L’industrie législative : réflexions sur la marchandisation du droit contemporain

Publié le 16/01/2019

Ripert avait montré autrefois les aspects juridiques du capitalisme moderne. En sens inverse, il s’agit ici d’explorer quelques aspects capitalistes du droit moderne. La politique fonctionne comme un marché. La loi devient un produit de consommation. Telles sont les deux parties du présent article, qui entend éclairer le lien entre ces deux faits. En s’appuyant sur les travaux pionniers de l’économiste Schumpeter, portant sur les liaisons entre le capitalisme et la méthode démocratique, l’étude aborde les causes et les effets de l’application de la logique industrielle à la production législative. Le besoin anthropologique de lois est distingué du besoin industriel de mouliner en permanence des lois en vue de produire des effets médiatiques éphémères. L’apport essentiel consiste à expliquer en quoi la forme industriellement rentable de la loi s’oppose à la forme anthropologiquement appropriable de la loi.

1. Un phénomène encore mal accepté. Chaque génération a tendance à considérer comme « normale » la situation environnementale dans laquelle elle vit. Ce phénomène général de psychologie sociale est appelé le SBS : « shifting baselines syndrom ». Tenant à une déperdition de la mémoire des expériences des générations précédentes et à un changement des états de référence, ce biais cognitif explique que les seuils acceptés des normes environnementales puissent être constamment abaissés sans que cela ne soulève de protestations1.

Ce constat, valable pour les normes environnementales, pourrait a priori être étendu à l’environnement normatif dans son ensemble. Chaque génération aurait ainsi tendance à trouver normal l’environnement juridique dans lequel elle vit. On observe cependant que certains aspects de l’évolution du droit contemporain sont loin d’être acceptés comme allant de soi. C’est ainsi que la tendance à confondre le juridique et le judiciaire se heurte à des résistances2. Il en va de même de la tendance à la marchandisation du droit contemporain.

2. Le droit contaminé par la logique industrielle. Si elle trouble encore, la soumission du droit à la logique industrielle choque moins aujourd’hui qu’elle ne choquait hier. Sans remonter très loin dans le passé, il suffit de lire un auteur comme Troplong pour s’apercevoir qu’il était inconcevable, vers 1840, d’affirmer que la profession d’avocat était une profession lucrative à l’instar de la profession de marchand. Craignant que ce qu’il appelait « l’industrialisme », alors en plein essor, ne submerge tout de sa vague matérialiste3, Troplong écrivait que « l’homme qui obéit à la sympathie, au dévouement, à l’amour de l’humanité ou de la gloire », entendez celui qui exerce une activité intellectuelle, « repousse un prix comme une humiliation »4. C’était l’honneur − et son dérivé l’honoraire − qui était mis au premier plan, bien au-dessus de toute considération de profit.

On parle désormais couramment du « marché des avocats », du « marché des prestations juridiques », du « marché des legaltech », du « marché de la médiation »5, et ainsi de suite. Il ne viendrait aujourd’hui plus à l’esprit de quiconque de contester cette évolution qui a rapproché les professions libérales des professions commerciales autour de la logique marchande. Les états de référence ont beaucoup changé.

3. Les aspects capitalistes du droit moderne. S’il est assez communément admis aujourd’hui que les prestations de services juridiques sont produites et consommées comme des marchandises, quitte à préciser éventuellement qu’il ne s’agit pas de « marchandises comme les autres » pour ne vexer personne, en revanche, l’idée d’admettre que la loi est devenue une marchandise obéissant à la logique industrielle en ferait grimacer beaucoup.

L’héritage de la mystique révolutionnaire de la loi ne s’étant pas totalement perdu, la loi demeure regardée comme une chose sacrée. Plus rationnellement, cette sacralité lui vient de ses caractères − généralité et abstraction −, de sa fonction anthropologique de référence, de son rôle de pacification sociale et d’anticipation des conduites. Ces dimensions incommensurables présentes en la loi font d’elle tout autre chose qu’une simple marchandise mise en circulation sur un marché.

Il ne faut au demeurant pas tomber dans l’excès : la loi ne le cède pas entièrement à « l’économisme »6 ou à « l’industrialisme » au sens où Troplong l’entendait7. Le droit accompagne l’évolution du capitalisme et de la société de consommation sans jamais cesser de les plier à des règles impératives et de les soumettre à une logique qui n’est pas entièrement réductible à la logique industrielle. Titre d’un ouvrage demeuré célèbre, les « aspects juridiques du capitalisme moderne »8 sont étudiés depuis longtemps par les juristes.

Les aspects capitalistes du droit moderne le sont beaucoup moins. Il existe pourtant, dans ce sens aussi, un travail de la technostructure capitaliste sur la production législative et sur la consommation du droit. La force d’attraction de la logique industrielle est si puissante qu’il n’est pas jusqu’à la loi elle-même qui échappe à son emprise9. Sur le marché mondial des normes, dans les rapports « doing business » de la Banque mondiale, les « produits législatifs » issus des droits nationaux ne sont-ils pas mis en compétition10, comme le sont les lessives sur les linéaires d’un supermarché ?

4. L’influence de la logique industrielle sur la production législative. C’est cette emprise mentale des structures plus ou moins conscientes du capitalisme sur les processus de production et de consommation des lois que nous voudrions justement ici aborder.

« Aux briquets, rasoirs, stylos… jetables, symbole de l’éphémère, s’ajoutent des lois jetables »11. Ce constat est irréfutable. L’inflation législative, l’inintelligibilité, la complexité, le flou ou l’incompréhensibilité de nombre de nos textes juridiques modernes sont dénoncés de génération en génération12.

On prétend remédier à cette pathologie de la loi par la simplification, la codification, l’évaluation, etc. Rien n’y fait. Si le déclin de la loi se poursuit, c’est que les causes profondes de ce déclin demeurent. Et, souvent, les discours portant une volonté de remédier à un problème servent à nimber le fait que le problème continue de s’amplifier. C’est l’art du contre-mot.

Nous allons nous demander dans quelle mesure la désacralisation du droit qui résulte de sa marchandisation peut être imputée à l’influence de la logique industrielle sur la production législative. L’industrie législative participe de l’étiologie profonde et complexe de la pathologie de la loi. Pour éclairer ce phénomène d’industrie législative, lui-même complexe, il convient d’abord de rappeler, grâce aux travaux pionniers de Schumpeter, que la méthode démocratique tend à organiser la compétition politique à partir d’une lutte concurrentielle et d’une logique de marché (I). Sur cet arrière-fond, la loi elle-même en est alors réduite à devenir une simple marchandise (II).

I – La politique fonctionne comme un marché

5. Relire Schumpeter. Il y a longtemps qu’il n’est plus original de considérer que la politique est un marché et que l’homme politique est, tout comme l’électeur qu’il cherche à séduire, un acteur mu avant tout par son intérêt personnel.

Cette idée a été formulée et développée par Joseph Schumpeter, en 1942, dans Capitalisme, socialisme et démocratie13.

Cet ouvrage a par la suite inspiré l’école du choix public, dont l’analyse économique a brisé la vision d’une autorité publique deus ex machina garante de l’intérêt général, au profit de la vision d’un législateur dont la conduite est avant tout soumise à l’influence des groupes de pression. Des économistes ont ainsi pu élaborer une théorie, au nom évocateur, de la « captation de la réglementation par l’industrie »14.

Mais restons avec notre pionnier, Schumpeter, qui étudia le droit et l’économie à Vienne dès 1901. En substance, Schumpeter montra le caractère suranné des idées de la doctrine classique, tout en rappelant que la démocratie oscille entre valeur et méthode (A). Puis, il reconsidéra la démocratie comme une simple méthode fondée sur la lutte concurrentielle (B) des acteurs politiques.

Il est important d’avoir à l’esprit ce tableau démocratique schumpétérien, car il aide grandement à comprendre le glissement vers la marchandisation de la loi.

A – La démocratie entre valeur et méthode

6. La mise au jour d’un dualisme. Le mot « démocratie » est souvent associé à un grand idéal, tel celui de la liberté : libertés de conscience, d’opinion, de la presse, de manifester, de se réunir, etc. Confondant alors la démocratie avec les idéaux et les valeurs que l’on croit garantis par elle, on en vient souvent à tenir la démocratie pour l’idéal suprême lui-même et donc pour une fin en soi.

Détachée de ces valeurs et idéaux qu’elle peut en réalité tout aussi bien contribuer à défendre qu’à pervertir et combattre, la démocratie apparaît plus sobrement comme une méthode politique visant à aboutir à des décisions. Dans cette conception fonctionnelle, la démocratie peut très bien concrètement fonctionner sur un mode qui n’a guère de rapport avec les valeurs auxquelles on l’associe volontiers.

7. La doctrine classique : la démocratie comme valeur. Lorsque la démocratie est considérée avant tout comme une valeur, s’ensuit une construction intellectuelle qui oblige à défendre d’autres valeurs ou concepts, comme le « bien commun », le « peuple », le « citoyen », la « volonté générale », etc.

Les citoyens sont censés élire des représentants qui, en légiférant, veulent, comme eux, c’est-à-dire comme le peuple, atteindre le bien commun. Pour les besoins de cette construction mentale, il faut supposer le « citoyen » comme un être « rationnel », capable de distinguer son intérêt personnel immédiat de l’intérêt général à long terme.

Schumpeter a montré que, si on la considère uniquement de cette manière classique, la démocratie oblige à ensevelir le sens commun des réalités sous un grotesque réseau d’illusions. Ce tissu de vues chimériques élaboré par la philosophie de la démocratie du XVIIIe siècle a été mis en pièce de la plus méthodique des façons par le célèbre économiste hétérodoxe. Les idées de « bien commun »15 et de « volonté du peuple »16 sont illusoires. La prétention à distinguer entre « volonté du peuple et volonté individuelle »17 est irréaliste. De même, dans un passage intitulé « la nature humaine en politique », Schumpeter rappela que les influences extra-logiques et infantiles sont bien plus importantes en politique que les volitions logiques et rationnelles18. « Le citoyen typique, dès qu’il se mêle de politique, régresse à un niveau inférieur de rendement mental »19, écrivait-il.

8. La foi démocratique. Schumpeter expliquait ensuite que cette doctrine classique n’avait pu survivre à la génération de ses créateurs que grâce au redéploiement de croyances de nature religieuse. C’était insister encore, quoiqu’à un autre point de vue, sur l’importance des piliers irrationnels de la vision classique.

La « voix du peuple »20, la « volonté générale », le « bien commun »21 ou « l’égalité »22 sont en effet la transposition de catégories théologiques. On pourrait ajouter, dans ce sens, qu’il est plus aisé de croire dans le « progrès » avec le soutien de la parousie que sans.

Une foi nouvelle, de nature politique, est issue de ces catégories. Ont donc été empruntées des ailes religieuses pour aller au ciel des idées démocratiques. Grâce à ces catégories théologiques, la démocratie a pu été révérée comme une fin en soi et comme un objet d’apologétique, ce qui a aussi empêché de la regarder comme une simple méthode ressortissant à la discussion rationnelle. Ceux qui oseront par suite objecter quoi que ce soit dans cette attitude de ferveur seront assimilés à des auteurs de « péchés ».

La pensée contemporaine prolonge parfois encore cette doctrine classique. Par exemple, les travaux d’Habermas sur la démocratie, inspirée de la morale kantienne, s’ancrent dans la conception apologétique de la démocratie23. Quand il en est appelé aux catégories de « justice sociale »24, de « participation citoyenne », de « démocratie participative », il est assez clair que l’on postule une certaine ferveur maintenue dans cette bonne vieille foi démocratique issue de la doctrine classique et que l’on actualise le redéploiement des catégories théologiques25.

Ce que Schumpeter voulait dire, en parlant de redéploiement des catégories théologiques, pourrait s’éclairer à l’aune de philosophie du « als ob » de Hans Vaihinger26.

Selon Vaihinger, le statut épistémologique des idées oscille entre trois catégories : fiction, hypothèse et dogme. Les idées passent ainsi, au fil du temps, du statut de fiction à celui d’hypothèse, du statut d’hypothèse à celui de dogme, ou bien inversement, du statut de dogme à celui d’hypothèse ou du statut d’hypothèse à celui de simple fiction.

La « fiction » est une invention intentionnelle dénuée de toute prétention à la réalité. « Les fictions naissent en effet en général à partir du moment où l’on ne voit plus d’autre moyen pour combler le gouffre qui sépare les idéaux de la réalité ou plus généralement la théorie de la pratique »27.

« L’hypothèse », quant à elle, est une construction mentale qui a au contraire la prétention ou l’espoir de coïncider avec les perceptions futures et donc la réalité, mais dont la validité objective est encore douteuse.

« Le dogme », enfin, est une idée tenue sans hésitation pour l’expression de la réalité. On ne met par définition pas en doute le caractère véridique d’une idée élevée au rang de dogme. Le dogme est ambivalent. Fondement de la connaissance, il est aussi une dispense de réfléchir. Le droit, comme la religion, a besoin de dogmes pour pouvoir produire ses effets lénifiants.

Les catégories théologiques aident ainsi à faire passer une fiction au rang de dogme. Elles satisfont par là un besoin de la nature humaine. En effet, un état de tension ou de déséquilibre psychique accompagné d’un sentiment d’inconfort pousse l’âme à transformer chaque fiction ou chaque hypothèse en dogme. La représentation dogmatique « qui a été admise comme objective possède un équilibre stable, tandis que l’hypothèse possède un équilibre instable. La psyché tend ainsi à rendre ce dernier contenu psychique toujours plus stable, à accroître sa stabilité, car l’état d’équilibre instable est aussi inconfortable physiquement que psychiquement »28.

9. Une théorie alternative : la démocratie comme méthode. Ainsi, en qualifiant d’irréalistes les idées de la doctrine classique, Schumpeter fit finalement redescendre certains dogmes relatifs à la démocratie au rang de simples fictions. Puis, il proposa une théorie alternative, plus terre à terre.

La démocratie est conçue par lui comme une méthode permettant à des individus d’acquérir le pouvoir de prendre des décisions à l’issue d’une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple. La fonction primordiale du vote consiste à accoucher d’un gouvernement. En quittant les idées dogmatiques sur la démocratie, en la reconsidérant méthodologiquement et dans un cadre rationnel, un pas important sera fait pour comprendre la marchandisation du droit résultant de l’industrie législative, car il nous semble que cette dernière n’est qu’une implication logique du fait que la démocratie fonctionne à la manière d’un marché.

B – La démocratie comme méthode d’accès au pouvoir et de conservation du pouvoir fondée sur la lutte concurrentielle

10. La démocratie reliée à l’économie. Pour éclairer la démocratie en tant que valeur, il est tentant, à un moment donné de l’analyse, de relier le politique et le religieux. Pour éclairer la démocratie en tant que méthode, c’est au rapprochement entre la démocratie et l’économie capitaliste qu’il importe d’être attentif.

La démocratie est une méthode d’accès au pouvoir fondée sur la lutte concurrentielle des acteurs politiques et les « lois et les décrets élaborés par la méthode démocratique sont les sous-produits de la lutte pour la conquête du pouvoir »29.

11. Les entrepreneurs du politique et la clientèle électorale. Dans cette théorie renouvelée de la démocratie, les électeurs ne forment plus un peuple, mais une sorte de clientèle ; et les représentants de ce peuple candidatant aux élections sont reconsidérés comme des entrepreneurs.

La vision schumpetérienne des liens entre démocratie et capitalisme permet en effet d’envisager que le politicien joue dans la vie politique un rôle comparable à celui de l’entrepreneur dans la vie économique. « Le politicien, comme l’entrepreneur, est un innovateur, un stratège et un organisateur »30. « Ce que les hommes d’affaires ne comprennent pas », « c’est que, tout comme ils opèrent sur le pétrole, j’opère, moi, sur des votes »31, affirmait déjà un politicien contemporain de Schumpeter. Le politicien et l’électeur sont des acteurs mus l’un comme l’autre avant tout par leur intérêt personnel.

Ce mobile platement matériel n’exclut naturellement ni les grands idéaux, ni le sens du devoir. Mais c’est le motif du profit qui doit être pris comme le mobile le plus sérieux pour expliquer rationnellement les comportements32. De même, « le premier et principal but de tout parti politique consiste à prévaloir sur les autres partis aux fins d’accéder au pouvoir ou de s’y maintenir »33. Les implications de ce but premier se ramènent à deux idées essentielles et déterminantes de l’évolution du droit.

12. Produire des lois n’est qu’un moyen de se positionner dans la lutte pour le pouvoir. En premier lieu, ce n’est certainement pas la création de lois qui est primordiale pour l’entrepreneur du politique. C’est la lutte pour la conquête du pouvoir et des postes.

À peu près à la même époque que l’économiste Schumpeter, en France, Simone Weil mesurait aussi à sa façon l’écart entre la doctrine classique et le constat de la lutte des partis politiques34, ce qui la conduisit, avec le grand courage philosophique qui était le sien, à militer pour la suppression de tous les partis politiques.

De nos jours, non seulement cette lutte a toujours cours, mais nombre de textes juridiques sont même issus d’une lutte, parfois moins visible quoique désormais très bien connue, entre des groupes d’intérêts (lobbies)35. Dès lors, cette lutte doit avoir une place centrale dans l’explication du fonctionnement de la démocratie.

La démocratie, sur le plan méthodologique, repose sur un mécanisme rendant la compétition pour le pouvoir suprême effective. Le propre de la méthode démocratique est de mettre les libres candidatures en compétition pour des votes libres. Si chacun est libre de briguer le commandement politique en faisant acte de candidature électorale, une telle faculté aura tendance à se traduire par une grande liberté de discussion et par une liberté de la presse très large36.

13. Lutte permanente et débat perpétuel. Cette lutte primordiale pour la conquête du pouvoir est permanente. Le processus de la compétition politique est constamment en cours, à l’image du processus de la concurrence en matière économique.

La « volonté générale » n’apparaît plus ainsi comme ce qui est issu du « peuple » et est à accomplir par les représentants, mais comme quelque chose de perpétuellement émergent, en vertu d’interactions réciproques entre les acteurs politiques et l’opinion publique37.

Le politicien « fait feu avec des discours »38, convertit les problèmes latents et silencieux en problèmes patents et parlants, afin de les inscrire dans son programme de concurrence électorale39. Le débat perpétuel, dénoncé par certains40, encouragé par d’autres41, n’est que la conséquence de cette lutte politique perpétuelle42.

14. Le besoin de lois et l’intérêt d’en produire. En second lieu, Schumpeter nous rappelle, à la suite d’Adam Smith, qu’il ne faut pas confondre la valeur sociale d’une activité et le mobile personnel de l’acteur qui l’exerce.

Ce n’est certainement pas par goût personnel des chaussures que l’entrepreneur se décide à fabriquer des chaussures. Mais, ciblant qu’il y a un besoin de chaussures dans la société, l’entrepreneur se dote des moyens de les fabriquer afin de faire des profits grâce à son industrie. Entreprendre n’est donc qu’un moyen (fabriquer des chaussures) parmi de nombreuses autres possibilités dans d’autres secteurs, pour atteindre un but identique (gagner de l’argent).

De même, ce n’est certainement pas par goût du beau droit que les parlementaires se décident à « moudre des lois »43. Le besoin social de lois est, à l’instar du besoin de chaussures, servi subsidiairement, « dans le même sens où nous dirions que la production est l’accessoire de la réalisation des profits »44.

Parvenu ainsi à l’idée que la production des lois est l’accessoire de la réalisation des profits escomptés par les entrepreneurs du politique, on s’étonnera moins que la loi devienne un produit de consommation.

II – La loi devient un produit de consommation

15. Mise au jour de la logique industrielle. De la même façon que la démocratie ne donne pas à voir la même chose selon qu’on la considère comme une valeur ou qu’on y voit une méthode, la loi n’est pas appréhendée de la même manière selon qu’elle est saisie dans une perspective anthropologique45 ou du point de vue de la logique industrielle (A). Cette distinction effectuée, nous pourrons dresser un bilan du droit issu de l’industrie législative (B).

A – Logique anthropologique contre logique industrielle

16. Deux besoins à distinguer. Le besoin anthropologique de créer des lois est celui des destinataires de la loi. Ce besoin ne concorde pas nécessairement avec le besoin industriel de créer des lois qui est celui des producteurs de produits législatifs, besoin identifié à celui de l’industrie législative.

Cette distinction fondamentale, à l’instar par exemple de la distinction entre « filière classique » et « filière inversée » mise au jour par Galbraith46, révèle une véritable opposition d’intérêts. Dans le cas de la « filière inversée », les innovations industrielles n’inondent pas le marché parce que les consommateurs les réclament. Il est au contraire demandé aux consommateurs d’avoir besoin de ce que les industriels produisent. La publicité et le marketing aident à créer ce besoin, de sorte que ce ne sont pas les consommateurs qui modèlent la conduite des producteurs, mais les producteurs qui modèlent les besoins des consommateurs.

Une distinction de ce genre est transposable à la production législative, même si elle se complique encore davantage sans doute par le fait même de la technique, dont on sait qu’elle est une source d’orientation des comportements, bien moins sensible que le droit ou la morale, mais bien plus redoutable et efficace qu’eux47.

17. Une opposition sensible. Nous paraît ainsi méritée d’être défendue la thèse d’une opposition entre, d’un côté, le besoin anthropologique des destinataires de lois, c’est-à-dire nous tous, par définition, car nous sommes tous des destinataires (consommateurs ?48) de lois et, de l’autre, le besoin industriel des membres de l’industrie législative.

Cette opposition a déjà été implicitement évoquée par certains. « Le législateur en se renouvelant sans cesse cherche peut-être (…) simplement les chemins du bonheur. Le sien peut-être, mais quid du nôtre ? »49, s’est ainsi demandé Hugues Périnet-Marquet.

Comment peut-on concrètement concevoir et rendre compte de cette opposition ? Cette question mérite approfondissement, car il nous semble que c’est là que plongent les racines du phénomène de la marchandisation de la loi.

18. Le besoin anthropologique de lois. Le besoin anthropologique de lois correspond à un besoin élémentaire de l’être humain en tant qu’il est toujours à la fois un individu singulier et un être social vivant avec ses semblables. L’être humain vivant en outre dans le présent, mais aussi dans le passé et dans l’avenir, il lui faut sans cesse faire des allers-retours entre passé et présent, donner des significations aux situations présentes.

Il s’épuiserait à devoir chercher un sens nouveau à chaque situation présente, au lieu qu’il s’économise à donner un sens à chaque situation présente à partir de repères anciens. On retrouve ici ce besoin d’hygiène mentale, dont parlait Vaihinger pour justifier la création de dogmes.

Or, le déclin de la loi produit des effets qui ne sont pas sans rappeler les effets du déclin des bonnes manières, dont parla si bien la romancière Elisabeth Bowen. « En fait », écrivait-elle, « le déclin des manières dans le sens noble d’autrefois nous rend la tâche plus difficile. Le recours forcé et permanent à l’instinct, au détriment de l’élément artistique, donne à nos amis un air incertain et surmené. La sécurité d’un monde prescrit, dans lequel mille et une règles pouvaient être apprises et où l’on pouvait tracer son chemin avec sérénité, est perdue. (…) Pour chacune des occasions en société, l’une ou l’autre des mille et une règles que vous aviez apprises convenait. Vous saviez quoi faire, et vous le faisiez. La société fonctionnait comme une horloge. (…) En dehors de ces observances, qui devenaient instinctives, qui coûtaient peu et avaient la valeur de l’art, on pouvait être libre d’être soi-même, sans avoir à l’exhiber. Il y avait beaucoup de « personnalités » à l’âge des manières. Mais la société que l’on dit libre ou intelligente impose une mise à l’épreuve permanente de toutes nos capacités. Il n’y a plus de guide. Pour plaire et se conformer à ce qui est attendu par les autres, on doit constamment tabler sur son génie personnel, lequel devrait être réservé à son propre plaisir ou à l’intimité de l’amour. Un sentiment d’épuisement suit pour beaucoup de gens les soupers non conventionnels ou les longueurs d’un week-end décontracté. Vous pouvez vous tromper à n’importe quel moment, et en vous trompant, réveiller une foule d’angoisses. On attend trop de vous. Les manières étaient une protection. Elles stabilisaient les personnes. Observer le rituel rendait beaucoup plus heureux que de traverser des séries d’épreuves décourageantes »50.

La fonction anthropologique de la loi, comme de toutes les règles de conduite, est la même : stabiliser psychiquement les personnes.

Sans cet outil de contrôle ou d’ingénierie sociale permettant de construire un certain mode de vie sociale51, le monde humain ne serait tout simplement pas vivable.

Le professeur André Leroi-Gourhan, qui avait esquissé une anthropologie du rythme52, avait lui aussi signalé que « la répétition assure l’équilibre normal du sujet dans le milieu social et son propre confort psychique à l’intérieur du groupe ». La répétition « accroche l’homme dans son univers concret »53.

La loi permet d’accrocher l’homme à son univers concret, rend possible que les présents présents et les présents de l’avenir soient identiques54, introduit une dose de nostalgie rendant possible le regret d’une anticipation insatisfaite, et par là la confiance que les êtres humains peuvent avoir les uns envers les autres.

De là vient que « s’approprier » la loi soit pour l’homme un besoin essentiel. « S’approprier » les règles implique de pouvoir revenir à elles avec la certitude de les retrouver, si possible là où on les avait laissées. Sans la durée, l’appropriation d’un savoir, quel qu’il soit, est humainement impossible. Le principe de « sécurité juridique » correspond en cela à un besoin anthropologique de premier ordre.

C’est au soutien de ce besoin élémentaire que viennent, par exemple, dès l’Antiquité, à Rome le droit55, en Grèce la métaphysique platonicienne56. À notre époque, cette sève anthropologique irrigue encore des principes comme celui d’« intelligibilité de la loi »57, de « compréhensibilité de la loi »58, de « sécurité juridique ». On la retrouve dans les fameux Rapports du Conseil d’État pour 199159 et 200660, dans lesquels l’inflation législative est dénoncée. Sur le plan anthropologique, la relative stabilité de la loi est essentielle.

19. Le besoin industriel de lois. Malheureusement, le besoin industriel de lois est à l’opposé du précédent. Il s’identifie au besoin de quelque chose qui n’est pas réductible à un groupe déterminé d’individus. Il s’agit d’un système que, faute de mieux, nous appellerons la « technostructure médiatico-juridico-politique », ou, en abrégé, « l’industrie législative ».

Ce système désigne un complexe solidaire de facteurs à la fois humains et techniques.

Au titre des facteurs humains, on recense, sans souci d’exhaustivité, le sens du devoir, le besoin anthropologique de lois, mais tout aussi certainement l’appétit du pouvoir et de l’argent, le besoin narcissique61, intensément senti dans notre société de l’image, de se sentir perçu pour se sentir exister (esse est percipi), le souci de l’élection, le souci de la réélection, la société de consommation, la rationalisation, la bureaucratisation, la lutte d’organisations (partis62, institutions, lobbies, etc.) pour leur survie, etc.

Au titre des facteurs techniques, on trouve la radio, la télévision, l’internet, les réseaux sociaux63, les téléphones mobiles, la numérisation, etc. Cet ensemble solidaire contribue à créer, au sein de notre société, une puissance « légiférante » autonome.

Même s’il faut évidemment que des volontés individuelles prêtent leur concours au fonctionnement de ce système, ce système n’atteindrait pas la puissance qui est la sienne sans les facteurs techniques auxquels les individus producteurs de lois obéissent, sans en maîtriser les effets, ni même pouvoir se les figurer64.

On doit simplement admettre qu’on ne pouvait pas légiférer exactement de la même façon avant l’apparition de la radio et de la télévision et après. De la même façon, il est permis de poser, toujours au titre de l’importance des facteurs techniques dans le système décrit, qu’on ne pouvait pas légiférer exactement de la même façon avant l’apparition de l’informatisation, de l’internet, des réseaux sociaux et après.

Ces facteurs techniques ont considérablement accru la puissance légiférante du système médiatico-juridico-politique. Ainsi a-t-il pu être écrit que « l’informatique permet de dégainer très vite autant d’amendements qu’il y a de députés et de sénateurs qui s’opposent à un projet »65. De même, Guy Carcassonne écrivait que « tout sujet du « vingt heures » est virtuellement une loi. Il faut mais il suffit, qu’il soit suffisamment excitant, qu’il s’agisse d’exciter la compassion, la passion, ou l’indignation, pour qu’instantanément se mette à l’œuvre un processus (…) qui va immanquablement aboutir au dépôt d’un projet ou d’une proposition. (…) La boussole principale de l’action politique est devenue aujourd’hui non pas sa pertinence ou sa rationalité, mais le pronostic fait sur l’impact médiatique qu’elle aura66 ».

20. La prépondérance du facteur médiatique. Le système de l’industrie législative a en outre une autonomie lui permettant de fonctionner indépendamment du besoin anthropologique de lois, qui, s’il en constitue un élément, n’en constitue nullement la finalité.

Ce qui est valorisé du point de vue techno-structurel n’est pas ce qui stabilise, dure ou ne se dégrade que très lentement, mais, bien au contraire, ce qui est éphémère et qui est très rapidement obsolète.

Pourquoi ? Parce que ce qui est prépondérant dans le système de l’industrie législative, c’est le facteur technique médiatique. L’industrie médiatique est devenue structurante de l’industrie législative moderne. Il s’ensuit que le besoin de l’industrie législative s’indexe sur celui de l’industrie médiatique.

Or, la spécificité des images et des paroles, en tant que produits de l’industrie médiatique, est que leur émission a lieu en même temps que leur consommation67. En ce sens, l’industrie médiatique permet d’atteindre le rêve suprême de l’industrie de consommation : faire consommer le produit (au spectateur) uniquement pendant qu’il est produit, empêchant ainsi toute appropriation du produit émis.

Ainsi s’explique cette tendance contemporaine à instrumentaliser la loi, à nier sa fonction anthropologique, pour satisfaire avant tout un besoin d’émissions législatives. Les lois servent à faire « leur effet médiatique, pour tenter de prouver à l’opinion que le politique agit »68. N’oublions pas en effet que le politicien est un entrepreneur opérant sur des votes et que pour opérer sur des votes, il faut être vu et entendu par les électeurs.

21. Le peuple, tertius gaudens. Le « peuple » en est réduit à jouer le rôle de « tertius gaudens »69. C’est une clientèle de tiers consommateurs pour laquelle luttent et se battent tous les concurrents politiques. Les producteurs de lois, comme leurs homologues officiant sur d’autres marchés que le marché politique, sont obligés de deviner les désirs inexprimés ou inconscients du consommateur de lois, ou même de suggérer ceux qu’il n’a pas encore. S’ensuit un débat perpétuel constamment passionné.

On remarquera en passant que la situation de ce tiers-là, le peuple, tertius gaudens pour lequel se battent et s’excitent les passions de deux ou plusieurs personnes ou groupes, est à l’opposé de la situation d’un autre tiers que connaissent mieux les juristes : le tiers impartial, par lequel, au contraire, se calment les passions de deux ou plusieurs personnes ou groupes en conflit70. Le droit serait-il alors, dans son essence, le contraire du politique71 ?

La conséquence inévitable de la conquête incessante de ce « tertius gaudens » est que le temps de l’immédiateté médiatique contamine la production législative et mine le temps de la durée qui sied au besoin anthropologique de lois.

22. La rentabilité de l’éphémère. L’industrie législative produit des lois pour que celles-ci soient consommées immédiatement sous forme « d’émissions législatives ». S’il lui faut innover, stimuler incessamment le besoin de lois nouvelles, c’est parce que l’industrie législative tire sa raison d’être de la destruction des lois précédentes, exactement comme l’industrie médiatique tire son mode de fonctionnement de la destruction des images et paroles précédentes, comme le dit si bien la célèbre expression « une information chasse l’autre ».

Il en résulte que le temps pendant lequel la loi n’est pas en gestation, mais appliquée, qui est le temps vivant de la loi du point de vue anthropologique, est un temps mort pour l’industrie médiatique et partant pour le système de l’industrie législative. Cet intervalle de temps mort situé entre la loi ancienne et la loi nouvelle, le temps de l’appropriation des lois, se doit d’être raccourci le plus possible. L’industrie législative, comme toute industrie de consommation, aspire à rendre aussi bref que possible l’intervalle entre la production et la liquidation des produits législatifs, voire même à empêcher ce temps, à l’image de l’industrie médiatique. La loi en instance d’appropriation, ou loi solide, la seule qui vaille anthropologiquement, est la forme industriellement non rentable de la loi.

La forme rentable de la loi est la loi en gestation, car c’est elle, la gestation législative, qui permet de faire tourner le moulin à paroles et de multiplier les communiqués de presse correspondant à autant « d’émissions législatives ». En ce sens, Bertrand Mathieu observe que « le rendement médiatique du projet de loi est élevé. En l’espèce, c’est l’effet d’annonce qui est le plus important. Le projet est annoncé, déposé sur le bureau des assemblées, débattu, à chacun de ces passages sur la scène de l’actualité les projecteurs sont braqués sur lui. Finalement son adoption et sa mise en application ne comptent pas toujours vraiment »72.

En d’autres termes, la forme industriellement rentable de la loi s’oppose à la forme anthropologiquement appropriable de la loi.

L’industrie législative a dès lors besoin que la loi enfle, change, se démode, selon les principes d’innovation et de destruction créatrice73.

Un code écrit pour des siècles, comme le Code civil de Napoléon, c’est un code anthropologiquement excellent, mais c’est un code industriellement ruineux. C’est une hérésie au regard du besoin de l’industrie législative. Dans l’ordre du produit de consommation, ce qui est pérenne ne vaut rien. Ce sont les collections de printemps et les codes démodés tous les ans qui valent quelque chose.

Si l’ancienneté, autrefois signe d’excellence74, est désormais vouée aux gémonies, décriée comme un signe de « conservatisme » que seuls louent d’irréductibles réactionnaires attardés, c’est aussi parce que ce qui ne change pas ne rapporte rien. Inéluctablement, l’idéal dominateur qui remue l’industrie législative tend à couvrir d’opprobre le désir qui gêne ses plans et qui est le désir de durer.

B – L’industrie législative dans ses œuvres

23. La loi nouvelle doit « se vendre ». Dans un propos rappelant la « filière inversée » de Galbraith, Günther Anders observait que « dans le monde capitaliste, le rythme furieux auquel une catégorie de produits prend la relève de la précédente n’a presque jamais sa raison d’être dans le fait que “les usagers ont besoin d’un meilleur produit” »75.

Il s’impose dès lors d’user de slogans et de techniques de persuasions publicitaires pour vendre les nouveaux produits. Il n’en va pas autrement des lois produites par l’industrie législative.

Comme l’écrit Mustapha Mekki, « il faut “vendre” le produit législatif (…). S’agissant des lois, la tendance est flagrante où le législateur se livre à une authentique promotion législative »76.

Dans un domaine, le droit, où toute nouveauté est par la force des choses douloureusement sentie dans une partie du corps social77, il lui faut redoubler d’efforts pour vaincre les résistances des « réactionnaires » et stimuler le goût du changement des usagers du droit.

C’est ainsi qu’un slogan, comme « J 21 : justice du XXIe siècle », un mot, comme « urgence » (ex : MURCEF) ou « nouveau » (« NRE »), un acronyme suggestif, tel ALUR, ELAN, PACTE, accroché à une loi, aideront à convaincre de l’absolue nécessité d’écouler toute une batterie de dispositions nouvelles qu’une simple loi plus sobrement nommée par sa date de publication.

Quand on regarde le contenu, par exemple de la loi J 21, on constate qu’elle n’est en réalité guère éloignée, par certains aspects, de la J 18, ou J 19. La justice révolutionnaire et celle du XIXe siècle privilégiaient en effet déjà les modes alternatifs de règlement des différends. Mais évoquer cette idée de régression aurait été beaucoup moins « vendeur » qu’un intitulé suggérant progrès et marche en avant. Il faut, industrie oblige, que tout soit toujours neuf sous le soleil législatif.

Quant à la loi PACTE, son nom est également séduisant pour désigner une énième indigeste loi « fourre-tout »78 !

24. Des ratés qui sont des succès de l’industrie législative. Faut-il alors s’étonner que des réformes législatives remettent parfois en cause une loi précédente dont -selon une formule convenue − « l’encre n’était pas encore sèche » et que le droit se liquéfie dans une production faisant songer à une « diarrhée normative »79 ?

Une fois mise au jour la logique de l’industrie législative, il devient plus difficile d’imputer à un ratage législatif le fait qu’une loi disparaisse parfois avant même d’avoir connu un début d’application ou parfois tout juste après. Ce n’est là au contraire qu’un des nombreux succès de l’industrie législative.

Par exemple, l’hypothèque rechargeable a permis de vérifier que des dispositions adoptées avant l’arrivée du printemps (loi du 17 mars 2014), applicables avant l’arrivée de l’été (1er juillet 2014), peuvent être abolies avant l’arrivée de l’hiver (loi du 20 décembre 2014). Qu’importe, l’effet médiatique lui n’a pas été raté.

On pourrait en dire de même de la loi qui exigeait le métrage de la « surface habitable » en plus de celui de la partie privative en cas de cession d’un lot de copropriété.

Bien des exemples pourraient encore être pris de ces « ratés » législatifs qui ne sont pas des ratés à tout point de vue.

La production normative inflationniste « s’accompagne d’une persistance et même d’un accroissement des malfaçons de tous ordres dans la manière de produire les textes, spécialement ces dernières années : prescriptions (abrogations, entrées en vigueur, etc.) formulées hors du dispositif des textes normatifs ; entrées en vigueur introduites dans le dispositif des textes mais à un emplacement incompréhensible ; modifications contradictoires ; modifications redondantes ; modifications de dispositions annulées ou abrogées ; abrogations par mégarde ; modifications de l’ordre de l’absurde ; erreurs de référence »80. Tout cela est gênant pour l’homme, mais non pour l’industrie.

L’obsolescence programmée, qu’une loi pénale combat quand elle émane d’autres types d’industries, ne semble guère combattue quand elle émane de l’industrie législative81. Il est vrai que la pollution sous forme de déchets législatifs, résultant du mépris de la fonction anthropologique de la norme, « considérée à la fois comme la bonne à tout faire de l’action gouvernementale et comme un chiffon de papier à jeter après quelques années, quelques mois de mise en œuvre »82, a l’avantage de passer plus inaperçue que la pollution émanant des débris industriels physiques. On la signale en parlant de « crise de la loi »83.

25. Le mépris des processus cognitifs. La loi, ce ne sont pas seulement des mots, ce sont aussi des chiffres, des numéros d’articles codifiés qui permettent de fixer la mémoire et ainsi de faciliter l’appropriation et la remémoration.

Mais l’apprentissage par cœur, cher à Georges Steiner84, qui permet de faire vivre la loi en soi, pour que les textes marchent à côté de soi, perd sa profondeur anthropologique, car il suppose que les choses apprises restent identiques à elles-mêmes et se constituent en objets « appropriables » vers lesquels on peut justement revenir.

À quoi bon faire l’effort de retenir que l’article 1134 prévoit la force obligatoire du contrat, l’article 1382 la responsabilité pour faute et l’article 2279 du Code civil « en fait de meuble, possession vaut titre », si quelques années plus tard, le législateur a placé sous ces numéros des dispositions qui disent tout autre chose ? Que les renumérotations incessantes troublent l’esprit, homo juridicus peut s’en plaindre. L’industrie législative ne s’en soucie point.

En ce qu’elle empêche l’appropriation des règles au long court, l’industrie législative conduit aussi à modifier la manière d’apprendre le droit. La part de temps consacré à transmettre un savoir éprouvé et à faire sentir la pertinence anthropologique de la règle, en posant la question du « pourquoi », se réduit au profit du temps passé à guetter, avec la tête qui tourne, la dernière gesticulation législative, et à se poser la question « où en sommes-nous déjà ? » La liquéfaction du droit décourage l’investissement psychique que nécessite le besoin de chercher à comprendre la subtilité de telle ou telle distinction en droit positif.

Par exemple, si le droit de rétractation du consommateur ne court qu’à la réception de la marchandise dans la vente à distance, et non à la formation du contrat, comme dans le cas d’un contrat conclu par suite d’une démarchage, cela s’explique par la raison d’être du droit de rétractation : protéger le consommateur contre la déception suscitée par la réception d’une marchandise différente de celle espérée dans le premier cas, protéger le consommateur du risque de pression exercée par le démarcheur dans le second. La déception ne peut commencer qu’à la réception de la chose (d’où une rétractation débutant à la réception de la chose dans la vente à distance), quand la pression cesse aussitôt après le départ du démarcheur (d’où une rétractation commençant à la formation du contrat dans le démarchage).

Mais, une ordonnance du 23 août 2001 a créé un droit de rétractation courant dès la formation d’une prestation de service conclue à distance. Il ne repose sur aucune raison, sauf le « droit de changer d’avis » !

Puis, une loi du 20 décembre 2014 vint achever de ruiner l’explication, en étendant la possibilité pour le consommateur de se rétracter aussitôt après la formation d’une vente à distance, jusqu’à ce qu’une loi du 6 août 2015 refasse progresser la cause de la rationalité, en faisant machine arrière sur ce point.

L’abandon total de la garantie intrinsèque dans la vente de logement à construire, acté par une ordonnance du 3 octobre 2013, après le renforcement de ses conditions par un décret du 27 septembre 2010, est une autre de ces péripéties du même genre, qui déprécie ce besoin de comprendre pourtant inscrit au cœur de la fonction anthropologique de la loi.

Les juristes, qui n’ont plus le temps de comprendre, courent et boitent désormais incessamment, comme tout le monde, derrière la dernière version des textes. Un auteur relève en ce sens que « la fréquence et l’ampleur avec laquelle les normes juridiques changent ne permettent plus à une intelligence humaine de les appréhender »85.

La QPC, en tant qu’elle a consacré une sorte de « service après-vente pour les consommateurs de lois », est un garde-fou bien insuffisant contre les coups que porte l’industrie législative à la dimension anthropologique de la loi.

26. Conclusion. Cette étude entendait montrer comment, au besoin anthropologique de « légiférer pour vivre », fondé sur la durée, s’est substitué progressivement un besoin industriel de « légiférer pour légiférer », obéissant à une temporalité fondée sur l’immédiateté.

À l’instar de Troplong autrefois, il n’est pas du tout dans notre intention de faire le procès de l’industrie, du capitalisme et de la société de consommation en soi.

Il s’agit simplement de prôner, à la manière de Pascal, une meilleure séparation des ordres, afin d’éviter que l’ordre économique ne tyrannise et ne soumette entièrement l’ordre juridique à sa propre logique86.

Idéalement, le législateur, qui a pour mission d’assigner des limites aux hommes, devrait toujours avoir le soin de tracer ces limites à partir de l’homme tel qu’il est. Comme l’écrivait Portalis, « les lois sont faites pour les hommes et non les hommes pour les lois »87.

Une inversion de sa pensée est à l’œuvre, en raison d’un processus d’instrumentalisation des lois au sens juridique du terme, par la loi au sens économique du terme, à savoir la loi du profit, laquelle s’accompagne d’une vision de l’homme réduit à n’être qu’une machine, programmable et reprogrammable à merci, organisée simplement pour produire et consommer. Pour redonner raison à Portalis, il faudrait mettre fin au phénomène de surconsommation de la loi et « désindustrialiser » la fonction législative. « On se dit qu’il faudrait aussi former les Français, leurs parlementaires les premiers, à être plus sobres de droit. Une vraie réforme »88.

Notes de bas de pages

  • 1.
    Soga M., Gaston K J. « Shifting baseline syndrome : causes, consequences, and implications », in Frontiers in Ecology and the environment, 2018, p. 222 à p. 230. Il s’ensuit qu’un air considéré comme pollué par notre génération pourrait ainsi être considéré comme « sain » par la génération future.
  • 2.
    Cadiet, « Le spectre de la société contentieuse », in Mélanges Cornu, 1994, PUF, p. 29 ; Turcey V., L’horreur juridique, Vers une société de procès, 2002, Plon, extrait de la QDC : « Dans l’espoir de percevoir des dommages et intérêts astronomiques, les plaideurs demandent désormais à la justice de les indemniser de la vie, de la mort, de la maladie, de toutes les formes de malheur, et de leur garantir le droit au bonheur. L’horreur juridique pourrait être au rendez-vous, si tous les responsables politiques et économiques, individus et entreprises, se trouvaient confrontés en permanence à la menace d’un procès ».
  • 3.
    « L’industrialisme, branche moderne de la philosophie matérialiste, est l’exagération d’une chose excellente en soi, c’est-à-dire, de l’élément industriel. Dans son fanatisme pour la production, il ne voit que des résultats appréciables en argent et ne considère l’homme que comme une machine organisée pour produire, que l’ouvrage de l’homme soit une pensée, qu’il soit une œuvre mécanique, il n’importe ; tout provient d’une même source, d’un organisme matériel dont les produits ne sauraient être que matériels », Troplong R.-T., Le droit civil expliqué suivant l’ordre des articles du code : de l’échange et du louage, t. 3, 1840, Paris, Hingray, p. 229, n° 807.
  • 4.
    Troplong R.-T., Le droit civil expliqué suivant l’ordre des articles du code : de l’échange et du louage, t. 3, 1840, Paris, Hingray, p. 231, n° 808.
  • 5.
    Racine J.-B., « La résolution amiable des différends en ligne ou la figure de l’algorithme médiateur », D. 2018, p 1700 : « La dématérialisation qui accompagne le numérique ne porte-t-elle pas une « machinisation » à outrance du lien social ? La régulation technique ne va-t-elle pas supplanter la régulation juridique ? De tels risques sont particulièrement présents dans l’œuvre de justice, activité humaine par excellence ».
  • 6.
    L’économisme désigne le fait que le modèle économique de l’entrepreneur a contaminé et s’est annexé le champ du politique et du juridique.
  • 7.
    V. note 3.
  • 8.
    Ripert G., Aspects juridiques du capitalisme moderne, 1952, LGDJ.
  • 9.
    Pour une critique de cette influence, Supiot A., La gouvernance par les nombres, 2015, Fayard.
  • 10.
    Delmas-Marty M., Résister, responsabiliser, anticiper, 2013, Seuil, p. 46.
  • 11.
    Mathieu B., La loi, 2010, Dalloz, Connaissance du droit, p. 78.
  • 12.
    Sans exhaustivité : Babeau O., L’horreur politique – l’État contre la société, 2017, Les Belles lettres ; Deumier P., « Mesurer l’inflation normative, (Conseil d’État, étude, 3 mai 2018) », RTD civ. 2018, p. 611 ; Moysan H., « La loi, en quelques maux », JCP G. 2018, p. 438, doct. 261 ; et pour les générations précédentes : Ripert G., Le déclin du droit, Étude sur la législation contemporaine, 1949, LGDJ ; Ripert G., Le régime démocratique et le droit moderne, 1948, LGDJ ; Savatier R., « L’inflation législative et l’indigestion du corps social », D. 1977, p. 43 ; Carbonnier J., « L’inflation des lois », in Essai sur les lois, 2e éd., 1995, Defrénois, p. 307.
  • 13.
    . Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot.
  • 14.
    Pour une présentation générale de ces travaux, v. Lévêque F., Économie de la réglementation, 1998, La découverte, Repères, p. 12.
  • 15.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 343 et p. 344 : « L’absence d’une telle unité de vue ne tient pas primordialement au fait que certaines personnes peuvent désirer autre chose que le bien commun, mais au fait beaucoup plus fondamentale que le bien commun doit nécessairement signifier des choses différentes pour des individus et groupes différents ». Et si un accord était établi sur les fins, resterait encore d’inévitables divergences de vue sur les moyens de les atteindre. « Même si la “santé” était souhaitée par tous, les citoyens continueraient à différer d’avis sur les mérites de la vaccination et de la vasectomie. Et ainsi de suite ».
  • 16.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 347. « Il est non seulement concevable mais encore, chaque fois que les volontés individuelles sont divisées, très probable que les décisions politiques acquises ne seront pas conformes “à ce que les gens désirent réellement” ».
  • 17.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 345 : « Si nous prétendons soutenir que la volonté des citoyens constitue en soi un facteur ayant droit au respect, encore faut-il que cette volonté existe. En d’autres termes, elle doit être davantage qu’un ramassis confus de vagues impulsions mollement rattachées à des slogans tout faits et à des impressions erronées. Chacun devrait savoir exactement où il veut que le gouvernement en vienne. Une telle précision dans la formulation des desiderata devrait être fondée sur l’aptitude à observer et interpréter correctement les faits directement accessibles à quiconque et à passer au filtre de l’esprit critique les informations relatives aux faits qui ne le sont pas… ».
  • 18.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 350 : « Tout parlement, toute commission, tout conseil de guerre ou siègent une douzaine de généraux sexagénaires présentent, sous une forme d’ailleurs atténuée, certains des symptômes qui se manifestent sous un jour si cru quand la canaille descend dans la rue, notamment un sens réduit des responsabilités, un niveau inférieur d’énergie intellectuelle et une sensibilité accrue aux influences extra-logiques ».
  • 19.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 357.
  • 20.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 361 : « Ce qui nous paraissait indéfini et immotivé devient soudain parfaitement défini et motivé : la voix du peuple, par exemple, qui devient la voix de Dieu ».
  • 21.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 361 : « Il n’est plus besoin désormais de s’embarrasser de scrupules logiques au sujet du " bien commun" , ni des " valeurs finales ". Toutes ces questions sont tranchées une fois pour toutes par le plan du Créateur dont l’objectif définit et sanctionne tout ».
  • 22.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 362 :« Le sauveur est mort pour racheter tous les hommes. Il n’a pas fait de différence entre individus de conditions sociales différentes » ; de là la formule démocratique « chacun doit compter pour un, personne ne doit compter pour plus d’un ».
  • 23.
    « La théorie de la discussion explique la légitimité du droit par des procédures –elles-mêmes juridiquement institutionnalisées – et par des conditions communicationnelles qui permettent de supposer que les processus d’édiction et d’application du droit entraîneront des résultats rationnels » (Habermas J., Droit et démocratie, entre faits et normes, 1997, Gallimard, p. 441). Il y a encore quelque chose de la rationalité des Lumières, présupposée chez tout citoyen, qu’Habermas tente ainsi de sauver. Dans la même ligne, J. Habermas concède qu’il faut des « processus d’apprentissage au cours desquels les parties en conflit en viennent à se décentrer » (Habermas J., « Remarques sur vérité et justification », in Raisons politiques 2/2001 (n° 2), p. 217-225, spéc. n° 17), ce qui suppose de conserver la croyance dans la capacité générale de discerner entre l’intérêt personnel et l’intérêt du citoyen.
  • 24.
    La « justice sociale » est une expression juridiquement indéfinie que ne craint pas d’employer notamment le grand théoricien de la démocratie moderne J. Habermas, lequel voit même en elle un « principe juridique » (Habermas J., Droit et démocratie, entre faits et normes, 1997, Gallimard, p. 428). Schumpeter observait que « les politiciens apprécient, bien entendu, à sa valeur une phraséologie qui leur permet de flatter les masses, tout en leur procurant d’excellentes occasions, non seulement d’éluder leur responsabilité, mais encore d’accabler leurs adversaires “au nom du peuple souverain” », Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 365.
  • 25.
    Il a déjà été montré que l’expression « justice sociale » a pour racine la « justice divine ». « Le culte du social est le produit naturel de la démocratie, valeur-substitut de la transcendance divine. (…) À travers la démocratie, l’homme moderne est à ses yeux prisonnier de l’illusion idéologique du social, qui nourrit l’investissement politique », Furet F., Penser la Révolution française, 1978, Gallimard, p. 276 et p. 277 ; v. aussi et surtout en ce sens Hayek F.-A., la deuxième partie de Droit, législation et liberté, 2013, Quadrige, PUF, pp. 321 et s., intitulée « Le mirage de la justice sociale » ; v. aussi la très bonne interprétation de l’œuvre de Hayek effectuée par la politologue féministe Shklar J.-N., Visages de l’injustice, 1990, p. 119.
  • 26.
    Vaihinger H., La philosophie du comme si, 2008, Kimé.
  • 27.
    Schmutz J., « Épistémologie de la fiction : Thomas Hobbes et Hans Vaihinger », in Les Études philosophiques, 2006, p. 517 à 535, spéc., n° 2.
  • 28.
    Vaihinger H., La philosophie du comme si, 2008, Kimé, p. 131.
  • 29.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 389.
  • 30.
    Lakomski-Laguerre O. et Longuet S., « Une approche subjectiviste de la démocratie : l’analyse de J.A. Schumpeter », in Cahiers d’économie Politique, 2004, p. 29 à 52, spéc. n° 28.
  • 31.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 388.
  • 32.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 388, note 2.
  • 33.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 380.
  • 34.
    Weil S., Œuvres, « L’enracinement », 1999, Gallimard, p. 1043. « La lutte des partis, telle qu’elle existait dans la Troisième République, est intolérable ; le parti unique, qui en est d’ailleurs inévitablement l’aboutissement, est le degré extrême du mal ; il ne reste d’autre possibilité qu’une vie publique sans partis. Aujourd’hui, pareille idée sonne comme quelque chose de nouveau et d’audacieux. Tant mieux, puisqu’il faut du nouveau. Mais en fait c’est simplement la tradition de 1789. Aux yeux des gens de 1789, il n’y avait même pas d’autre possibilité ; une vie publique telle que la nôtre au cours du dernier demi-siècle leur aurait paru un hideux cauchemar ».
  • 35.
    Un auteur signale dans une thèse consacrée au sujet que « les groupes de pression sont une force dans la lutte pour le droit. Comme toute force leur action contribue au dynamisme du droit, mais peut également avoir un effet déformant », Lapousterie J., L’influence des groupes de pression sur l’élaboration des normes. Illustration à partir du droit de la propriété littéraire et artistique, 2009, Dalloz, NBT, n° 913. Son préfacier écrit que « les compétitions de chaque groupe rival, pour obtenir la norme qui lui est la plus favorable ou la moins contraignante, sont reçues, voire encouragées par les pouvoirs publics (Commission CE, gouvernement, ministères concernés) », P-Y Gautier, préface, P. XIV ; adde La force et l’influence normatives des groupes d’intérêt : Identification, utilité et encadrement, par Mustapha Mekki (dir.), Gazette du Palais/Lextenso, 2011 ; et pour un rappel des quatre facteurs principaux qui déterminent les groupes de pression à intervenir dans l’arène de la réglementation, v. F. Lévêque, op. cit., p. 14.
  • 36.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 370.
  • 37.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 368.
  • 38.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 380.
  • 39.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 368.
  • 40.
    Muray P., « Le débat » (http://la-dissidence.org/2014/08/08/philippe-muray-le-debat) : « Se demander à l’infini, jusqu’à épuisement, quelle est l’idéologie du débat en soi et de sa nécessité jamais remise en cause ; et comment il se fait que le réel multiple dont le débat prétend débattre s’efface au rythme même où il est débattu. Mais aucun débat ne peut s’élaborer sur une telle question, car c’est précisément cette évaporation du réel qui est le véritable but impensé de tout débat. On convoque les grands problèmes et on les dissout au fur et à mesure qu’on les mouline dans la machine de la communication. Et plus il y a de débat, moins il y a de réel. Il ne reste, à la fin, que le mirage d’un champ de bataille où s’étale l’illusion bavarde et perpétuelle que l’on pourrait déchiffrer le monde en le débattant ; ou, du moins, qu’on le pourra peut-être au prochain débat. C’est de cette illusion-là dont se nourrit le débatteur ».
  • 41.
    J. Habermas, Droit et démocratie, préc., p. 10 : « un noyau d’anarchie est indissociable du potentiel de libertés déchaînées qui est propre à la communication et dont les institutions de l’État de droit démocratique doivent se nourrir, afin de garantir efficacement une égalité des libertés subjectives ».
  • 42.
    Hors cadre institutionnel, donc plus violemment, le mouvement actuel des « gilets jaunes » révèle aussi cette permanence de la lutte.
  • 43.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 384.
  • 44.
    Schumpeter J A, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942, Payot, p. 384.
  • 45.
    Pour un aperçu plus global, v. Supiot A., Homo juridicus, essai sur la fonction anthropologique du droit, 2005, Seuil. L’auteur considère notamment qu’un « ordre juridique ne remplit sa fonction anthropologique que s’il garantit à tout nouveau venu sur la terre (…) la préexistence d’un monde déjà là, qui l’assure sur le long terme de son identité (…) », spéc., p. 79.
  • 46.
    Galbraith J.-K., Le nouvel État industriel, 1974, Gallimard, p. 45 : « l’initiative de décider de ce qui va être produit n’appartient pas au consommateur souverain, elle émane plutôt de la grande organisation productrice qui (…) tend à assujettir le consommateur aux besoins qui sont les siens ». Galbraith parle de « filière inversée » pour désigner le fait que l’industrie moderne doit d’abord stimuler des désirs pour pouvoir ensuite s’imposer comme producteur indispensable à leur satisfaction. Dans ce cas, l’être humain devient un sujet aux besoins illimités et se trouve au service de l’expansion des structures économiques, tandis que dans la « filière classique », l’industrie répond avant tout aux besoins spontanés des consommateurs.
  • 47.
    Anders G., L’obsolescence de l’homme : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, t. 2, 2011, Fario, p. 17 : « c’est de la technique que viennent les impératifs moraux d’aujourd’hui » : « Ce que la technique peut faire doit être fait ».
  • 48.
    Nous allons voir que du point de vue de l’industrie législative, les destinataires de lois que nous sommes tous tendent à être considérés comme des « consommateurs de lois ».
  • 49.
    Périnet-Marquet H., « Propos conclusifs », RDI 2014, p. 289.
  • 50.
    Bowen E., Collected impressions, Londres, Longmans Green, 1950, p. 67 à 68, cité par Goffman E., Comment se conduire dans les lieux publics : Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, 2013, Economica, p. 177 à 178.
  • 51.
    Nous empruntons au vocabulaire de Amselek P., Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général, 2011, Armand colin, p. 177, quand il distingue la fonction de la règle éthique (dont les règles juridiques) et celle de la règle « scientifique ».
  • 52.
    Sur laquelle, v. Binet A., « Le corps, le rythme et l’esthétique sociale chez A. Leroi Gourhan », in Technique et culture, 2007, p. 15-38.
  • 53.
    Leroi-Gourhan A., Le Geste et la Parole, La Mémoire et les rythmes, 1965, Paris, Albin Michel, 1965, p. 29 et p. 123 ; v. aussi, Hochmann J., « La nostalgie de l’éphémère », Adolescence, 2004/4, n° 50, p. 677.
  • 54.
    Luhmann N., La confiance un mécanisme de réduction de la complexité sociale, 1968, Economica, trad. française 2006, p. 16.
  • 55.
    Schiavone A, IUS, L’invention du droit en occident, 2008, Belin, p. 62 : « Entre nomos et chronos – entre règle et temps », relève l’historien du droit, « il y avait eu dès les origines de la pensée occidentale, une exclusion réciproque : la vocation intrinsèque de l’ordre, son telos, est d’arrêter le devenir » ; v. aussi p. 111 où l’auteur évoque « le “conservatisme” romain : l’usage de la répétition et de la durée pour rassurer, face au chaos de la vie ; le poids de la tradition contre la légèreté volatile et risquée de choix et de comportements dépourvus de précédents ».
  • 56.
    Par opposition aux choses éphémères, les idées sont éternelles, et les lois les plus parfaites sont celles qui reflètent aux mieux les idées.
  • 57.
    Cons. const., 16 déc. 1999, n° 99-421 DC ; Cons. const. 29 avr. 2004, n° 2004-494 DC, cons. 10 (clarté de la loi) ; Moysan H., « L’accessibilité et l’intelligibilité de la loi : un [des] objectif[s] à l’épreuve de la pratique normative », AJDA 2001, p. 428.
  • 58.
    Lasserre-Kiesow V., « La compréhensibilité des lois à l’aube du XXIe siècle », D. 2002, p. 1157.
  • 59.
    Rapp. CE, De la sécurité juridique, 1991, La documentation française.
  • 60.
    Rapp. CE, Sécurité juridique et complexité du droit, 2006, La documentation française : « Les caractéristiques propres aux sociétés démocratiques, et notamment la nécessité de communiquer autour de la loi, la portée symbolique qu’elle revêt, les remises en cause dont elle est fréquemment l’objet à l’occasion de changements de majorité contribuent enfin, tantôt légitimement, tantôt de façon pathologique, à l’instabilité de la norme. Ces dernières contraintes peuvent en effet, quand elles ne sont pas maîtrisées, conduire à des dérives, et à un dévoiement de l’usage de l’instrument normatif, soit qu’une préséance excessive soit donnée au souhait de communication, soit qu’en vue de satisfaire des groupes de pression ou l’opinion en général, on fasse voter des réformes avant de les avoir suffisamment pensées, ou bien encore qu’on se propose de faire jouer à la loi un rôle qui n’est pas le sien, dans une société sensible aux symboles ».
  • 61.
    « Le narcissisme abolit le tragique et apparaît comme une forme inédite d’apathie faite de sensibilisation épidermique au monde et simultanément d’indifférence profonde à son égard : paradoxe qu’explique partiellement la pléthore d’informations dont nous sommes assaillis et la rapidité avec laquelle les événements mass-médiatisés se chassent les uns les autres, empêchant toute émotion durable », Lipovetsky G., « Narcisse ou la stratégie du vide », Réseaux 1986, p. 7 à p. 41, spéc. p. 12 à p. 13.
  • 62.
    « Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. La première fin, et, en dernière analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite. Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en aspiration », Weil S., Note sur la suppression générale des partis politiques, Flammarion, Climats, 2017, p. 28. C’est un propos que Schumpeter n’aurait pas renié.
  • 63.
    Le réseau émergent, « étendu à l’échelle de la planète, de relations mobiles, aux contours informels, et en permanente recomposition sous l’impulsion de la combinatoire aléatoire des goûts, des affinités et des occasions » (Letonturier E., « Sociologie des réseaux sociaux et psychologie sociale : Tarde, Simmel et Elias », Hermès 2005, p. 43) marque une évolution technique qui bouleverse les institutions en introduisant le règne global de l’éphémère et de l’incertain.
  • 64.
    Cette a-synchronicité chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il produit fut nommée le « décalage prométhéen » par Anders G., qui ne cessa d’insister sur le retard toujours plus grand de nos sentiments sur nos actes : « nous sommes capables de détruire à coups de bombes des centaines de milliers d’hommes, mais nous ne savons pas les pleurer ni nous repentir » (G. Anders, L’obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, t. 1, 2002, Paris, Éditions de l’encyclopédie des nuisances, p. 31). Dans le même ordre d’idée, nous sommes capables de produire des centaines de milliers de normes, mais nous sommes incapables de nous représenter les conséquences produites par ces centaines de milliers de normes.
  • 65.
    Barthe E., « L’“insécurité législative” : causes, effets et parades », 2018, http://www.precisement.org/blog/L-insecurite-legislative-causes-effets-et-parades.html.
  • 66.
    Carcassonne G., Conférence « Qui inspire les réformes pénales ? », 23 février 2006, https://www.courdecassation.fr/IMG/File/intervention_carcassonne.pdf.
  • 67.
    G. Anders, L’obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, t. 1, 2002, Paris, Éditions de l’encyclopédie des nuisances, p. 54. Ce constat, qui vaut pour les émissions en direct, n’est pas moins vrai des émissions enregistrées et rediffusées.
  • 68.
    Barthe E., « L’“insécurité législative” : causes, effets et parades », 2018, http://www.precisement.org/blog/L-insecurite-legislative-causes-effets-et-parades.html.
  • 69.
    Sur cette expression et sa signification sociologique, v. Simmel G., Sociologie, Études sur les formes de la socialisation, 2013, PUF, Quadrige, p. 141.
  • 70.
    Sur cette observation, v. déjà Simmel G., Sociologie, Études sur les formes de la socialisation, 2013, PUF, Quadrige, p. 139.
  • 71.
    V. en ce sens, Libchaber R., L’ordre juridique et le discours du droit, essai sur les limites de la connaissance du droit, 2013, Lextenso éditions, p. 109, n° 87.
  • 72.
    Mathieu B., La loi, 2010, Dalloz, Connaissance du droit, p. 78 et p. 79.
  • 73.
    Une loi nouvelle se caractérise presque toujours par la destruction en tout ou partie d’une loi antérieure.
  • 74.
    Vetustas pro lege semper habetur (l’ancienneté est toujours tenue pour loi). À la longévité d’une tradition, s’attachait d’ailleurs une présomption simple de qualité, peut-être héritée du modèle biblique d’interprétation. Par le simple fait qu’elle durait longtemps, une chose faisait preuve de son excellence. Res ipsa loquitur.
  • 75.
    Anders G., L’obsolescence de l’homme : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, t. 2, 2011, Fario, p. 49.
  • 76.
    Mekki M., « Considérations sociologiques sur les politiques communicationnelles des producteurs de droit », in Droit, justice et politiques communicationnelles : Permanence et rupture, 2016, LGDJ, p. 43.
  • 77.
    « Dans le cours du temps », écrivait Jhering, « les intérêts de milliers d’individus et de classes toutes entières se sont liés au droit existant de telle manière que celui-ci ne peut être aboli sans les toucher au vif. Mettre en question la règle ou l’institution du droit, c’est déclarer la guerre à tous ces intérêts, c’est arracher un polype qui s’est accroché par mille bras », v. Jhering R., La lutte pour le droit, 1872, présentation O. Jouanjan, 2006, Dalloz, p. 8.
  • 78.
    Un observateur signale que « Le projet de loi PACTE a atteint le record (temporaire, de toute évidence) de l’inflation législative avec ses 962 pages (pdf), exposé des motifs compris. Pour comparer ce qui est comparable, donc avec un projet de loi fourre-tout en droit des affaires, le projet de loi Macron du 11 décembre 2014 pour la croissance et l’activité faisait (seulement !) 516 pages et le projet de loi Nouvelles régulations économiques (NRE), un texte qui en son temps (2001) avait défrayé la chronique, ne comportait que 63 pages ! », Barthe E., « L’“insécurité législative” : causes, effets et parades », 2018, http://www.precisement.org/blog/L-insecurite-legislative-causes-effets-et-parades.html.
  • 79.
    Leca A., Les métamorphoses du droit français, Histoire d’un système juridique des origines au XXIe siècle, 2011, Lexinexis, 2011, p. 11.
  • 80.
    Moysan H., « La loi, en quelques maux », JCP G. 2018, spéc. n° 15.
  • 81.
    V. pour une recension d’autres exemples plus récents, v. Moysan H., « La loi, en quelques maux », JCP G. 2018.
  • 82.
    Atias C., « Coûteuse insécurité juridique », D. 2015, p. 167, n° 1. Entre mai 2006 et décembre 2006, le droit de la recherche biomédicale fut modifié à 18 reprises, par des arrêtés, v. Leca A., Les métamorphoses du droit français, Histoire d’un système juridique des origines au XXIe siècle, 2011, Lexinexis, p. 11.
  • 83.
    Sur laquelle, Albertini P., La crise de la loi : déclin ou mutation ?, 2015, LexisNexis, Essais ; Martin D., « L’hypertrophie normative est-elle un mal incurable ? État de la question, du diagnostic aux remèdes », Revue Droit et affaires 2014, p. 32 ; Molfessis N., « Combattre l’insécurité juridique ou la lutte du système juridique contre lui-même in Conseil d’État, Sécurité juridique et complexité du droit », Rapp. pub. 2006, La Documentation française, n° 57.
  • 84.
    Steiner G., Éloge de la transmission, Entretien avec C. Ladjali, 2003, Albin Michel.
  • 85.
    Leca A., Les métamorphoses du droit français, Histoire d’un système juridique des origines au XXIe siècle, 2011, Lexinexis, 2011, p. 11.
  • 86.
    Pour une séparation des ordres inspirée de Pascal, v. également Comte-Sponville A., Le capitalisme est-il moral ?, 2007, Albin Michel, Le livre de poche, qui distingue et hiérarchise de bas en haut, tout en montrant leur complémentarité, « l’ordre économico-techno-scientifique », « l’ordre politico-juridique », « l’ordre moral », et enfin « l’ordre éthique de l’amour infini ».
  • 87.
    Portalis J.-E., « Discours préliminaire sur le projet de Code civil », in Les grands discours de la culture juridique, 2017, Dalloz, p. 691, n° 56.
  • 88.
    Carbonnier J., Droit civil, Introduction, 1995, PUF, p. 156, n° 101.
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