Question de rhétorique : Faites-vous partie des « vraies gens » ?

Publié le 22/02/2021

« Faire entrer les vrais (sic) gens dans le système politique ! » constitue l’une des promesses de l’Ecole de l’Engagement lancée le 19 février 2021 par Philippe Brun, son directeur, et Arnaud Montebourg, ancien avocat et ministre et désormais entrepreneur. Le premier l’a notamment annoncé dans un tweet le 21 février. Guillaume Prigent, auteur de Avoir raison avec Schopenhauer (1), nous explique quels procédés rhétoriques se cachent derrière ce découpage classique de la population française entre des gens plus ou moins « vrais ».

Foule anonyme dans un bâtiment
Photo : ©AdobeStock/Walipix

Le constat : pourquoi c’est si tentant ?

A l’exception du « plutôt vin rouge ou plutôt vin blanc ? » (et encore), il est assez rare qu’une discussion puisse trouver son issue dans une alternative. Sauf dans un film de série B où un protagoniste dira à l’autre « tu es avec moi, ou contre moi ».

Les raisons sont multiples : des subjectivités irréconciliables, le caractère limité de nos connaissances, la complexité croissante des questions contemporaines et, plus profondément encore, le fait qu’il soit rare qu’un seul élément suffise à étancher la soif de compréhension de chacun sur un problème identifié. Pourtant la tentation, parfois trop forte, pousse à affirmer dans une phrase aux faux airs de « Y’a qu’à / il suffit de » qu’on a trouvé un passe-partout pour déverrouiller le fort dans lequel se trouve la réponse tant attendue.

C’est d’ailleurs à quoi s’est essayé Philippe Brun dans un tweet du 21 février dernier pour résoudre la question de la représentativité du système politique.

Le procédé rhétorique : la simplification à outrance

 La question posée en creux hante le projet démocratique depuis sa naissance : les élus (ou pour reprendre le terme choisi ici « le système politique ») doivent-ils être représentatifs de la population ? Et si oui, reste encore à définir ce qu’on appelle « représentativité ». Bref, l’affaire n’est pas aisée et pourrait nécessiter de multiples équilibrages délicats. Mais le temps presse, et 240 caractères n’aident que rarement à accoucher d’une pensée délicate, sauf à disposer d’un talent pour les aphorismes ou l’art du haïku.

La solution est alors de recourir à un genre d’hydroxychloroquine rhétorique, un produit miracle qui viendrait résoudre toute l’affaire d’une rasade. Le stratagème consiste à binariser le débat et à réduire la question à une opposition factice, ici entre des « vraies gens » (2) et, par déduction donc, des « fausses gens ».

 Première étape, simplifier toutes les données du problème en trois temps :

*En recourant à des termes parfaitement indéfinissables mais qui donnent la sensation de la clarté. Ainsi est-il fait mention du « système politique » dont on ne saisit pas les contours : les élus à l’Assemblée nationale, les exécutifs locaux, les conseillers municipaux des communes de moins de 10 kilomètres de superficie ?

*En oubliant les autres termes de l’équation : ce qu’on appelle représentativité, comment elle se mesure, si elle est réellement un problème, etc.

*En créant une opposition factice entre des « vraies gens » et d’autres, qu’on se gardera bien de nommer ou de définir car ce serait bien trop complexe, pour donner à chacun l’envie de s’identifier aux « vraies ».

Seconde étape, affirmer que le problème posé (ici c’est la représentativité du politique) est extrêmement simple et qu’on détient une, sinon la, solution. En l’espèce, créer une école qui pour sa première promotion en juin espère former une trentaine de personnes.

Le danger : qui dit faux dilemme dit aussi vrai mensonge

Qu’il soit nécessaire de tracer une frontière ou une limite à ne pas dépasser dans une discussion est une chose saine et nécessaire. C’est le principe même de tout acte juridique comme de toute règle scientifique.

En revanche, construire des camps – surtout lorsqu’on se limite à en bâtir deux – donne très souvent le signe d’un affrontement malvenu et ce pour quatre raisons :

*En créant deux camps viscéralement opposés, on interdit l’émergence de toute pensée tierce, de toute solution de compromis et de manière générale de toute possibilité de concevoir le problème autrement que comme une guerre de positions ;

*en creux, on donne le sentiment qu’il existe des « bons » et des « salauds » (ici des « vrais » et des « faux ») et on fait intervenir un jugement moral dans ce qui n’a pas, à  première vue, de sens à en avoir.

*On simplifie tellement le problème qu’on ne se donne pas le moyen de le résoudre. Un membre d’une profession libérale, un micro entrepreneur, un rentier, un retraité, etc. font-ils partie du camp des « vrais » ? Si oui pourquoi ? Si non, même question.

*On s’interdit de faire marche arrière si d’aventure la solution ne marchait pas puisqu’on aura clamé sur tous les toits que le problème était parfaitement simple et solvable par la mise en œuvre d’un seul élément. Et par voie de conséquence, on prend le risque de s’entêter plus encore. Ainsi, en 1519, le mythe raconte qu’Hernan Cortes mit le feu à ses vaisseaux sur les côtes du Mexique pour empêcher toute tentative des membres de son expédition de rentrer en Espagne (en vérité il fit percer leur coque avant de les échouer sur la côte).

Le risque majeur qu’emporte cette pratique tient à la pauvreté des débats qu’elle fait naître. Opposer deux idées vagues et non définies pour résoudre un problème lui-même incertain et flou ne laisse entrevoir qu’une seule issue : l’idéologie, qui a horreur du réel.

Voilà sans doute pourquoi Claude Lévi-Strauss déclarait dans l’Anthropologie structurale que « Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l’idéologie politique. »

 

(1) Librio Philosophie – novembre 2017

(2) Une petite subtilité grammaticale a échappé à Philippe Brun au passage : gens est féminin quand il est précédé d’un adjectif qualificatif épithète. Exemple : de vraies gens, ou encore de bonne gens.