de la mère conformiste encore plus violente que son fils Nordey-Fassbinder est étonnante. Les mots tanguent entre la contestation sociale et politique, les désarrois intimes, la difficulté des couples, l’homo et la transsexualité, le rôle que peut tenir l’artiste. L’ensemble des comédiens se laisse emporter, les spectateurs avec.