Question de rhétorique : ne peut-on être « israélien innocemment » ?

Publié le 13/01/2021

« On ne peut pas être israélien innocemment » a réagi Houria Bouteldja suite à la polémique ayant entouré l’élection de Miss France. Guillaume Prigent, auteur de Avoir raison avec Schopenhauer (1), nous explique quels procédés rhétoriques sont utilisés dans cette phrase qui a suscité de si vives protestations que Mediapart a dépublié l’article. 

Question de rhétorique : ne peut-on être "israélien innocemment" ?
Photo : ©AdobeSTock/Ivan

Pour démontrer qu’on a raison, il s’avère tentant et courant de se borner à (tenter de) démontrer que l’autre a tort.

Par un étrange effet de vases communicants, la faute réelle ou supposée de votre adversaire deviendrait votre justification pour clamer victoire. La source du recours à ce type de procédé tient à ceci qu’il est bien plus facile d’accuser que de convaincre de la justesse de ses propres prises de position.

Au nombre des manières de procéder, la disqualification de l’adversaire en raison de ce qu’il est, de ce qu’il a été, de ses amitiés, de son parcours, etc. continue à être d’une redoutable efficacité. Mais comment s’assurer qu’il ne puisse se libérer de la présomption de culpabilité qu’on ne va pas tarder à faire peser sur lui ?

Car après tout, on peut changer d’avis sur la pertinence d’une mesure politique, évoluer sur une doctrine sociale ou même renoncer à une pratique religieuse… et ainsi parer le coup. Reste alors à s’attaquer à ce dont votre adversaire ne peut se défaire : sa couleur de peau, son sexe, son origine, etc. En somme ce dont nul n’est responsable, ce qu’on n’a jamais pu choisir mais qui permet pour autant de vous « étiqueter ». Comme cet Agneau, coupable par nature dans la fable de la Fontaine, et qui mérite d’être dévoré par le Loup.

Rappel des faits

 Le 19 décembre 2020, lors de la 91ème élection de Miss France, l’une des candidates, April Benayoum, représente la Provence. A la suite de son portrait et pour avoir rappelé la variété de ses origines, fille d’une mère serbo-croate et d’un père italo-israélien, elle va en quelques heures subir un torrent de haine : plusieurs dizaines de milliers de tweets antisémites notamment.

Une corde en forme de goulot d’étranglement va lui être jetée dans une tribune publiée le 24 décembre (2) sur le blog de Mediapart (dépubliée depuis) et signée de la main d’Houria Bouteldja. La solution ? Renier ce que l’on est pour prouver ce que l’on vaut.

Pour citer Houria Bouteldja, « On ne peut pas être Israélien innocemment », voilà le fond de l’affaire. Il lui faut donc se « positionner contre le fait colonial israélien » pour avoir droit de Cité. Sans quoi, elle ne peut se plaindre du traitement subi.

Le procédé : la pétition de principe

 Pour qu’un débat se tienne, il faut que les participants s’entendent sur un certain nombre de points communs, comme c’est en creux le cas dans toute discussion lorsqu’on considère que les mots ont un sens et qu’on ne peut pas changer la définition d’un mot au gré de ses envies… ou qu’avoir raison suppose de démontrer sa thèse avec des arguments valables. Une version pervertie de ce nécessaire accord préalable est la pétition de principe. Postuler comme vrai ce qu’on est censé prouver.

En l’espèce, la thèse d’Houria Bouteldja tient à ceci : « on ne peut pas être Israélien innocemment ». Il existe donc des caractéristiques d’un être humain qui le rendent complice des assauts qu’il subit.

Rappelons d’abord trois évidences :

*On n’est coupable que de (certaines de) ses actions et naître ne fait pas encore partie des actes répréhensibles (sauf dans quelques dictatures eugénistes, racistes ou antisémites…) ;

*Acter votre désaccord avec quelqu’un ne revient pas pour autant à le traiter comme un « coupable » ou un « salaud » ;

*La « faute » supposée d’un parent n’est pas transférable génétiquement sinon nous serions tous coupables des agissements de nos ancêtres et il est fort probable qu’en remontant l’arbre des générations, chacun d’entre nous compte dans son arbre généalogique un aïeul peu averti de 17 articles de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.

Menace sur la pensée

Quiconque peut voir le danger que fait peser ce genre de raisonnement pour la pensée.

Est-on, par nature, coupable de ses qualités de naissance ? De son milieu social ? De ses goûts ? Peut-on être innocemment ce que nous sommes à la naissance : une femme, un français, un noir, un juif ? Et plus encore, peut-on être innocent de son choix de métier ou de vie : un banquier, un policier, un agriculteur… ? La liste est longue. Et nul ne peut prédire où s’arrêterait la frontière entre le digne et l’indigne, et la qualité de celui ou celle qui en assurerait le tracé.

Beaumarchais faisait dire à Figaro « Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ». Chez lui, c’était une critique sociale contre les privilèges injustes de la noblesse.

Bouteldja donne une nouvelle tournure à cet argument qu’on pourrait traduire ainsi « Qu’avez-vous fait pour mériter tant de maux ? Vous avez eu le malheur de naître, et rien de plus ». Et la portée en est aussi fausse que dangereuse.

(1) Librio Philosophie – novembre 2017

(2) « L’anti-tatarisme palestinien (et des banlieues) n’existe pas »

X