Les clauses « religion compatible » en droit des contrats : aspects de droit positif et de droit prospectif
Alors que les convictions religieuses sont longtemps restées en dehors de la sphère contractuelle, des décisions de plus en plus nombreuses montrent qu’elles sont parfois opposées à un contractant qui, sommé de les respecter, est parfois conduit à les prendre en considération. Au moment où étaient écrites ces lignes, on pouvait espérer que le désordre du droit positif serait encadré par différentes réformes. Tel ne fut pas le cas.
Je dois vous entretenir du « mouvement religion-compatible », lequel est censé s’opposer au « mouvement droit-compatible ». J’avoue ne pas bien comprendre l’intitulé de mon intervention et dois vous confesser mon incompatibilité avec lui.
Il me semble, et j’espère ne pas me tromper, qu’il m’est demandé de réfléchir à l’accueil que le droit des contrats réserve aux convictions religieuses des contractants. Si c’est bien le cas, il est évident qu’il existe de véritables tensions en la matière et qu’elles sont assez récentes.
Longtemps en effet, les convictions religieuses des contractants sont restées en dehors de la sphère contractuelle, rejetées dans le for intérieur de chacun. Le droit des contrats était entièrement organisé autour de l’échange économique et il importait seulement de s’assurer que le consentement avait existé et que le contrat était équilibré. Dans un tel contexte, la prise en considération des convictions religieuses était indifférente, à moins que les parties n’en aient fait un élément essentiel de leur accord.
Les choses ont changé depuis que les convictions religieuses ont été considérées comme un droit fondamental et que l’on a estimé qu’un contractant pouvait les opposer à son partenaire et le contraindre à les prendre en considération. S’en est suivi un mouvement dit de fondamentalisation du contrat, tout occupé à trouver un point de conciliation entre le respect de la volonté des parties et la préservation des droits fondamentaux des contractants. Ce mouvement a concerné l’ensemble des contrats mais il s’est surtout manifesté dans les contrats qui peuvent le plus facilement porter atteinte à la vie intime du contractant : le contrat de bail et le contrat de travail.
Il faut ici faire une précision sémantique pour dire que ces questions n’ont rien à voir avec la laïcité. La laïcité est en effet un concept qui affirme la neutralité de l’État vis-à-vis des religions et qui exclut l’influence religieuse de la sphère de l’État. La laïcité intéresse avant tout le droit public. Or, nous sommes ici dans des relations de droit privé. Des questions relatives aux convictions religieuses peuvent certes se poser, mais cela n’a rien à voir avec laïcité. Il s’agit bien plus ici de respecter les droits fondamentaux de chacun.
Cette précision étant faite, il est toutefois délicat de dresser un tableau exhaustif en moins de vingt minutes. Allant à l’essentiel, je souhaiterais vous montrer que le droit positif est assez chaotique sur la question, mais que l’éclaircie viendra peut-être de réformes attendues. En d’autres termes, au droit d’aujourd’hui (I) succèdera le droit de demain (II).
I – Aujourd’hui
Aujourd’hui, il est assez difficile d’identifier une technique générale permettant de concilier la liberté contractuelle et les convictions religieuses des contractants. Les arrêts rendus en la matière sont très diversifiés, parfois très médiatiques, comme la célèbre affaire de la crèche Baby-Loup, qui s’est finalement soldée, après bien des hésitations, par le licenciement de la salariée qui portait un voile islamique. Par-delà le flot de décisions, on a le sentiment que les tribunaux français sont assez réticents à prendre en compte les convictions religieuses des contractants. Cette réticence s’explique d’une part par l’absence d’outil performant et prévisible en la matière (A) et d’autre part par la nécessité d’une approche très factuelle (B).
A – Absence d’outil performant et prévisible
L’absence d’outil performant et prévisible peut être illustrée par deux affaires très médiatisées.
La première affaire est l’affaire des cabanes. Un règlement de copropriété, qui est de nature contractuelle, interdisait toute construction sur les balcons des copropriétaires. Certains, juifs orthodoxes, avaient cependant érigé sur leur balcon une cabane de branchages rappelant l’errance des juifs dans le désert ; l’assemblée des copropriétaires avait donné mandat au syndic d’agir en justice afin d’obtenir leur condamnation. Les copropriétaires plaidaient alors la nullité de la délibération en faisant valoir qu’elle portait atteinte à leur liberté religieuse. La Cour de cassation balaie sévèrement l’argument : « la liberté religieuse, pour fondamentale qu’elle soit, ne saurait avoir pour effet de rendre licites les violations d’un règlement de copropriété »1. Le contrat l’emporte sur les convictions des contractants.
La seconde affaire est celle du digicode. Des locataires juifs exigeaient de leur propriétaire l’installation d’un verrou mécanique afin de ne pas avoir à entrer en contact avec un digicode pendant les jours de Shabbat. La Cour a là encore refusé de faire droit à leur demande en considérant que les pratiques dictées par des convictions religieuses n’entrent pas dans le champ contractuel et ne font naître aucune obligation spécifique à la charge du bailleur2.
Dans les deux cas, les convictions religieuses n’ont pas été prises en compte. On ne saurait cependant y voir une position de principe d’hostilité aux convictions religieuses. Il me semble en effet que les solutions finalement retenues s’expliquent surtout par le fait que les juges ne disposaient pas d’outil permettant la conciliation du contrat et des convictions religieuses des contractants. Je voudrais faire deux remarques.
D’abord, il est évident que les deux décisions se justifient par la crainte d’une admission trop large des convictions religieuses. Admettre en effet trop largement le respect des convictions religieuses d’un contractant exposerait l’autre à subir bien des désagréments : par exemple, si l’on avait condamné le bailleur à installer une serrure mécanique au nom du respect des convictions religieuses des locataires, on aurait pu, demain, lui imposer d’autres travaux au nom du respect des croyances de certains autres locataires. L’argument de la prévisibilité du contrat a donc commandé le rejet des convictions religieuses.
Ensuite, il est évident que les deux décisions se justifient par la crainte des effets non maîtrisés d’une prise en compte des convictions religieuses. Autant il est admis que la prise en considération des convictions religieuses d’un contractant peut avoir pour effet d’annuler une clause ; autant il est plus délicat de considérer que le respect des convictions religieuses des contractants pourrait avoir un effet additif et se traduire par l’ajout de stipulations au contrat. Le penser reviendrait à faire sauter la sécurité juridique et à exposer tous les contractants à tenir compte des impératifs religieux de leur co-contractant.
Ne pas disposer d’un outil prévisible en la matière donne le sentiment que le contrat reste laïc, imperméable aux convictions religieuses de chacun. La seconde difficulté tient à l’approche très concrète que requiert le contrôle du juge en la matière.
B – La conciliation du contrat avec les convictions religieuses
La conciliation du contrat avec les convictions religieuses repose également sur une analyse très concrète, et donc très factuelle, de laquelle il est difficile de prévoir le résultat. Une affaire récente en atteste.
En l’espèce, ayant mis en 1971 une salle à disposition de ses locataires afin qu’ils y pratiquent le culte musulman, un bailleur entendait la récupérer pour réaliser des travaux de sécurisation et de modernisation en 2013. Les locataires souhaitaient qu’il lui soit fait interdiction de mettre fin à cette mise à disposition et invoquaient leur liberté religieuse. Ce respect pouvait-il aller jusqu’à imposer au bailleur de laisser la salle à disposition des locataires, lui imposant ainsi des obligations qui n’avaient pas été conventionnellement arrêtées ? Sur ce point, l’arrêt marque peut-être une évolution puisque la Cour ne se contente pas d’affirmer que les convictions religieuses n’entrent pas dans le champ contractuel mais précise clairement les éléments factuels qui démontrent l’absence d’atteinte en l’espèce : « Mais attendu que l’arrêt relève que la société bailleresse n’est pas en charge d’assurer aux résidents la possibilité matérielle d’exercer leur culte et constate que ceux-ci peuvent pratiquer la religion musulmane sans utiliser la salle de prière, qui facilite seulement leur pratique religieuse ; que la cour d’appel en a justement déduit que la société n’a pas porté atteinte à une liberté fondamentale en décidant la fermeture de cette salle pour procéder à des travaux de modernisation et de sécurisation »3. C’est donc 1/ parce que le bailleur n’était pas chargé d’assurer aux résidents la possibilité matérielle d’exercer leur culte, 2/ parce que la suppression de la salle n’interdisait pas la pratique du culte et 3/ parce que la reprise était justifiée par des travaux de sécurisation que l’atteinte n’a pas été constatée.
Aujourd’hui, la prise en compte des convictions religieuses du contractant semble donc relever de la casuistique. Qu’en sera-t-il demain ?
II – Demain
Demain apportera sans doute des éclaircies qui pourront venir soit du droit commun (A), soit des droits spéciaux (B).
A – Le droit commun
Dans le droit commun, le projet d’ordonnance du droit des contrats soumis à la consultation publique en février 2015 contenait en effet un article selon lequel le contrat ne peut pas porter atteinte aux « droits et libertés fondamentaux reconnus dans un texte applicable aux relations entre personnes privées, à moins que cette atteinte soit indispensable à la protection d’intérêts légitimes et proportionnée au but recherché ».
Le texte, qui se serait appliqué aux convictions religieuses des contractants, aurait apporté une clé de solution en deux temps :
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le contrat ne peut en principe pas porter atteinte à un droit « reconnu dans un texte applicable aux relations entre personnes privées »4 ;
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mais, par exception, l’atteinte au droit fondamental sera néanmoins possible lorsqu’elle sera indispensable à la protection d’intérêts légitimes et proportionnée au but recherché.
Cet article a néanmoins été supprimé du texte de l’ordonnance finalement publiée. Le recours à la proportionnalité causait en effet quelque inquiétude5 : ériger la proportionnalité en règle de jugement revient à oublier la règle de droit pour ne juger qu’à travers le prisme de la balance des intérêts en cause6. Il en résulte trois périls : d’abord, aboutir à une véritable casuistique puisque chaque solution serait occasionnelle, justifiée par les faits de l’espèce ; ensuite, abandonner progressivement l’idée d’une solution juridique préétablie pour s’en remettre, en toute circonstance, à l’arbitrage du juge7 ; enfin, contrainte la Cour de cassation à une motivation plus explicite et peut-être plus factuelle de ses décisions8.
Retour, donc, au point de départ. Il n’existe toujours aucun texte du droit commun sur lequel on puisse se fonder pour concilier liberté contractuelle et respect des convictions religieuses des contractants. Le salut viendra-t-il alors du droit spécial ?
B – Le droit spécial
C’est le droit du travail. Le projet de loi El Khomri, si discuté, contient en effet des dispositions relatives à la conciliation des convictions religieuses et des impératifs de l’entreprise. Jusqu’à présent, on considérait que le salarié devait s’accommoder des contraintes que l’entreprise faisait peser sur sa pratique pourvu que ces contraintes soient néanmoins justifiées et proportionnées au but recherché. L’article 6 du projet de loi invite à un renversement total de perspective. Il dispose que « la liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ». Ce n’est donc plus au salarié de tolérer les atteintes que l’entreprise pourrait porter à ses convictions, mais à l’entreprise de supporter les convictions de ses salariés.
Que penser de cela ?
D’abord, on peut se demander si la nouvelle disposition répond vraiment à des attentes de la pratique. Les statistiques et les études publiées par l’Observatoire du fait religieux en entreprise montrent que plus de 90 % des situations se règlent sans heurts. Il s’agit, le plus souvent, d’un salarié qui demande un aménagement de son temps de travail ou un jour de congé pour assister à une fête religieuse ou respecter un rite. Les 10 % conflictuels restants relèveraient d’une autre logique et illustreraient des situations dans lesquelles le salarié ne cherche pas tant à concilier sa pratique et les contraintes de l’entreprise qu’à affirmer, contre elle, ses convictions religieuses. Faut-il donc partir de cette frange résiduelle pour poser une solution générale ?
Ensuite, on peut se demander si la nouvelle disposition est bien fondée. Elle porte l’idée qu’une personne pourrait imposer sa pratique religieuse à son contractant, à charge pour ce dernier de s’en accommoder. C’est, selon la sensibilité de chacun, une vision individualiste exacerbée ou une dérive qui tient davantage du communautarisme que de l’universalisme républicain.
En guise de conclusion, le respect des convictions religieuses d’un contractant n’en est qu’à ses balbutiements. Plutôt qu’un véritable mouvement, il s’agit d’un point de départ. Dans le contrat, il s’agit de trouver un point d’équilibre entre le respect des convictions de chacun et le respect du projet contractuel. La vie contractuelle ne paraît alors pas si éloignée de la vie en société.
Notes de bas de pages
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1.
Cass. 3e civ., 8 juin 2006, n° 05-14774 : D. 2006, p. 2887, note Atias C. ; LPA 5 juill. 2006, p. 9, note Fenouillet D. ; RJPF 2006, n° 10, p. 12, obs. Putman E. ; RTD civ. 2006, p. 722, obs. Marguénaud J.-P.
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2.
Cass. 3e civ., 18 déc. 2002, n° 01-00519 : RTD civ. 2003, p. 383, obs. Marguénaud J.-P. ; RDC avr. 2004, p. 348, obs. Lardeux G. et RDC déc. 2003, p. 220, obs. Marais A. ; RJPF 2003/4, p. 9, obs. Garaud E. Rapp. Cass. soc., 24 mars 1998, n° 95-44738 : D. 1998, p. 114 ; Dr. soc. 1998, p. 614, note Savatier J., à propos d’un commis boucher qui refusait de toucher de la viande de porc : « s’il est exact que l’employeur est tenu de respecter les convictions religieuses de son salarié, celles-ci, sauf clause expresse, n’entrent pas dans le cadre du contrat de travail ».
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3.
Cass. 1re civ., 30 sept. 2015, n° 14-25709 : D. 2015, p. 2350, note Etienney-de Sainte Marie A. ; Defrénois 30 janv. 2016, n° 122b4, p. 74, obs. Seube J.-B.
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4.
Cette expression est délicate à interpréter. On peut y voir le souci d’exclure les personnes publiques du champ du texte ou celui de ne réserver son application qu’aux dispositions qui ont un effet horizontal : lorsque la France adhère à un traité international qui reconnaît des DLF (Traité CEDH, Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques…), elle s’engage seulement à assurer le respect de ces droits à ses ressortissants : le droit a un effet vertical puisque les ressortissants peuvent seulement reprocher à la France de n’avoir pas respecté son engagement… Mais certains articles ont été reconnus comme ayant une portée horizontale, c’est-à-dire comme pouvant s’appliquer directement entre les ressortissants (vie privée, protection de l’image…). C’est à ces textes que renvoie le projet en précisant que le contrat ne peut porter atteinte à un DLF reconnu « dans un texte applicable aux relations entre personnes privées »
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5.
Pour une présentation de ces critiques, v. Moutel B., L’effet horizontal de la Convention européenne des droits de l’Homme en droit privé français, essai sur la diffusion de la CEDH dans les rapports entre personnes privées, thèse, Limoges, 2006, nos 296 et s. ; Debet A., L’influence de Convention européenne des droits de l’Homme sur le droit civil, Leveneur L. (préf.), 2002, Dalloz, Nouvelle collection des thèses, t. 15, nos 256 et s.
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6.
Philippe X., Le contrôle de proportionnalité dans les jurisprudences constitutionnelle et administratives, 1990, PUAM, p. 447 : « son caractère souple et malléable rejette toute idée de détermination a priori des rapports juridiques ».
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7.
C’est le raisonnement juridique français qui serait alors menacé. V., par ex., Guinchard S., « Le procès équitable : garantie formelle ou droit substantiel ? », in Mélanges en l’honneur de Gérard Farjat, 1999, Frison-Roche, p. 155 : « Avec de telles méthodes d’interprétation, on est loin du raisonnement juridique traditionnel français qui ne se satisfait guère de pesées ! Nous sommes dans une autre logique, celles des concepts flous ou “logique de gradation”… ». Ce raisonnement peut néanmoins être relativisé car le raisonnement syllogistique n’a jamais eu la rigueur qu’on lui prête (Perelman C., Logique juridique nouvelle rhétorique, 1999, Dalloz, n° 98 : « il arrive bien des fois que ce sont des considérations extra juridiques qui lui dicteront sa décision, la motivation, qui insère le jugement dans le système de droit en vigueur, ne survenant qu’après coup »). De fait, le juge judiciaire fait souvent, sans le dire, du contrôle de proportionnalité : par exemple, lorsqu’il confronte l’intérêt de l’enfant, ou de la famille, à d’autres intérêts.
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8.
Jamin C., « Juger et motiver », RTD. civ. 2015, p. 263.