Une brasserie à ciel ouvert

Publié le 16/08/2019

L’abbaye de Jumièges.

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La beauté des voiliers anciens de l’Armada de Rouen nous a conduit à tester une table mythique de la « ville-procès » de Jeanne d’Arc et à poursuivre sur une exposition d’art environnemental à Jumièges, la grande abbaye bénédictine de Seine-Maritime.

Les quais étaient noirs de monde pendant la semaine où il était possible d’admirer, de monter à bord des gallions de l’ancien temps. Autant dire que nous avons eu de la chance de pouvoir trouver une table à la Brasserie Paul, l’adresse rouennaise depuis 1898.

L’établissement est mythique, gourmand certes mais en aucun cas étoilé. Idéalement située sur la place de la cathédrale chère à Monet qui l’a peinte sous toutes ses coutures, la brasserie est « the place to be » comme disent nos amis outre-Manche. La décoration y est traditionnelle comme dans toutes les brasseries. Ici, des murs recouverts d’affiches publicitaires en remplacement des « glaces écaillées et des banquettes en moleskine » dont parle Simone de Beauvoir dans un de ses ouvrages en évoquant son déjeuner à la Brasserie Paul.

En effet, le lieu est intéressant dans la mesure où il a été le repaire de toute une intelligentsia littéraire. Nombreux ont été les clients ou écrivains célèbres qui sont venus gratter ici quelques copies en sirotant un jus de pomme ou engloutissant un camembert : Guillaume Apollinaire, Marcel Ducamp, Simone de Beauvoir venant discuter avec Sartre, Laurent Fabius et bien sûr Philippe Delerm qui évoque le restaurant dans son livre Rouen.

Dans votre assiette du grand classique avec des croques (11,90 €), l’œuf mayo (5,90 €), le chausson Mme Paul (pommes camembert sauce camembert sous un beau feuilletage à 7,90 €), la rosette du gros Raymond (7,90 €), la salade Petit Riche Rouennais aux copeaux de foie gras et magret de canard à 10,90 €).

Pour le plat principal, la tradition est encore omniprésente : steak tartare classique ou à la pomme calva (12,90 €), filet de bœuf béarnaise (21,90 €), poulet sauce au cidre (13,50 €), andouillette AAAAA sauce moutarde (14,50 €). Laissez tomber les desserts et offrez-vous une assiette de fromages : la Normandie compte plusieurs AOC et spécificités : Livarot, Camembert, Pont l’Évêque, Neufchâtel. À 8,90 € les 4 fromages il ne faut pas s’en priver !

Rien d’exceptionnel gastronomiquement parlant, mais du solide et le plaisir de s’asseoir là où de grands noms sont déjà venus s’attabler.

Après un repas généreux, direction Jumièges pour la 3e édition de l’art contemporain environnemental qui propose ses œuvres dans le domaine de l’abbaye jusqu’à la fin octobre 2019.

Quelques pièces dominent parmi les 7 exposées, dont « Belle-dame de Jumièges » du japonais Shigeko Hirakawa ou un énorme pin transformé en papillon via de grandes ailes composées de branches et de tissu. Beaucoup d’élégance, de légèreté dans cette œuvre qui nous interpelle sur le papillon migrateur tout aussi menacé que les arbres remarquables. C’est aussi sans oublier l’allusion discrète à Agnès Sorel, « Dame de beauté » de Charles VII dont le cœur est inhumé (elle serait morte empoisonnée !) sous une dalle de marbre dans Notre Dame de Jumièges.

« La magie des rêves » de Christian Lapie représente neuf figures spectrales de six mètres de haut, des totems qui chacun expriment une personnalité différente.

Au bout du parc, près d’un sous-bois, d’étranges morceaux de bois flottent au ciel et emplissent la nature de sons très doux et légers : c’est « un champ sonore du possible » de l’anglais Will Menter. Presque tous les sens sont ici en éveil avec cette expérience visuelle, auditive, tactile de ces lames de chêne suspendues dont surgissent des sons activés par la main de l’homme ou la nature elle-même quand le vent joue avec le bois. Mais attention il ne s’agit pas de mélodies composées, il s’agit de sons premiers, quasi naturels et le reflet de ce que la nature peut nous transmettre. À l’homme donc de découvrir qu’il existe un horizon sonore infini de profondeur dans la plus grande des simplicités.

Au-delà des œuvres qui s’admirent en parcourant les quinze hectares de parc, la visite des ruines de l’abbaye s’impose : églises Saint-Pierre et Notre Dame, restes du cloître et du logis.

Fondée en 654 par Saint Philibert, l’abbaye applique la règle de Saint Benoît et se développe rapidement avant d’être dévastée par les Vikings et abandonnée pendant 10 ans. Elle est à nouveau prospère au XIe et inaugurée par Guillaume le Conquérant. Charles VII y loge en 1450 et y reçoit Agnès Sorel qui y meurt la même année.

La révolution chasse les derniers moines en 1790 et les bâtiments sont vendus : ils servent de carrière de pierres de 1796 à 1824 ! ! On doit à la famille Lepel-Cointet que les ruines soient entretenues via des rachats successifs avant que l’État n’intervienne en 1946 par un achat complet du lieu.

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