Lutte gréco-romaine : l’entraîneur astreint à une obligation de surveillance renforcée
Un grave accident survenu lors d’un entraînement de lutte offre à la Cour de cassation l’occasion de revenir sur le sujet des obligations de moyens renforcées qui confinent à l’obligation de résultat. Si les critères de distinction entre les deux catégories d’obligations de moyens et de résultat sont déterminés par l’aléa de la prestation et le comportement de la victime, en revanche, le contenu de l’obligation de moyens renforcée dépend de paramètres propres à chaque activité. À cet égard, l’arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation, du 16 mai 2018, donne un éclairage intéressant sur la consistance de l’obligation de sécurité dans le cas des sports à risques.
Cass. 1re civ., 16 mai 2018, no 17-17904
1. Lors d’un entraînement de lutte libre encadré par un moniteur expérimenté, un des combattants est victime d’une luxation des vertèbres, provoquant une tétraplégie. L’accident est survenu au cours d’un jeu appelé Survivor qui permet de mettre en application les prises enseignées pour la pratique de la lutte. Les règles qui régissent cette discipline proscrivent celles susceptibles d’engendrer un danger au niveau de la colonne vertébrale. C’est pour ces raisons que la prise tête seule est interdite. En l’espèce, la technique utilisée en réaction à une attaque portée par la victime était, selon les deux experts, « une prise très habituelle, qui n’est pas réputée dangereuse en soi, ni même réservée à une pratique de haut niveau ». En revanche, le rapport médico-légal avait conclu à sa dangerosité au vu de ses conséquences dramatiques pour la victime. Les juges du fond considérèrent que ces divergences entre avis d’experts ne rapportaient pas la preuve que l’auteur de la prise avait commis une action interdite par le règlement fédéral de la lutte. Toutefois, ils estimèrent que le club organisateur de l’entraînement avait manqué à son obligation contractuelle de sécurité. La Cour de cassation approuve cette analyse et rejette le pourvoi en cassation formé par l’association.
2. L’action en responsabilité aurait d’abord pu être engagée contre l’auteur de la prise litigieuse. Sans doute celle-ci n’était pas interdite par le règlement fédéral mais sa dangerosité avait été relevée, comme il vient d’être dit, par le rapport médico-légal. Or dans une précédente espèce, la Cour de cassation a admis qu’un lutteur « chevronné » possédant une expérience de 8 années avait commis une faute d’imprudence en pratiquant sur un débutant une prise qui ne correspondait pas à ses aptitudes1. Tel était le cas, en l’espèce, de l’auteur des faits, qui, pratiquant la lutte depuis 3 ans et surpassant son adversaire en gabarit, ne pouvait ignorer le risque qu’il prenait en pratiquant une saisie de sa tête suivie d’une traction et rotation brutale. En admettant que les juges aient estimé que cette action dangereuse était constitutive d’une faute, la victime assurée par son club en application de l’article L. 321-1 du Code du sport, aurait eu la garantie d’être indemnisée.
3. À défaut d’agir contre l’auteur des faits, elle pouvait assigner l’association organisatrice de l’entraînement sur le fondement de la responsabilité délictuelle. En effet, en vertu de l’article 1384, alinéa 1er du Code civil dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, les associations sportives sont responsables des dommages que leurs membres causent à autrui. Toutefois, cette action est subordonnée à la violation des règles du jeu. Or, comme il a été dit, la preuve n’a pas été établie qu’il y a avait eu violation du règlement fédéral de la lutte. Dans ces conditions, il restait au lutteur la voie de la responsabilité contractuelle du club en vertu de l’article 1147 du Code civil dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. Fallait-il encore démontrer que le club ou son entraîneur2 avaient manqué à leur obligation de sécurité. La question de l’étendue et de l’intensité de cette obligation, œuvre créatrice des tribunaux, a occupé l’essentiel des débats entre les parties. L’arrêt donne, à cet égard, des réponses jugées suffisamment importantes pour avoir les honneurs du Bulletin même si elles ne font que confirmer une jurisprudence déjà bien établie.
4. Sauf exception3, les organisateurs sportifs ne sont pas tenus par une obligation de résultat en raison de l’aléa propre à toute prestation d’activité sportive. À la différence du transporteur qui a la possibilité de promettre à ses passagers de les conduire sains et saufs à destination, l’organisateur sportif ne peut mieux faire que de prendre toutes les mesures nécessaires à la sécurité des personnes qu’il encadre. Alors que le transporteur a la maîtrise complète de l’opération, l’organisateur sportif doit compter avec la participation active du sportif. Cette contrainte affecte la nature de l’obligation de sécurité qui n’est alors que de moyens. Aussi, tandis que la responsabilité du débiteur d’une obligation de résultat (le transporteur) est engagée du seul fait de la survenance du dommage, celle du débiteur d’une obligation de moyens (en l’occurrence tant le club sportif que ses moniteurs4) est subordonnée à la commission d’une faute dont la charge de la preuve incombe au créancier de l’obligation de sécurité (ici le pratiquant).
5. Entre l’obligation de sécurité de résultat et l’obligation de sécurité de moyens vient s’intercaler l’obligation de sécurité dite « renforcée » ou « alourdie ». L’obligation de diligence du débiteur est alors particulièrement rigoureuse au point que, dans certains cas, les tribunaux mettent une présomption de faute à sa charge5. Elle s’explique par l’anormalité du risque auquel est exposé le créancier. C’est le cas des sports réputés pour leur potentielle dangerosité. Lorsque le risque d’accident est accru, le créancier de l’obligation de sécurité est en droit d’exiger une protection renforcée comme l’affirme la Cour de cassation pour qui « le moniteur de sports est tenu, en ce qui concerne la sécurité des participants, à une obligation de moyens, cependant appréciée avec plus de rigueur lorsqu’il s’agit d’un sport dangereux »6.
6. Il n’existe aucune définition légale ou réglementaire des sports dangereux7. On peut toutefois estimer qu’entrent dans cette catégorie tous ceux dont la pratique est susceptible de provoquer des accidents graves ou mortels. C’est notamment le cas des sports de combat impliquant « un corps à corps » entre les protagonistes. Voilà pourquoi les règlements fédéraux précisent les conditions dans lesquelles les gestes dangereux, comme certaines prises, doivent être exécutés pour préserver l’intégrité physique des combattants. Ainsi, il s’avère qu’entre lutteurs la saisie complète de la tête de l’adversaire par enroulement des deux bras est interdite afin de prévenir le risque de luxation des vertèbres cervicales. Il n’empêche que de tels règlements peuvent être enfreints par maladresse, excès de combativité ou manque de discernement, spécialement dans la pratique de sports fondés sur les réflexes des combattants dont les actions s’effectuent avec une extrême rapidité. Aussi, c’est sans surprise que la Cour de cassation approuve la cour d’appel pour avoir postulé que la lutte était un « sport potentiellement dangereux ».
7. Reste à déterminer à quel seuil d’exigence de sécurité sont tenus les organisateurs sportifs encadrant des sports à risques. En effet, la formulation assez vague de la haute juridiction laisse une importante marge d’appréciation aux tribunaux même si elle se réserve le pouvoir, comme l’atteste la présente affaire, d’exercer un contrôle sur la manière dont ils évaluent les manquements de l’organisateur.
8. Dans la pratique des sports dangereux, le renforcement de l’obligation de sécurité est pour l’essentiel déterminé par le niveau des participants8. S’il s’agit de novices, les organisateurs doivent redoubler de vigilance dès lors que leurs élèves ne maîtrisent qu’imparfaitement la technique de la discipline sportive pratiquée et qu’ils peuvent être impressionnés par un environnement hostile susceptible de leur faire perdre leurs moyens. Ainsi, dans les sports aériens les néophytes sont particulièrement vulnérables lors de leur premier vol en solo, comme cette jeune femme prise de panique aussitôt après le décollage de son ULM et incapable de maîtriser l’appareil qu’elle pilotait9 ou cette stagiaire accidentée à l’atterrissage en raison d’une perte d’énergie qu’elle n’avait pas signalée10. Dans ce cas la Cour de cassation a été jusqu’à reprocher aux organisateurs de n’avoir pas pris la précaution de s’enquérir de l’état physique de leur élève ou d’avoir mal apprécié sa capacité de résistance psychologique.
9. Dans les sports qui se pratiquent « au corps à corps » se pose la question du gabarit respectif des deux combattants. En compétition, il doit être identique pour ne pas fausser le jeu. En revanche, il est admis qu’à l’entraînement, des combats entre lutteurs de constitution et de niveaux techniques différents puissent présenter des vertus pédagogiques. La Cour de cassation a d’ailleurs eu l’occasion d’affirmer que le fait, pour l’organisateur d’une séance d’initiation au ju-jitsu, de faire combattre ensemble débutants et initiés n’était pas constitutif d’une faute11.
10. Il ne pouvait donc être reproché à l’entraîneur d’avoir autorisé ce combat entre deux lutteurs présentant une disparité importante de gabarit et d’expérience, le premier pratiquant la lutte depuis 3 ans et demi et le second étant encore en phase d’initiation.
11. Mais précisément cette double circonstance de carrures et de niveaux différents privant la victime de la capacité d’adopter la réaction appropriée à l’action d’un adversaire expérimenté a eu une influence directe sur l’intensité de l’obligation de sécurité. Les conditions d’un risque potentiel d’accident étant réunies, on se trouvait dans les prévisions d’une obligation contractuelle de sécurité de moyens renforcée comme l’a énoncé à bon droit la cour d’appel.
12. L’entraîneur aurait donc dû redoubler de vigilance afin d’empêcher l’exécution de prises dangereuses comme celle pratiquée sur la victime. La Cour de cassation relève qu’il lui était possible de concentrer toute son attention et sa vigilance sur l’unique combat en cours puisqu’il n’avait aucun autre combat à surveiller. Elle observe, par ailleurs, qu’ayant une longue expérience de la lutte qu’il enseignait depuis 22 ans, il ne pouvait ignorer que la prise « avec traction et rotation de la tête de l’adversaire était porteuse d’un risque majeur de lésions cervicales graves et irréversibles ». Pour autant aurait-il pu intervenir à temps pour faire cesser le combat compte tenu de la rapidité de l’action dans ce genre de sport ? La Cour de cassation n’a-t-elle pas relevé, dans des circonstances voisines, que l’absence d’un entraîneur pour corriger les erreurs de jeunes lutteurs n’aurait pas permis d’éviter l’accident en raison de la perte soudaine d’équilibre du lutteur ayant rendu dangereuse la prise qu’il pratiquait sur son adversaire12. La question du lien de causalité entre la faute et le dommage aurait donc mérité d’être soulevée. Quoi qu’il en soit cet arrêt, qui fait suite à un précédent rappel à l’ordre des clubs d’escalade pour avoir laissé des grimpeurs opérer seuls sans s’être assurés de leur niveau13, aura fourni l’occasion d’un nouveau signal de rigueur aux clubs sportifs.
Notes de bas de pages
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1.
Cass. 1re civ., 13 janv. 1993, n° 91-11864.
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2.
L’association sportive répond, sur le modèle de la responsabilité du fait d’autrui, du fait de toute personne qu’elle a chargée de l’exécution du contrat passé avec ses adhérents sans distinguer selon qu’il s’agit de préposés ou de cadres bénévoles.
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3.
Il s’agit de contrats à exécution successive où alternent des phases pendant lesquelles le sportif a tantôt un rôle actif tantôt un rôle passif, comme c’est le cas du toboggan aquatique (Cass. 1re civ., 28 oct. 1991, n° 90-14713 : Bull. civ. I, n° 289, p. 190 ), du télésiège (Cass. 1re civ., 10 mars 1998, n° 96-12141 : Bull. civ. I, n° 110, p. 73) ou encore du parapente (Cass. 1re civ., 21 oct. 1997, n° 95-18558 : Bull. civ. I, n° 287, p. 193).
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4.
Cass. 1re civ., 21 nov. 1995, n° 94-11294 : Bull. civ. I, n° 424, p. 296.
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5.
Comme c’est le cas pour le contrat de prise en pension d’un cheval (Cass. 1re civ., 10 janv. 1990, n° 87-2023 : Bull. civ.1, n° 6, p. 5 – Cass. 1re civ., 24 févr. 1993, n° 90-18289).
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6.
À propos d’un accident de planeur, Cass. 1re civ., 16 oct. 2001, n° 99-18221 : Bull. civ. I, 2001, n° 260, p. 164 ; D. 2002, Somm., p. 2711, obs. Lacabarats A., JCP G 2002, II 10194, note Lièvremont C. ; RTD civ. 2002, p. 107, obs. Jourdain P. ; Gaz. Pal. 1er oct. 2002, n° C8487, p. 8, note Polère P.
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7.
L’article L. 212-2 du Code du sport fait seulement état d’activités « se déroulant dans un environnement spécifique » et « impliquant le respect de mesures de sécurité particulières ».
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8.
Il l’est parfois en considération du contenu et de la nature de la convention conclue comme dans le cas des sports équestres. En ce sens, Cass. 1re civ., 3 mai 1988, n° 86-18778 : Bull. civ I, n° 126, p. 87.
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9.
Cass. 1re civ., 29 nov. 1994, n° 92-11332 : Bull. civ. I, n° 351, p. 253.
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10.
Cass. 1re civ., 5 nov. 1996, n° 94-14975: Bull. civ. I, n° 380 p. 266 ; D. 1998, Somm., p. 37, obs. Lacabarats A.
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11.
Cass. 1re civ., 17 oct. 2000, n° 98-17915.
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12.
Cass. 1re civ., 11 juin 1980, n° 78-13566 : Bull. civ. II, n° 141.
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13.
Cass. 1re civ., 15 déc. 2011, nos 10-23528 et 10-24545 : Bull. civ. I, 2011, n° 219.