Les mémoires d’un bibliophile (XLVI)
Jean-Baptiste Tenant de Latour (1779-1862) est qualifié, dans les dictionnaires, de bibliographe français. En 1846, il fut nommé bibliothécaire du roi Louis-Philippe Ier, au palais de Compiègne. Une charge qui était justifiée. La somme de ses connaissances a été réunie dans ses Mémoires d’un bibliophile paru en 1861. Cet ouvrage se présente sous forme de lettres à une femme bibliophile, et se compose de nombreuses réflexions sur la bibliophilie, les écrivains et le monde des lettres. Nous reprenons, cet été, la publication de la Lettre IX consacrée aux « écrivains du règne de Louis XIV ». BGF
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Je ne puis me dispenser, Madame, de retirer du nombre des auteurs que j’ai cités tout à l’heure, pour leur consacrer quelques mots particuliers, deux grands vauriens du siècle de Louis XIV, deux vauriens, il est vrai, d’un type tout à fait à part : je veux dire Chapelle et Bachaumont. Si quelqu’un vient à trouver que ce ne sont pas là les deux écrivains du même ordre auxquels je devais réserver une mention exceptionnelle, ce sera tout simplement une preuve que j’aurai failli deux fois. Quoi qu’il en soit, Chapelle et Bachaumont, malgré tout ce que semble avoir de frivole, au premier abord, cette renommée collective, sont loin d’être exclus des tables de la loi bibliographique. Celui qu’il faut toujours citer en tout et partout, M. Brunet, vous dira que leurs œuvres complètes furent réunies par Saint-Marc, en 1755, petit in-42, que cette édition est assez jolie, et qu’il y en a des exemplaires en grand papier, recherchés des curieux : « 9 à 15 fr., » ajoute-t-il. C’est bien raisonnable pour un tout petit volume in-12.
Vous comprenez bien, Madame, que j’ai, moi, ce grand papier, magnifique exemplaire ; j’ai aussi le papier ordinaire, non rogné, les deux reliés avec une extrême distinction. Eh bien ! cette jolie édition, dont les amateurs recherchent le grand papier, a été stigmatisée par Saint-Marc, lui-même, d’une note qui en révèle toute l’imperfection : « L’édition de 1732, avait dit Saint-Marc, dans cette note, diffère en beaucoup d’endroits de toutes les autres, mais elle est venue trop tard à ma connaissance pour que j’en fisse tout l’usage que j’aurais pu. J’avertis seulement ici qu’on ne doit point réimprimer Le Voyage sans consulter cette édition dont quelques leçons sont préférables aux anciennes, et même à celles du texte de M. de La Monnoye que j’ai suivi ».
Le célèbre Voyage est assurément un des livres du domaine public qu’on réimprime le plus souvent, et puisqu’il en est ainsi, je ne sais pas si la conscience des bibliophiles n’était pas engagée à substituer enfin une édition exacte et correcte à des éditions où les plus belles apparences recouvraient de grandes défectuosités.
Adoptant donc la distribution et la forme de l’édition de 1755, qui a ses bons côtés, mais prenant pour base du fond celle de La Haye, 1732, après m’être assuré par le rapprochement de la presque totalité des textes connus que Saint-Marc n’avait pas assez dit en faveur de celui-ci, et que c’était là le meilleur, le véritable texte des œuvres de Chapelle et de Bachaumont, j’apportai tous mes soins, les soins d’un amateur qui travaille, en quelque sorte, pour sa bibliothèque, à ce que l’édition dont je m’étais chargé laissât le moins possible à désirer au public éclairé.
(À suivre)