Droit et risque n° 10 (suite et fin)
Cette dixième chronique des relations entre risque(s) et droit s’organise toujours autour de la distinction entre les risques créés par le droit, au premier rang desquels se situe l’insécurité juridique, et la gestion par le droit des différentes sortes de risques : prévention et/ou réparation.
Mais elle peut aussi être lue au travers des thématiques de recherche qui animent le C3RD : la sécurité, les vulnérabilités, les risques émergents et le préjudice.
La sécurité est un besoin omniprésent qui innerve nombre des demandes sociales et par voie de conséquence, de multiples règles de droit. Les domaines où ce besoin de sécurité se manifeste sont des plus variés. L’un des secteurs où il se fait le plus présent et où sa satisfaction pose de redoutables difficultés juridiques est la détermination de la dangerosité des délinquants et par voie de conséquence de la juste peine à leur appliquer : quatre arrêts de la chambre criminelle (Cass. crim., 9 mai 2018, nos 17-82810, 16-87405, 15-84737, 16-84837) montrent comment la Cour de cassation veille sur la motivation des cours d’appel qui doivent caractériser avec précision la dangerosité criminologique des prévenus afin d’étayer leurs décisions.
Mais le besoin de sécurité se fait aussi sentir dans le domaine économique, tant il est vrai qu’il est présent dans toutes les relations d’affaires. Ainsi, la question de la validité des cautionnements et plus précisément, des critères de l’évaluation de la « disproportion » entre la dette cautionnée et les ressources de la caution (Cass. com., 6 juin 2018, n° 16-26182) met en jeu l’intensité du risque couru tant par le créancier que par la caution.
C’est encore la recherche de la sécurité, juridique cette fois, qui anime les règlements européens du 24 juin 2016 sur les régimes matrimoniaux et les effets patrimoniaux des partenariats enregistrés qui vont entrer en vigueur le 29 janvier 2019.
Un dernier exemple d’insécurité juridique résulte du régime des reconnaissances de complaisance, sources de risques pour l’enfant et sa famille, mais aussi à l’origine d’un très ennuyeux risque d’inconventionnalité du droit français de la filiation (CA Riom, 16 janv. 2018, n° 17/00694).
La protection que le droit offre face aux vulnérabilités est un autre aspect du traitement juridique des risques. Dans cette chronique, l’attention est attirée sur les risques que « l’uberisation du lien social » fait courir au public particulièrement fragile des services sociaux, qui est ainsi détourné des administrations censées les protéger. Une autre contribution s’attache aux missions du médecin du travail, modifiées dans un sens inquiétant par l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017.
Les risques émergents sont aussi divers que variés. Dans la chronique de cette année, c’est l’irruption du numérique dans les entreprises et plus précisément l’adoption du programme Watson dans le secteur bancaire qui suscite les craintes des salariés et une demande d’expertise, rejetée avec l’aval de la Cour de cassation (Cass. soc., 12 avr. 2018, n° 16-27866). À raison ? Ou à tort ?
Enfin, la réparation des préjudices résultant de la réalisation des risques fait encore et toujours l’objet d’un contentieux nourri et de réflexions théoriques radicales. Peut-on obtenir réparation du préjudice subi par un parieur sportif lorsqu’un joueur a commis des fautes de jeu inexcusables entraînant l’insuccès de son équipe ? (Cass. 2e civ, 14 juin 2018, n° 17-20046). Le fait de naître sans père est-il constitutif d’un préjudice moral indemnisable (Cass. 2e civ., 14 déc. 2017, n° 16-26687) ; et enfin, que penser de la proposition de créer une amende civile amenant à dépasser la réparation intégrale du préjudice (article 1266-1 du Code civil tel qu’issu du projet de loi du 13 mars 2017) ?
F.D.-D.
I – Les risques du droit
A – L’insécurité juridique
B – Les autres risques du droit
II – La gestion du risque par le droit
A – Anticipation du risque
B – Les conséquences des risques réalisés
La souffrance morale de naître sans père : un préjudice indemnisable pour l’enfant conçu
Cass. 2e civ., 14 déc. 2017, n° 16-26687. Le préjudice moral, un préjudice protéiforme. À l’heure où certains auteurs dressent le constat amer d’une « désintégration » du préjudice moral et soutiennent la thèse de la nécessaire redéfinition de la notion et de ses contours1, à l’heure où les demandes indemnitaires de ce chef abondent devant les tribunaux au point que la notion même de préjudice moral en devient difficilement saisissable, il est des décisions de justice qui, ressortant de ce flux irrépressible, marquent les esprits et appellent à la réflexion. Certaines d’entre-elles découvrent de nouvelles formes particulières de ce préjudice et, ne se contentant plus d’une définition unitaire et générale de la notion, identifient et indemnisent une façon inédite de souffrir. Le « prix des larmes » n’est alors plus global, mais toujours davantage décomposé en différentes atteintes, en différentes variétés de préjudices moraux, qu’il convient d’indemniser. Le préjudice moral en devient protéiforme. D’autres décisions reviennent en quelque sorte aux fondamentaux de la responsabilité civile et abordent les problématiques chères au juriste que sont le caractère certain du préjudice et le lien de causalité entre ce dernier et le fait générateur. L’arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 14 décembre 20172 a ceci de remarquable qu’il participe des deux catégories.
Le contexte. En l’espèce, un homme, victime d’un accident du travail, est décédé en laissant derrière lui son épouse et ses enfants, dont l’un n’était que conçu lors du drame. Agissant à la fois en son nom personnel et en sa qualité de représentante légale de ses enfants mineurs, la veuve a assigné l’employeur devant le tribunal des affaires de sécurité sociale afin d’obtenir réparation du préjudice subi et imputable à la faute inexcusable de l’employeur. La juridiction de premier degré, ainsi que la cour d’appel de Metz dans son arrêt du 29 septembre 2016, a retenu cette qualification et condamna l’employeur à en indemniser les conséquences dommageables, notamment le préjudice moral de l’enfant à naître. L’employeur et son assureur ont alors formé un pourvoi en cassation articulé autour de la privation de base légale et de la violation de l’article 1240 du Code civil. D’une part, le pourvoi affirmait que la souffrance morale, éprouvée par l’enfant désormais âgé de 8 ans et simplement conçu lors de l’accident, n’aurait été retenu qu’abstraitement par les juges du fond, ceux-ci s’étant contentés d’en énoncer l’existence sans analyser les faits permettant d’en justifier la réalité objective, telle qu’elle est vécue et subie par la victime par ricochet. D’autre part, le pourvoi s’est placé sur le terrain du lien de causalité en énonçant que nul lien causal ne saurait exister entre le décès accidentel de la victime et le préjudice moral prétendument subi par son enfant né après l’accident.
Une « belle question de droit fondamental ». Les larmes de l’enfant doivent-elles couler dès le jour du décès de son père pour que sa peine soit indemnisée ? Si cette question peut sembler de prime abord cruelle, elle recèle pourtant une « belle question de droit fondamental »3 à laquelle était confrontée la Cour de cassation dans l’arrêt sous examen. Traduite en termes juridiques, l’interrogation réside dans le fait de savoir si le préjudice moral de l’enfant, du fait de l’absence définitive de son père décédé alors qu’il était simplement conçu, peut être réparé dès sa naissance, quand bien même la souffrance morale de l’enfant ne sera éprouvée, par définition, que postérieurement. La deuxième chambre civile, dans un arrêt du 14 décembre 2017, a rejeté le pourvoi. Selon la Cour de cassation en effet, « dès sa naissance, l’enfant peut demander réparation du préjudice résultant du décès accidentel de son père survenu alors qu’il était conçu ». La Cour de cassation de considérer que l’enfant souffrait de l’absence définitive de son père décédé accidentellement et que les juges du fond avaient bel et bien caractérisé tant l’existence du préjudice moral que celle du lien de causalité.
I. L’enfant conçu, victime du préjudice de naître sans père
Un revirement de jurisprudence. Le contexte jurisprudentiel était pourtant défavorable à la reconnaissance du bien-fondé de la demande indemnitaire de la victime par ricochet. En effet si, de façon tout à fait académique, la Cour de cassation refuse avec constance d’indemniser le préjudice de l’enfant qui n’était pas encore conçu lors de l’accident ayant causé le handicap ou le décès4, il en était classiquement de même lorsque le drame avait été vécu par la victime alors que l’enfant était seulement conçu lors de celui-ci5. En définitive, c’est une approche restrictive du lien causal qui permettait à la Cour de cassation de retenir cette solution en arguant de l’absence de causalité entre l’accident et le préjudice de l’enfant. Le pourvoi ne s’y est d’ailleurs pas trompé lorsque, considérant « qu’il n’existe pas de lien de causalité entre le décès accidentel d’une personne et le préjudice prétendument subi par son fils né après son décès », il ne faisait finalement rien d’autre que reprendre à son compte cette position jurisprudentielle devenue traditionnelle. Si la Cour de cassation restait sourde aux velléités de la victime par ricochet, les juges du fond n’étaient en revanche pas demeurés insensibles à la thèse de la reconnaissance du préjudice de l’enfant conçu et n’avaient pas hésité à adopter une solution contraire de celle préconisée par la haute juridiction6.
Adage infans conceptus et titularité d’une créance de réparation. Les applications de l’adage infans conceptus pro nato habitur quoties de commodis ejus agitur ne sont pas chose commune en jurisprudence. Pour mémoire, si la personnalité juridique s’acquiert en principe par la naissance de l’enfant vivant et viable, l’adage permet de faire rétroagir la personnalité juridique de l’enfant au jour de sa conception, s’il y va de son intérêt. Issu du droit romain, l’adage a été repris par la loi en matière successorale et, dès 1804, le Code civil a ainsi affirmé le droit de l’enfant conçu à succéder ou à recevoir le bénéfice d’une donation ou d’un legs7. Aussi la question est-elle posée : la Cour de cassation a-t-elle fait application de l’adage infans conceptus dans cette décision, en indemnisant le préjudice de l’enfant simplement conçu lors du décès de son père ? Le silence de l’arrêt paraît assourdissant sur ce point puisqu’il n’y est fait aucune mention de l’adage, alors même que la Cour de cassation n’a guère hésité par le passé à expressément le viser lorsqu’il a été question de l’ériger en principe général du droit8. En réalité, ce silence de l’arrêt se trouve aisément justifié par le constat de l’inutilité du recours à la fiction de l’infans conceptus en matière de capacité de la victime à être titulaire d’une créance de réparation. En effet, il est admis que la capacité juridique s’apprécie au jour de la naissance de la créance de réparation, à savoir à la date de la réunion du fait générateur, du dommage et du lien de causalité. Or si ce triptyque conditionne la mise en œuvre de la responsabilité civile et l’indemnisation, il n’est en revanche pas nécessaire que les éléments constitutifs de la créance de réparation soient concomitamment réunis, le dommage pouvant apparaître et être ressenti un temps plus ou moins long après le fait générateur. Autrement dit, le dommage chronologiquement postérieur au fait générateur est indemnisable, et la victime par ricochet est titulaire de cette créance de réparation, dès le dommage par elle ressenti, à la condition toutefois que le lien de causalité entre l’évènement initial et le dommage soit démontré. La Cour de cassation n’a pas fait autre chose en l’espèce que d’appliquer les fondamentaux de la responsabilité civile, en retenant que l’enfant ressentait le préjudice lié à l’absence définitive de son père, donc devenait titulaire de la créance de réparation, non pas avant sa naissance lors de la survenance de l’accident et du décès de son père mais, par définition après, lorsqu’il a d’ores et déjà acquis la capacité juridique du fait de sa naissance. Une telle analyse jurisprudentielle rend de facto le recours à l’adage infans conceptus superfétatoire.
Adage infans conceptus et certitude du lien de causalité. Dénier à l’adage infans conceptus tout rôle utile et tout intérêt dans la décision semble cependant excessif. Si l’éventuelle application de l’adage par la Cour de cassation sous l’angle de la capacité juridique ne résiste pas à l’étude, il en va différemment sous l’angle de l’appréciation du lien de causalité entre le fait générateur et le dommage ressenti par la victime par ricochet. En ce sens, le lien de causalité peut être ténu, fragile, lorsqu’un temps long s’intercale entre le fait générateur et le dommage et qu’une multitude d’évènements prennent place durant cet intervalle. Précisément, le recours à l’adage infans conceptus en redevient opportun sous l’ange de la causalité, puisqu’il permet à la victime par ricochet de « supprimer la naissance de la chaîne des causalités »9 et de se prévaloir de la concomitance de la réunion du fait générateur et du lien de causalité. Titulaire de la créance de réparation au jour où la douleur morale est ressentie, la victime peut en outre, par le biais de l’adage cette fois, se retrancher derrière une causalité qui n’a plus rien d’incertaine, puisqu’elle est appréciée à la date du fait générateur de responsabilité. Tel est en effet l’intérêt de l’enfant de ne pas subir les affres d’un lien de causalité discutable et douteux, mais de pouvoir se prévaloir de sa certitude dès l’accident subi par son père.
II. La naissance sans père, l’évidence d’un préjudice
L’absence définitive du père, un nouveau préjudice. Il demeure à étudier la nature et la qualification juridique du préjudice subi par l’enfant du fait de l’absence définitive de son père. La nomenclature Dintilhac vise le préjudice d’affection et le préjudice d’accompagnement au titre des préjudices extrapatrimoniaux pouvant être subis par les victimes par ricochet, en cas de décès de la victime directe. Mais, il est admis que la nomenclature, pour l’heure non reprise par un quelconque texte à valeur législative ou réglementaire, n’est pas un carcan et qu’il est loisible aux tribunaux de s’en écarter pour répondre aux diverses demandes indemnitaires qui leur sont soumises. Aux dires de son propre auteur, celle-ci ne doit en effet pas conduire « à exclure systématiquement tout nouveau chef de préjudice sollicité dans l’avenir par les victimes »10. D’ailleurs, la jurisprudence n’a pas hésité par le passé à enrichir la nomenclature Dintilhac, en témoigne notamment la reconnaissance et l’indemnisation du préjudice de mort imminente11. En l’espèce, la Cour de cassation réitère une telle approche en consacrant un préjudice extrapatrimonial d’un genre nouveau, celui tiré de l’absence définitive du père. Nouveau, ce préjudice l’est incontestablement puisqu’il ne correspond à la définition ni du préjudice d’accompagnement, ni du préjudice d’affection. Si le premier est aisément écarté12, il convient de noter que le second suppose une atteinte subjective à un vécu, une souffrance morale causée par la rupture d’un lien affectif entre la victime directe et la victime par ricochet. Or tel ne peut naturellement pas être le cas lorsque l’enfant est né après le décès de son père. Nouveau ce préjudice l’est aussi puisque pour la première fois, la Cour de cassation retient que le seul constat objectif de l’absence définitive du père ouvre droit à réparation, sans se retrancher cette fois derrière une causalité défaillante. Ce n’est pas une perte, celle d’un être cher, qui est indemnisée en l’espèce au regard des liens affectifs préexistants et brisés, mais bien davantage un préjudice apprécié abstraitement et tiré de l’absence irrémédiable du père, peu important le fait de ne l’avoir jamais connu. Préjudice et perte ne sont pas synonymes et la Cour de cassation approuve en l’espèce les juges du fond d’avoir indemnisé, pour reprendre une expression chère à Blaise Pascal, un vide, un gouffre infini en forme de père, dans la vie de l’enfant.
Un préjudice présumé. Cette objectivisation de la souffrance de l’enfant né sans père n’est pas sans incidence sur le terrain probatoire. Ainsi, en réponse au pourvoi qui reprochait aux juges du fond un défaut de caractérisation du préjudice, une carence dans l’administration de la preuve de la réalité de la souffrance invoquée, la Cour de cassation se contente de rétorquer que la cour d’appel « a estimé que [l’enfant] souffrait de l’absence définitive de son père ». La brièveté de la motivation, énoncée sur l’air de l’évidence la plus élémentaire, confine à la pétition de principe13. Pourtant, si pétition de principe il y a, on ne saurait de prime abord reprocher à la Cour de cassation de s’y être soumise, tant le contraire semblait inenvisageable. Comment donc un tribunal pourrait-il prétendre que la souffrance morale de l’enfant né sans père est dénuée de toute réalité, alors même que cet enfant s’en plaint précisément devant le juge ? Nul ne doute que celui-ci aurait bien des difficultés à « estimer » le contraire… Le préjudice de l’enfant né sans père étant nécessairement abstrait, il s’ensuit qu’il doit être présumé jusqu’à la preuve du contraire, preuve on ne peut plus hypothétique et illusoire dès l’instant où le lien de filiation peut être observé avec certitude. C’est sans doute la marque d’une grande décision que d’identifier un nouveau préjudice extrapatrimonial tout en explicitant simultanément les modalités de sa preuve. Si cette position jurisprudentielle est promise à recevoir un écho favorable auprès des victimes, il reste à connaître son influence éventuelle, tant le champ des interrogations laissées en suspens est vertigineux. Pour n’en citer qu’une mais non des moindres14, l’on peut s’interroger sur la place de cette décision dans le débat contemporain relatif à l’ouverture des techniques de procréation médicalement assistée aux femmes seules ou aux couples de femmes. À l’heure où le comité consultatif national d’éthique, vivement critiqué par certains15, a pris le parti d’insister sur le risque de « s’engager dans un processus qui organiserait l’absence du père »16, peut-être cette décision nourrira-t-elle la réflexion.
R. L.
L’amende civile, portée par l’article 1266-1 du Code civil tel qu’issu du projet de loi du 13 mars 2017 : un nécessaire dépassement du principe de la réparation intégrale et un régime perfectible
Le principe de la réparation intégrale a droit de cité au sein des grands principes gouvernant le droit de la responsabilité civile17. Il impose que les dommages et intérêts octroyés à la victime réparent tout le préjudice, mais rien que le préjudice18. Suivant ce dogme, il est impossible pour le juge de sanctionner le responsable du dommage en le condamnant à verser une somme dépassant le montant du préjudice subi par la victime, à titre de sanction19 : le principe de la réparation intégrale empêche la punition de la faute dite lucrative, où le défendeur, après avoir indemnisé la victime, conserve un bénéfice issu de son comportement ayant entraîné le dommage.
Cette exclusion n’a cependant jamais été autant sur le point de céder. Des travaux doctrinaux ont incité à un infléchissement de cette position20, tandis que la Cour de cassation, par une décision remarquée, a considéré qu’une décision étrangère ayant octroyé des dommages et intérêts punitifs pouvait par principe obtenir l’exequatur, pour autant que leur montant soit proportionné21. Ultime étape, le projet de loi de réforme de la responsabilité civile du 13 mars 201722 prévoit leur avènement en droit positif, sous les termes « amende civile ». Selon l’article 1266-1 du projet en effet, « en matière extracontractuelle, lorsque l’auteur du dommage a délibérément commis un acte en vue d’obtenir un gain ou une économie, le juge peut le condamner (…) au paiement d’une amende civile. Cette amende est proportionnée à la gravité de la faute commise, aux facultés contributives de l’auteur et aux profits qu’il en aura retirés. L’amende ne peut être supérieure au décuple du montant du profit réalisé (…) ».
Cette disposition, abondamment commentée23, permettrait de doter le juge civil de la possibilité d’infliger au responsable une sanction dépassant le seul préjudice subi, rompant alors de manière spectaculaire avec le principe de la réparation intégrale. Devant l’importance de ce changement annoncé, il est alors nécessaire d’en examiner l’opportunité. C’est alors que se dessine, à la lecture du texte proposé, une importante dichotomie. Si le dépassement du principe de la réparation intégrale est justifié, dans certaines circonstances (I), les modalités proposées par le projet de loi sont loin d’être satisfaisantes (II).
I. La nécessaire sanction de la faute lucrative
La commission d’une faute lucrative par un agent lui permet de s’enrichir en dépit de la réalisation d’un procès en responsabilité civile. Un constat d’échec ne peut alors qu’être relevé (A), alors même que le principe de la réparation intégrale présente un caractère au fond relativement malléable (B).
A. La répression insuffisante de la faute lucrative
La faute lucrative est une faute qui permet de dégager un bénéfice pour son auteur, à la suite du procès en responsabilité civile qui découle des conséquences préjudiciables de celle-ci24. Elle est commise de façon délibérée, afin d’obtenir un gain ou une économie : cet avantage résulte de la différence existant entre le montant des dommages et intérêts versés à la victime et le gain ou l’économie réalisée. Face à une faute lucrative commise, le juge ne peut à l’heure actuelle la sanctionner entièrement, étant limité par le principe de la réparation intégrale.
Un constat d’échec de l’institution s’évince donc de l’application du principe de la réparation intégrale. Non seulement la commission d’un acte répréhensible permet au défendeur d’en conserver un bénéfice, mais cette règle empêche également le juge de sanctionner pleinement une faute délibérée – au moins par l’octroi de dommages et intérêts plus importants que le seul préjudice. Face à cette situation, il est éminemment nécessaire de doter le droit positif d’un outil permettant la répréhension efficace de la faute lucrative, quitte à bousculer le principe de la réparation intégrale. Sans doute la fin doit-elle justifier les moyens : il est en effet difficilement justifiable qu’un agent puisse, grâce à l’application des règles de droit en vigueur, conserver un bénéfice à la suite de la commission d’une faute délibérée25. La répréhension des fautes lucratives est donc essentielle. Cette sanction pourrait d’ailleurs être facilitée par la facette plus malléable qu’il n’y paraît du principe de la réparation intégrale.
B. La malléabilité du principe de la réparation intégrale
Le principe de la réparation intégrale paraît, à première vue, postuler une règle d’une simplicité déconcertante : tout le préjudice, mais rien que le préjudice doit être réparé. Une simple constatation matérielle serait alors suffisante afin de déterminer, avec précision, l’indemnité à octroyer à la victime. Cette réalité est cependant bien virtuelle.
Dans un premier temps, il peut être relevé une certaine pratique judiciaire, consistant à accroître le montant des dommages et intérêts en fonction de la gravité de la faute commise, notamment dans l’hypothèse d’un dommage moral subi. L’on comprend bien le mécanisme : le dommage moral étant, par définition, rétif à toute fixation précise, le juge dispose de facto d’un pouvoir d’appréciation pouvant lorgner vers le pouvoir arbitraire. Ce pouvoir lui permet alors, indirectement, de moduler le montant des dommages et intérêts non pas uniquement, comme le voudrait le principe de la réparation intégrale, en fonction du préjudice subi, mais également selon la gravité de la faute et le résultat pouvant en découler26.
Dans un second temps, il semble permis de s’interroger sur les véritables rapports entre le principe de la réparation intégrale et la faute lucrative. Ce principe découlant de la mission de la responsabilité civile de rétablir un équilibre brisé par l’avènement du dommage, est-il vraiment incongru de considérer, dans l’hypothèse d’une faute lucrative, que le rétablissement de cet équilibre perdu doit passer, certes par l’indemnisation de la victime, mais également par la condamnation du fautif au remboursement du bénéfice résiduel, qu’il aurait conservé à la suite des dommages et intérêts versés à la victime ? Sans doute le comblement de cet avantage pourrait-il alors être considéré comme étant également une mission de la responsabilité civile, elle qui, par ailleurs, peut se voir adjoindre d’autres tâches qu’une seule indemnisation27.
Vu sous cet angle, il n’est alors finalement pas si étonnant que cela que la Cour de cassation ait considéré que l’octroi de dommages et intérêts punitifs n’était pas par principe contraire au droit français28, tout comme il apparaît logique que le législateur se soit emparé de cette difficulté, en proposant dans son dernier état une intronisation en droit positif de l’amende civile, selon toutefois des modalités très douteuses.
II. L’imprécise sanction proposée de la faute lucrative
Selon le projet de réforme, le prononce d’une amende civile (B) est subordonné à la démonstration de la commission d’une faute lucrative (A).
A. La délicate délimitation de la faute lucrative
Aux termes de l’alinéa 1er, de l’article 1266-1, la faute lucrative est définie comme celle « délibérément » commise par l’auteur du dommage, « en vue d’obtenir un gain ou une économie ». Cette faute, ne pouvant être retenue par le juge qu’en matière extracontractuelle selon le texte, doit alors receler une certaine volonté de son auteur pour être reconnue. Le texte finalement proposé par le projet de loi épure de façon bienvenue la définition de la faute permettant le prononcé de l’amende civile, puisque l’avant-projet de réforme du 29 avril 2016 exigeait un cumul difficilement justifiable d’une faute lourde et d’une faute délibérée29. Désormais, seule la volonté de l’agent compte, ce qui permet de souligner la parenté évidente entre cette faute et la classique faute intentionnelle30.
La faute exigée afin de condamner son auteur à une amende civile met cependant en avant sa particularité vis-à-vis de la faute intentionnelle en ce que la recherche du résultat par l’agent fautif n’est pas relatif au dommage, à la condition de la victime, mais à sa propre situation : postérieurement au dommage subi, il doit en résulter pour lui un bénéfice. Si bien que le caractère délibéré s’appréciera uniquement en prenant en compte la volonté de l’agent de retirer un bénéfice, l’intentionnalité dans la seule réalisation du dommage étant insuffisante voire, dans l’absolu, inutile : la faute délibérée semble se déduire uniquement du résultat, le bénéfice ou l’économie, non des moyens mis en œuvre pour y parvenir. De plus, outre cet élément d’intention à apprécier à la suite du dommage, cette faute délibérée devra, naturellement, receler un comportement fautif de son auteur, apprécié selon le droit commun.
Au bout du compte, la faute délibérée telle qu’entendue par l’article 1266-1 du projet de loi du 13 mars 2017 nécessité tant un élément intellectuel qu’un élément matériel, ce cumul mettant en avant la difficulté de sa démonstration. Sitôt cette faute établie, l’amende civile montre sa particularité, permettant une sanction de son auteur au-delà du simple dommage causé.
B. Les modalités et la finalité discutables de l’amende civile
Si la faute lucrative est établie, le juge peut, selon l’article 1266-1 du projet de loi, condamner son auteur au paiement d’une amende civile. Cette amende est cependant rapidement enserrée par un bataillon de limitations. Elle doit apparaître « proportionnée à la gravité de la faute commise, aux facultés contributives de l’auteur et aux profits qu’il en aura retirés » (al. 2), et elle est limitée par un plafond correspondant au décuple du montant du profit réalisé (al. 3), sachant cependant que si le responsable est une personne morale, l’amende peut être portée à 5 % du montant de son chiffre d’affaires réalisé au cours de l’année précédant la commission de la faute (al. 4). Dès son montant fixé par le juge, l’amende civile est destinée « au financement d’un fonds d’indemnisation en lien avec la nature du dommage subi ou, à défaut, au Trésor public » (al. 5).
Telle que prévue par le projet de réforme, l’amende civile souffre d’une difficulté à fixer son montant. Par exemple : quid de la situation où l’auteur n’aura retiré qu’un faible profit grâce à une faute particulièrement grave ? Les trois critères cumulatifs posés à l’article 1266-1, alinéa 2, s’ils l’ont été avec la volonté affichée de limiter le pouvoir du juge, aboutissement au bout du compte au résultat inverse : en fonction du critère qui apparaîtra prépondérant pour le juge, le montant de l’amende civile, dans des hypothèses factuelles identiques, pourra alors être très différent31.
Cette réflexion permet, en filigrane, de voir apparaître une difficulté plus théorique à manier l’amende civile. N’aurait-il pas été plus prudent, afin d’éviter notamment les affres de sa fixation, de la limiter en toute hypothèse au seul profit réalisé par l’auteur d’une faute lucrative ? Il s’agirait alors d’introniser en droit positif des dommages et intérêts dits simplement restitutoires. Le projet Terré de réforme de la responsabilité civile militait d’ailleurs ce sens32.
L’avantage des dommages et intérêts restitutoires, contrairement à l’amende civile telle qu’elle est prévue par le projet de loi, est de disposer d’un élément précis permettant leur fixation : le profit ou l’économie réalisé. De plus, ces dommages et intérêts demeurant dans une logique de rééquilibrage de la situation postérieurement à la réalisation du dommage, puisque c’est le dommage qui a créé le profit : sanctionner l’auteur de la faute à indemniser la victime puis, si besoin, à restituer le profit qu’il a réalisé permet de recréer une situation proche de celle qui avait cours avant l’avènement du dommage. Enfin, à demeurer dans une logique de restitution et non de sanction, cela évite de créer une confusion entre responsabilité civile et responsabilité pénale mais aussi de supporter les risques d’inconstitutionnalité qui découlent de la rédaction actuelle de l’article 1266-133. Ce d’autant que si le réel dessein du législateur n’est rien d’autre qu’une sanction alourdie de certains comportements, c’est par la voie pénale qu’il devrait procéder, en renforçant les sanctions prévues34.
A. D.
Notes de bas de pages
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1.
Knetsch J., « La désintégration du préjudice moral », D. 2015, p. 413.
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2.
Cass. 2e civ., 14 déc. 2017, n° 16-26687 : D. 2018, p. 386, note Bacache M. ; JCP G 2018, 204, note Binet J.-R. ; JCP G 2018, doctr. 262, note Stoffel-Munck P., Bloch C. et Bacache M. ; RJPF 2018, n°3, note Cayol A. ; AJ fam. 2018, p. 48, note Saulier M. ; RDSS 2018, p. 178, note Tauran T.
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3.
JCP G 2018, doctr. 262, note Stoffel-Munck P., Bloch C. et Bacache M.
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4.
V. not. Cass. 2e civ., 24 févr. 2005, n° 02-11999 : D. 2005, p. 671, obs. Chénédé F. ; RTD civ. 2005, p. 404, obs. Jourdain P. ; JCP G 2005, I 249, obs. Viney G. ; Resp. civ. et assur. 2005, comm. 145, note Hocquet-Berg S. – Cass. 2e civ., 24 mai 2006, n° 05-18663 : D. 2007, p. 2004, obs. Mouly J.
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5.
Cass. 2e civ., 4 nov. 2010, n° 09-68903 : D. 2011, p. 632, chron. Adida-Canac H. et Grignon Dumoulin S. ; JCP G 2011, 435, obs. Bloch C. – Cass. 2e civ., 18 avr. 2013, n° 12-18199 : D. 2014, p. 47, obs. Brun P. et Gout O. ; RTD civ. 2013, p. 614, obs. Jourdain P.
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6.
Il est à ce titre remarquable de constater que le juge judiciaire n’est pas demeuré isolé et a été récemment rejoint sur ce point par le juge administratif. TGI Niort, 17 sept. 2012, n° 11/01855 ; RLDC 2012, n° 99, note Philippot A. ; RJPF 2013, n° 1, note Gallois J. – CAA Nantes, 7 juin 2017, n° 16NT01005 : RFDA 2017, p. 983, concl. Bréchot F.-X.
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7.
V. C. civ., art. 725 et C. civ., art. 906.
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8.
Cass. 1re civ., 10 déc. 1985, n° 84-14328 : D. 1987, p. 449, note Paire G.
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9.
Bacache M., Nouveau préjudice moral pour l’enfant conçu au jour du décès accidentel de son père, D.2018, 386.
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10.
Dintilhac J.-P. (dir.), Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, ministère de la Justice, mars 2006, p. 4.
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11.
Cass. crim., 23 oct. 2012, n° 11-83870 : D. 2013, p. 1993, obs. Pradel J. ; RTD civ. 2013, p. 125, obs. Jourdain P. ; AJ pénal 2012, p. 657, obs. de Combles de Nayves P.
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12.
Ce préjudice moral est celui subi par les proches de la victime directe pendant la maladie traumatique de celle-ci, jusqu’à son décès.
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13.
JCP G 2018, doctr. 262, note Stoffel-Munck P., Bloch C. et Bacache M.
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14.
Cayol A., « Reconnaissance du préjudice moral de l’enfant à naître ! », note préc.
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15.
Leroyer A.-M., « L’avis du Comité d’éthique sur les demandes sociétales de recours à l’AMP ou les présupposées idéologiques d’une pensée institutionnelles », JCP G 2017, 1583.
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16.
Avis du Comité consultatif national d’éthique n° 126, 15 juin 2017, p. 26.
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17.
Brun P., Responsabilité civile extracontractuelle, 4e éd., 2016, LexisNexis, nos 595 et s.
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18.
Cass. 2e civ., 5 juill. 2001, n° 99-18712 : Bull. civ. II, n° 135.
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19.
Cass. 2e civ., 14 févr. 1985, n° 83-13970 : Bull. civ. II, n° 40.
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20.
Carval S., La responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, 1995, LGDJ ; Mésa R., « L’opportune consécration d’un principe de restitution intégrale des profits illicites comme sanction des fautes lucratives », D. 2012, p. 2754.
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21.
Cass. 1re civ., 1er déc. 2010, n° 09-13.303 : JCP G 2011, 435, n° 11, obs. Stoffel-Munck P. ; RTD civ. 2011, p. 122, obs. Jourdain P.
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22.
Carval S., « Le projet de réforme du droit de la responsabilité civile », JCP G 2017, 401.
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23.
Graziani F., « La généralisation de l’amende civile : entre progrès et confusions », D. 2018, p. 428 ; Juen E., « Vers la consécration des dommages-intérêts punitifs en droit français », RTD civ. 2017, p. 565 ; Dreyer E., « La sanction de la faute lucrative par l’amende civile », D. 2017, p. 1136 ; Rousseau F., « Projet de réforme de la responsabilité civile : l’amende civile face aux principes directeurs du droit pénal », JCP G 2018, doctr. 686.
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24.
Mésa R., Les fautes lucratives en droit privé, thèse, 2006, Littoral.
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25.
Dans le même sens, Lacroix M., « Pour une reconnaissance encadrée des dommages-intérêts punitifs en droit français privé contemporain, à l’instar du modèle juridique québécois », La revue du barreau Canadien 2006, vol. 85, p. 586.
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26.
Grare C., Recherches sur la cohérence de la responsabilité délictuelle : l’influence des fondements de la responsabilité sur la réparation, 2005, Dalloz, n° 297.
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27.
L’on peut ici penser pour s’en convaincre à la cessation de l’illicite. V. pour ses relations avec le principe de la réparation intégrale, Bénabent A., Droit des obligations, 15e éd., 2016, LGDJ, n° 681. Sur la cessation de l’illicite en général, v. Bloch C., La cessation de l’illicite : recherche sur une fonction méconnue de la responsabilité civile extracontractuelle, 2008, Dalloz.
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28.
Cass. 1re civ., 1er déc. 2010, n° 09-13.303.
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29.
Selon la disposition prévue dans l’avant-projet de loi du 29 avril 2016, la faute devait être délibérée et lourde. Il était alors assez étonnant d’exiger une faute délibérée, dont l’élément volontariste ne fait aucun doute, et une faute lourde, davantage consécutive à un comportement négligeant de l’agent.
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30.
V. Rousseau F., « Projet de réforme de la responsabilité civile : l’amende civile face aux principes directeurs du droit pénal », JCP G 2018, doctr. 686 ; Dreyer E., « La sanction de la faute lucrative par l’amende civile », D. 2017, p. 1136.
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31.
Dans le même sens, Dreyer E., « La sanction de la faute lucrative par l’amende civile », D. 2017, p. 1136.
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32.
Terré F. (dir.) Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, 2011, Dalloz, p. 199, n° 54.
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33.
Graziani F., « La généralisation de l’amende civile : entre progrès et confusions », D. 2018, p. 428 ; Carval S., « Le projet de réforme du droit de la responsabilité civile », JCP G 2017, 401.
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34.
Dans le même sens, Dreyer E., « La sanction de la faute lucrative par l’amende civile », D. 2017, p. 1136.