Propos introductifs
« Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu »1. Ce passage du Nouveau Testament exprime clairement l’idée d’une séparation entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. On peut en déduire la coexistence et l’autonomie de la religion et du droit. Dès la première année de droit, on apprend aux étudiants qu’il convient de distinguer ces deux réalités sociales que sont la religion et le droit : si la religion s’intéresse au salut de l’âme, le droit a des ambitions bien plus « terre à terre ». Cependant, la distinction n’allait pas de soi et une rapide recherche étymologique peut nous en convaincre.
La version latine2 du mot droit, jus, provient du verbe jungere, lier, relier ; la déclinaison formelle du droit, la loi, la lex en latin mais également le mot religion ont une origine étymologique commune, le verbe ligare ou religare, lier, relier.
Ainsi, la religion, le droit, la loi se retrouvent dans la même action : celle de lier, de relier. En effet, ces réalités sociales créent du lien, du lien social mais également des liens par les obligations et les devoirs que ces deux corps de règles portent.
Leurs relations n’ont pas toujours été simples et le droit a dû s’imposer pour pouvoir exister de façon autonome au sens propre du terme. Le sacre du droit a nécessité l’affirmation du pouvoir normatif de l’être humain (I). Ce corpus profane semble toujours en compétition avec le corpus religieux qui tel un modèle, influence notre manière de concevoir non seulement la règle mais aussi le respect dû à la règle. Le droit a été sanctuarisé et devient droit sacré (II).
I – Le sacre du droit
Historiquement, il faut se tourner vers le droit romain pour que la distinction entre la religion et le droit soit conceptualisée avec la fameuse opposition entre le fas, les lois divines et le jus, les lois humaines3. La loi des douze tables (- 449) porte cette distinction et grâce à la diffusion du jus qu’elle réalise, initie la laïcisation du droit romain. Les douze tables ne sont pas révélées par les dieux, elles sont l’œuvre assumée des hommes, elles « constituent un “code” laïc »4. Cette création humaine affirme le pouvoir normatif des communautés humaines dans le domaine non religieux. En effet, le champ d’application est bien délimité : si le jus gère les rapports des hommes entre eux, le fas énonce des prescriptions divines et s’intéresse aux relations que les hommes entretiennent avec les dieux.
Cette distinction est également présente dans la pensée chrétienne, en témoignent les écrits de saint Thomas d’Aquin (1225-1274) qui, dans la Somme théologique, explique que la loi évangélique ou lex aeterna n’inclut pas de préceptes juridiques car elle a un autre domaine5 que la lex humana, le droit positif.
Le droit fixe les principes d’organisation de la vie en société. À ce titre, les prescriptions religieuses s’avèrent des sources d’inspiration non négligeables. Ainsi, le fameux « Tu ne tueras point » des dix commandements de l’Ancien Testament se retrouve à l’article 221-1 du Code pénal qui incrimine l’homicide volontaire. Mais il ne faut pas se méprendre : l’infraction existe parce qu’elle a été produite par les institutions juridiques et non par sa préexistence religieuse. Le droit opère donc un tri parmi les interdits religieux, retenant uniquement ce qui correspond aux aspirations de la société qu’il régit. Cette sélection explique les convergences ou les tensions qu’il peut y avoir entre ces deux corpus dont le contenu n’est pas par définition le même.
Le droit s’inspire de la religion, de ses « lois », il semble lui envier son autorité naturelle au point de devenir telle une religion laïque, un droit sacré.
II – Le droit sacré
L’avènement d’un droit laïc demandait son affranchissement de la religion, ce que la monarchie de droit divin ne permettait pas dès lors que le roi, sacré dans la cathédrale de Reims, était le lieutenant de Dieu sur terre et que l’état-civil demeurait aux mains de l’Église catholique. L’affirmation du droit ne pouvait pas se concevoir sans un nouveau paradigme : aux commandements de Dieu devaient se substituer ceux des hommes.
La Révolution française opéra ce changement de paradigme en plaçant l’homme au centre de toutes les réflexions et aspirations, portée par des courants philosophiques qui expriment ces idées tels que le volontarisme de Thomas Hobbes ou l’École du droit naturel de Grotius notamment. La laïcité serait-elle en marche, mais quelle laïcité ?
Le trouble est grand lorsque dès le préambule de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, il est fait référence à un être suprême… De même, le vocabulaire utilisé est empreint de spiritualité comme l’adjectif sacré qui est employé non seulement dans le préambule : « droits sacrés de l’Homme », mais aussi à l’article 17 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé (…) ».
Le sacré n’est plus exclusivement réservé au domaine religieux : le droit peut être sacré et sera même sanctuarisé.
Le décret du 20 septembre 1792 adopté par l’Assemblée nationale législative réorganise et laïcise l’état civil, ce sont désormais des officiers publics qui sont chargés de la tenue des registres des naissances, mariages et décès. Le refoulement de la religion de la sphère temporelle est acté. Les relations État et religion seront difficiles durant cette période, notamment avec l’adoption de la Constitution civile du clergé.
Une normalisation des relations est en vue avec le Concordat. Cette convention signée entre la France et le Saint-Siège, le 26 messidor an IX (15 juillet 1801), réhabilite la place de la religion au sein de la société. En ce début de XIXe siècle, la place majoritaire de la religion catholique est affirmée et un pluralisme uniquement chrétien est reconnu puisque seuls trois cultes bénéficient du régime concordataire mis en place par la loi du 18 germinal an X (8 avril 1802) : le culte catholique et les cultes protestants (les Églises réformées de tradition calviniste et les Églises de tradition luthérienne). Il faudra attendre 1808 pour que le régime concordataire soit applicable au culte israélite.
Le Code civil de 1804 parachève la laïcisation du droit privé initiée sous la Révolution française : les relations entre les individus ne sont pas adossées à des prescriptions religieuses. Portalis, dans le Discours préliminaire au premier projet de Code civil, le rappelle en précisant que le législateur ne fait que consulter « la situation (…) religieuse de la nation qu’il représente6 » : c’est un avis consultatif et non conforme.
Le Code Napoléon, véritable fierté nationale, finit par devenir un sanctuaire juridique, un temple dont les gardiens se formeront à l’école de l’exégèse auprès de Demolombe.
Le Code civil assurera la diffusion universelle de ce droit laïc tel un missionnaire prêchant la bonne parole.
Notes de bas de pages
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1.
Évangile selon Matthieu, XXII, 21.
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2.
Toutes les recherches étymologiques ont été réalisées à partir du dictionnaire latin-français dit « le Gaffiot », publié aux éditions Hachette.
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3.
Gaudemet J., Les institutions de l’Antiquité, 6e éd., 2000, Montchrestien, p. 223.
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4.
Thireau J.-L., Introduction historique au droit, 2e éd., 2003, Flammarion, p. 61.
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5.
Bastit M., « Thomas d’Aquin – Somme théologique , in Dictionnaire des grandes œuvres juridiques, 2010, Dalloz, p. 571-579.
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6.
Portalis J. E. M., Discours préliminaire au premier projet de Code civil, 1801, à propos du divorce, p. 28 : www.gallica.bnf.fr.