La rhétorique contre les « fake news »
Et si l’on faisait de l’esprit critique une grande cause nationale à travers un programme d’éducation aux médias et à l’information ? C’est l’une des propositions du rapport piloté par Gérald Bronner, « Les Lumières à l’ère numérique », publié le 7 janvier dernier. A cette occasion, François Martineau, avocat à la cour et auteur du Petit traité d’argumentation judiciaire et de plaidoirie (1), souligne l’importance de la place que pourrait y tenir la rhétorique.
A la demande du Président de la République, le professeur Bronner et la commission de spécialistes qu’il avait regroupés autour de lui a rendu public le 7 janvier dernier son rapport intitulé « les lumières à l’ère numérique ».
Après avoir synthétisé l’état des connaissances sur les désordres informationnels à l’ère numérique et mis en lumière les facteurs qui amoindrissaient la vigilance cognitive, configuration et mode d’utilisation des réseaux sociaux, ou recherche effrénée du profit et compétition stratégique dans le cadre de durcissement géopolitique mondial, la commission Bronner, dans son dernier chapitre recommande…. de développer l’esprit critique et « l’éducation aux médias et à l’information » (EMI).
L’esprit critique, grande cause nationale ?
Tout en s’effrayant des constats effectués par cette Commission, on ne peut que se féliciter de l’idée (propositions 25, 26 et 27) de faire du développement de l’esprit critique une grande cause nationale : vouloir systématiser la formation à l’esprit critique et sensibiliser les autorités scolaires aux enjeux de cette éducation aux médias et à l’information paraît aller dans la bonne direction. De surcroit, cette recommandation est courageuse dans la mesure où elle met en lumière, a contrario, le déni dans lequel le système éducatif s’est enfoncé depuis longtemps en refusant, soit par idéologie, soit par aveuglement, de mesurer les conséquences de l’abandon de l’apprentissage de l’esprit critique à l’école !
L’esprit critique, et c’est presque un truisme de le rappeler, n’est pas autre chose que l’exercice de la Raison, c’est à dire de cette faculté réflexive qui nous permet de distinguer le vrai du faux, le réel de l’imaginaire, en bref dans notre société de communication de jauger, mieux, de juger les mots qui s’y entrechoquent dans la confusion. Mots d’ordre sectaire ou slogans confus qui déclenchent la violence, mots trafiqués pour désinformer, mots séducteurs ou publicitaires, qui incarnent cette idéologie exaltant la satisfaction des désirs immédiats, dans laquelle l’accumulation des biens superflus prime toutes les autres valeurs de la culture et du savoir.
Le droit d’être incohérent
Or, c’est vrai, le citoyen paraît avoir perdu la distance nécessaire à l’exercice d’un jugement sain. Au travers des médias, il n’appréhende que de façon parcellaire et lointaine cette réalité numérique qui se déroule devant lui comme un fleuve tumultueux et changeant. Pour en juger, hélas, il se laisse trop souvent guider par les stéréotypes ou les a priori. Pire, la logique d’un raisonnement de spécialiste appuyé sur des faits objectifs ne suffit plus à entrainer sa persuasion, voire même suscite sa méfiance alors que de façon paradoxale, et dans le même temps, les médias entretiennent avec les experts un rapport qui relève de la boulimie.
Il faut d’ailleurs se demander si l’opinion publique, contrairement à ce qu’espérait Platon, ne se moquerait pas d’avoir des positions contradictoires ou paradoxales : le droit d’être incohérent semble être devenu une déclinaison du droit absolu à la liberté et à l’affirmation de soi !
Et c’est ainsi que réapparait à intervalles réguliers dans l’histoire une problématique plus générale que les penseurs grecs, dès le Vème siècle avant Jésus-Christ, avait déjà identifiée : celle, non point de la nature même du langage, mais des conditions de son utilisation, de son rapport avec la vérité, et ce, dans un contexte politique de dépérissement de la démocratie et de disparition progressive de ses valeurs traditionnelles.
Des vérités de contrebande
Ce qui vaut pour le langage vaut aussi pour les techniques de communication : comment s’assurer que celles-ci jouant sur tous les registres possibles, logique apparente et émotion, argument d’autorité et de valeur, ne nous font pas passer en contrebande des vérités qui n’en sont pas, et qui ne sont que les justifications idéologiques d’une domination économique ou politique ?
Il existe heureusement une panoplie d’outils qui ont toujours contribué à la formation de l’esprit critique et pourraient, si on le souhaitait, structurer l’EMI « grande cause nationale » : au premier chef, la philosophie mais aussi et surtout la rhétorique, dont l’enseignement, abandonné pour de mauvaises raisons partisanes devrait être généralisé !
Utile, la rhétorique l’est en premier lieu parce qu’elle constitue un ensemble de procédés intellectuels qui permettent la saisie et l’étude d’un problème sous toutes ses facettes, la recherche et la mise en lumière de l’essentiel d’un sujet. Surtout, au regard des modes généraux de réflexion, c’est une discipline qui permet de mettre en œuvre techniquement les deux procédés classiques de la pensée que sont l’analyse et la synthèse ; elle en guide même les étapes. Elle constitue une sorte de dialectique intellectuelle organisant ce temps de la réflexion rationnelle qui permet à tout citoyen de comprendre et d’apprécier les allégations qui circulent sur les réseaux sociaux.
Pas de place pour le mépris ni l’attaque ad hominem
Au-delà de cette fonction première, la rhétorique apprend, en deuxième lieu, à questionner chaque allégation, et donc de ce fait à considérer l’autre et son propos, à ne pas tenir celui-ci pour quantité négligeable ou méprisable, à l’examiner, à le passer au crible de la raison critique afin d’y déceler, le cas échéant, les incohérences, le caractère parcellaire, l’idéologie sous-jacente, les sophismes qui pourraient lui conférer une apparence de logique .
L’une des vertus de la rhétorique, qui mérite d’être soulignée en particulier à notre époque où l’on a l’insulte facile en politique comme sur les réseaux sociaux, c’est qu’elle est en effet exclusive de tout mépris de l’autre. Dans un esprit de tolérance, la critique de l’opinion ou de la thèse adverse ne s’exerce qu’ à l’aune du critère de cohérence interne.
On ne peut réfuter une allégation aperçue sur un réseau social qu’à partir du moment où on en prend en considération les éléments constitutifs. Cette analyse, a priori bienveillante, constitue justement les conditions d’exercice d’une critique démocratique, tandis que les armes que l’on peut employer dans ce combat seront seulement dialectiques. Si réfutation il peut y avoir, c’est non point par une invective, un refus de dialogue, mais après un échange contradictoire, après débats : c’est une réfutation a posteriori et non a priori : entre l’a priori et l’a posteriori se loge justement la démarche démocratique ; mais il est vrai qu’elle exige du temps….
En troisième lieu et surtout, la rhétorique véhicule autant qu’elle repose sur une culture générale qui permet toujours de comprendre un débat, de le contextualiser, de passer comme dit Cicéron, d’une cause particulière à la question générale qui la sous-tend, de relativiser aussi tous les points de vue, et l’on ne saurait trop insister, d’ailleurs sur la nécessité pour tout citoyen d’étudier l’histoire de son propre pays mais aussi de toutes les cultures auxquelles les systèmes de communication modernes permettent d’avoir accès, ou d’être confronté.
Sophisme technologique
Cette culture générale, induite par la rhétorique, renvoie en dernier lieu, à un contenu moral.
Tous les philosophes insistent sur le fait que l’enseignement de la rhétorique permet d’apprendre à chacun à ordonner sa vie, et à savoir maintenir entre la raison d’une part, et ses émotions et passions d’autre part, un équilibre harmonieux, exclusif de toute cette violence que l’on constate, hélas, sur les réseaux sociaux.
Voilà une façon , parmi d’autres, de contribuer non seulement à cette grande cause nationale mais, quelque part à une exigence universelle…parce que simplement humaine ! A condition bien sûr de comprendre que ce travail devra être accompli le plus souvent en opposition frontale avec les mauvais réflexes, dévoiements et autres perversions suscités par des outils technologiques conçus dans l’objectif non pas de faciliter l’émergence de la vérité ou d’améliorer la démocratie par la communication et le dialogue mais tout simplement d’augmenter ses profits. Le combat entre philosophes et sophistes initié par Socrate est toujours le même 25 siècles plus tard, il a seulement changé de forme.
(1)Dalloz, 9e édition – décembre 2021.
Référence : AJU276990