La Veillée de l’humanité : la commémoration artistique des 70 ans de la déclaration universelle des droits de l’Homme à Chaillot
Le 10 décembre 2018, Chaillot-Théâtre national de la danse commémorait la déclaration universelle des droits de l’Homme adoptée 70 ans plus tôt au même endroit par la troisième assemblée générale des Nations unies. La Veillée de l’humanité réunissait près de 200 artistes chantant, dansant et criant la réalité des droits humains aujourd’hui.
Eleanor Roosevelt, veuve de l’ancien président des États-Unis, fut nommée à la présidence de la commission des droits de l’Homme l’année suivant la création de l’organisation des Nations unies à San Francisco au printemps 1945. Neuf personnalités firent partie du comité de rédaction de la future déclaration universelle des droits de l’Homme, parmi lesquelles Eleanor Roosevelt, elle-même, pour les États-Unis et René Cassin pour la France. Ce dernier, professeur de droit civil au départ, devenu finalement spécialiste de droit international – mais aussi de droit administratif puisqu’il était à cette époque vice-président du Conseil d’État, puis président de la Cour européenne des droits de l’Homme, membre du Conseil constitutionnel, et récipiendaire du prix Nobel de la Paix – a été nommé rapporteur du comité de rédaction de la déclaration. Son influence fut déterminante lors de la rédaction du texte, arrivant notamment à faire accepter le terme « universel » à la place d’« international » dans le nom lui-même de la déclaration1, insistant ainsi sur l’unité du genre humain.
À Paris, qui l’a emporté sur Bruxelles, Genève ou La Haye pour accueillir pendant quelques mois l’assemblée générale de l’organisation des Nations unies – qui n’avait alors pas de siège fixe – notamment en proposant de mettre à disposition le Palais de Chaillot, la déclaration est présentée par Cassin aux représentants de 58 États réunis le 10 décembre 1948 « comme la plus vigoureuse la plus nécessaire des protestations de l’humanité contre les atrocités et les oppressions dont tant de millions d’êtres humains ont été victimes à travers les siècles et plus particulièrement entre les deux guerres ».
Cette déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH), qui avait vocation à devenir « la Magna carta internationale de tous les hommes de par le monde »2, comporte un préambule et 30 articles ; elle sera complétée en 1966 par deux pactes, l’un consacré aux droits civils et politiques, l’autre aux droits économiques, sociaux et culturels. De nombreux accords régionaux de protection des droits feront référence par la suite à la DUDH, par exemple la convention européenne des droits de l’Homme, qui indique dès son préambule la volonté des États membres de « prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la DUDH ».
À jamais, le symbole de l’adoption de la DUDH le 10 décembre 1948 par 50 États à l’unanimité et 8 abstentions restera attaché au Palais de Chaillot, bien que le lieu a été plusieurs fois transformé – la salle des fêtes du Palais de Chaillot, construit pour l’Exposition universelle de 1878, qui abrita le Théâtre national populaire, fut rasée pour la construction d’un nouveau théâtre en vue de l’Exposition universelle de 19373. Les 70 ans de la déclaration ont ainsi été fêtés sur le plateau de la salle Jean Vilar du désormais – depuis 2016 – Chaillot-Théâtre national de la danse.
Ce fut une soirée très émouvante débutant par différentes performances, notamment celle de la danseuse et chorégraphe Lia Rodrigues dans le foyer du théâtre, avec les danseurs de sa compagnie installée dans une favela de Rio et dénonçant les assassinats quotidiens au Brésil. Les plus de 1 000 spectateurs se sont installés ensuite dans la salle Jean Vilar accompagnés par de jeunes acteurs leur lisant l’un des 30 articles de la DUDH tandis qu’aux micros les noms des pays membres de l’ONU – qui sont aujourd’hui au nombre de 193 – étaient récités comme une litanie inquiétante.
La soirée s’est poursuivie pendant près de trois heures sur le plateau réunissant près de 200 artistes, coordonnés de manière millimétrée par la metteure en scène Anne-Laure Liégeois, dans l’idée de mêler le geste de la danse ou de la performance à la langue des poètes du monde entier. Une chorégraphie de Caroline Marcadé, extrêmement rythmée par une percussion à la fois de la marche des jeunes danseurs et de leurs voix, est venue donner le ton d’une soirée résolument revendicative et démonstrative : « La liberté. Je la prends ». La lecture du préambule de la DUDH et de ses cinq premiers articles, accompagnée d’une vidéo d’Isabelle Adjani déambulant dans le foyer de Chaillot a été – heureusement – vite suivie d’une lecture très forte énonçant le « devoir de faire du bruit », la nécessité de « ne pas être amnésique », de « regarder en face le jour d’aujourd’hui ».
D’autres lectures captivantes ont émaillé la soirée, tirées de textes anciens et contemporains, la « Lettre du 26 avril 2017 » d’Oleg Sentsov lue par Éric Ruf – ode à la famille, aux enfants et aux joies simples pour celui qui en est séparé – ou « Et nous sommes debout mon pays et moi » tiré de Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, dit voire incarné par l’époustouflant Nelson-Rafaell Madel. Des textes d’Asli Erdogan (« Nous sommes coupables »), de Saïd Mekbel – rappelant le nombre de journalistes emprisonnés dans chaque pays du monde –, de Liu Xiaobo mort en prison en 2017 – auteur des Élégies du 4 juin depuis les manifestations de la place Tien’anmen – et une dizaine d’autres, venant tous rappeler l’urgence de remédier aux violations systématiques des droits humains parmi lesquels la liberté d’expression.
Des chants et performances, l’on retient ceux d’Alvie Bitémo qui avant sa superbe composition Mawazo4 en swahili, a prouvé l’universalité incontestable du fameux « Chant des partisans », jazzé en lingala.
À la danse désarticulée de Dominique Mercy extraite de Nur Du de Pina Bausch, a succédé un extrait d’un autre solo – ou faux duo – d’Angelin Preljocaj – MC 14/22 (Ceci est mon corps) –, conceptualisant la dénonciation de la liberté d’expression par l’entrave progressive du corps d’un danseur par un autre, l’entourant progressivement d’un scotch de déménagement, bandant d’abord ses yeux, puis entravant un bras, un genou, le torse, ne le faisant pourtant jamais renoncer à répéter inlassablement ses quelques pas et rythme de départ, les adaptant jusqu’à ce que le danseur s’écroule. Dans un registre très différent, Carolyn Carlson triomphait majestueusement en un seul aller-retour dans une robe improbable faite de sacs plastiques et autres objets de récupération, montée sur roulettes.
Une fabuleuse danseuse sur pointes, aussi grande, anguleuse et forte qu’un arbre qui ne rompt pas en dépit des souffrances qu’elle subit, hypnotisait dans un extrait de Writing grounds d’Alonzo King. La compagnie de Lia Rodrigues, quant à elle, dans un espace bien délimité au cœur du plateau livrait une danse rythmée face à chacun des côtés du carré, rappelant des articles de la DUDH et alertant : « Nous Brésiliens vivons l’un des moments les plus tristes de notre histoire. Si vous êtes noir, gay, transsexuel, pauvre, femme, vous vivez en danger au Brésil. Que pouvons-nous faire ensemble pour cela ? ».
La performance de Wajdi Mouawad, directeur du théâtre de la Colline et auteur talentueux, fut l’une des plus surprenantes et violentes de la Veillée. Il a d’emblée dénoncé son pays natal, le Liban, signataire de la déclaration – et dont l’un des neuf rédacteurs fut Charles Habib Malik – qui a permis tortures, massacres, enlèvements et exil pendant la guerre civile. Rendant hommage à sa mère et au silence des femmes libanaises, il a interrogé ce qu’il a appelé « les médias » – radio, télévision, journaux papiers, internet et téléphone portable – puis tout en mangeant sans interruption le contenu de deux sacs provenant de la restauration rapide, a diffusé des discours politiques sur les droits de l’Homme – Mitterrand, Chirac, Poutine, Obama… – avant de… se faire vomir.
Il n’y a guère que les extraits de Y Olé et Carmen(s) de José Montalvo qui ont offert un souffle plus optimiste ou léger dans cette bien dénommée Veillée, où pour finir les artistes sont venus saluer et embrasser le public sous une pluie de feuillets reproduisant des articles de la DUDH. Le ton juste a incontestablement été trouvé pour à la fois célébrer artistiquement cette étape juridique essentielle de la reconnaissance universelle des droits humains, et alerter sur ses limites innombrables depuis lors dans les pays qui l’ont signée.
Veillée de l’humanité
Charles Fréger
Notes de bas de pages
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1.
Sur le rôle de René Cassin : Israël G., René Cassin (1887-1976), 2007, Bruylant, Droit & Justice, p. 190 not.
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2.
Selon les mots d’Eleanor Roosevelt dans son discours du 9 décembre 1948.
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3.
D’autres rénovations eurent lieu entre 2014 et 2017. V. tous les aspects historiques dans le superbe beau-livre : Chaillot. Palais de la danse, 2018, Somogy.
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4.
A. Bitémo chante Mawazo à la fin de l’émission « Droit en scène » sur Amicus Radio, consacrée aux « Droits de l’Homme à Chaillot ! ».