Lutter contre l’immigration irrégulière : un défi à relever ?
La polémique sur le choix de sa date de publication par Pierre Moscovici a fini par occulter presque totalement le contenu du rapport de la Cour des comptes sur la politique de lutte contre l’immigration irrégulière. Valérie-Odile Dervieux s’est plongée dans ce volumineux document et nous en livre les principales conclusions.
Dans un rapport très critique de 141 pages, publié le 4 janvier 2024, la Cour des comptes (CDC) analyse « la politique de lutte contre l’immigration irrégulière ».
La CDC estime la lutte contre l’immigration irrégulière, souffre d’un cadre légal instable, d’une organisation inadaptée, de moyens insuffisants et d’une absence de vision et de stratégie globale de la part du ministère de l’Intérieur qui en assure le pilotage.
Au-delà des polémiques sur le choix de sa date de publication[1], son caractère public[2] et des développements spécifiques sur la situation en Guyane, que peut-on en retenir [3]?
I/ Des constats qui piquent
A/ Des cadres fluctuants
Un nombre incertain
Le nombre d’étrangers en situation irrégulière (ESI) est incertain.
La CDC l’évalue à 466 000 à la fin 2023 en se basant notamment sur le nombre de bénéficiaires de l’aide médicale d’État (439 000 fin juin 2023) et le relativise au regard des 7 millions de personnes immigrées en situation légale recensées par l’Insee[4].
Ce nombre doit être mis en lien avec le nombre de refus d’entrée sur le territoire, des éloignements[5] et le coût de la politique de lutte contre l’immigration irrégulière (v. infra).
Un cadre juridique mouvant
Le cadre juridique, qui traduit la recherche d’un équilibre entre l’expression de la souveraineté nationale et la protection des droits des personnes, relève du droit européen (Accords de Schengen de 1995 ; Directive européenne « retour » du 16 déc. 2008) et du droit interne (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile –CESEDA- et police administrative).
Outre une jurisprudence foisonnante, une compétence partagée entre le juge judiciaire[6] et le juge administratif le cadre légal , déjà complexe, a fait l’objet de 133 modifications en moins de dix ans.
Bientôt 134 avec le projet de loi pour contrôler l’immigration actuellement soumis au Conseil constitutionnel.
B/ Des moyens inadaptés :
Si les deux objectifs de la politique de lutte contre l’immigration irrégulière – empêcher les personnes non autorisées d’accéder au territoire national ; faire partir – volontairement ou non – ceux qui n’ont pas/plus le droit d’y demeurer sont clairs, ils se heurtent à la réalité des moyens et des organisations.
Des préfectures qui ne suivent pas
À l’exception des peines d’interdiction de territoire français, prononcées par un juge dans le cadre pénal[7], le traitement des personnes étrangères en situation irrégulière est une procédure administrative dont le préfet de département est l’ordonnateur : il prononce les mesures d’éloignement, de placement en rétention/assignation à résidence, assure la défense de l’État lors des procédures contentieuses et assure les démarches d’éloignement auprès des consulats étrangers.
Les OQTF (obligation de quitter le territoire français) qui concernent majoritairement Algériens, Marocains et Tunisiens[8], dont le nombre augmente sans que les moyens suivent, sont réparties de manière très disparate sur le territoire national.
*De 2018 à 2023, le nombre des OQTF a augmenté de 60 % alors que les effectifs préfectoraux dédiés ont augmenté seulement de 9 %[9].
*Entre 2019 et 2022, les préfets ont prononcé 447 257 OQTF (y compris outre-mer) dont la moitié émane de 10 préfectures[10].
La plupart des préfectures sont surchargées, commettent régulièrement des erreurs de droit[11], rencontrent des difficultés à respecter les délais légaux et externalisent vers des avocats, avec un succès tout relatif, la défense contentieuse de leurs décisions devant les juridictions compétentes[12].
Une informatique fragmentée
Les ESI « apparaissent » dans de nombreuses procédures administratives lors de leur parcours migratoire.
L’obsolescence du logiciel AGDREF de gestion des étrangers en France, la mauvaise communication entre les logiciels du ministère de l’Intérieur et les bases de données des autres ministères et l’interconnexion des 13 systèmes dédiés au contrôle des frontières[13] ne permettent pas de mettre à la disposition des préfectures une vision complète des parcours des ESI[14].
C/ Une lutte contre l’immigration illégale mal assurée sous ses deux aspects
Une protection des frontières mal maîtrisée :
Les deux autorités en charge de la protection des frontières – la PAF (police de l’air et des frontières qui dépend du ministère de l’Intérieur et les douanes (ministère de l’économie) – assument la tenue de 126 points d’entrée dans l’espace Schengen (aéroports et ports internationaux) et, depuis fin 2015, le contrôle aux frontières intérieures[15].
Depuis 2015 et malgré 240 000 refus d’entrée (2018-2022), le nombre global d’entrées irrégulières sur le territoire national s’accroît.
La CDC déplore une gestion inadaptée des frontières, une coopération insuffisante avec les pays limitrophes et une mauvaise organisation :
*Le contrôle frontalier, très consommateur en moyens humains et matériels reste inefficace en ce que la PAF ne relève que l’identité déclarée des personnes interpellées, ne l’intègre pas dans un système d’information national, ne prend pas leurs empreintes, ne scanne pas les documents d’identité présentés et enfin n’opère pas, sauf exception, de vérifications avec les fichiers de police.
*L’agence FRONTEX, exclusivement compétente pour surveiller les frontières extérieures de l’espace Schengen , est d’un soutien réduit et la France peine à développer des dispositifs de coopération opérationnelle avec ses voisins, y compris avec les Britanniques.
*Les moyens engagés pour la surveillance des frontières aériennes, maritimes et terrestres, sont mal organisés en ce que les prérogatives respectives de la PAF et des douanes diffèrent de manière parfois injustifiée, la répartition géographique des tâches n’est pas adaptée[16] et les apports de la « force frontière » annoncée à l’été 2023 restent flous.
Des procédures d’éloignement des ESI peu effectives
Le retour dans le pays d’origine peut être volontaire, aidé ou forcé.
Pour préparer un éloignement forcé, les préfectures peuvent restreindre la liberté d’aller et de venir de la personne étrangère, en l’assignant à résidence ou en la plaçant dans l’un des 22 centres de rétention administrative (CRA) répartis sur le territoire national[17], pour une durée maximale de 90 jours .
Les CRA sont soumis à une jauge obligatoire (contrairement aux lieux de détention).
Seule une petite minorité – autour de 10 % – des OQTF est exécutée car :
*L’administration peine à démontrer l’identité des étrangers en situation irrégulière, qui souvent ne possèdent pas de document d’identification ou les ont volontairement détruits.
*De nombreux pays d’origine refusent de délivrer les laissez-passer consulaires nécessaires à leur éloignement en l’absence de passeport.
*La mise en œuvre de l’éloignement forcé se heurte fréquemment au refus d’embarquement de la personne étrangère ou de la compagnie aérienne.
Dans les faits, seule la rétention administrative préalable dans un CRA permettrait un éloignement forcé effectif:
Entre 2019 et 2022, 5 % des ESI titulaires d’une OQTF ont été placés dans l’une des 1 717 places disponibles en CRA et 50% des personnes placées en CRA ont été effectivement éloignées.
Le nombre d’éloignements forcés était en 2019 de18 915 et de 11 409 en 2022 (Royaume-Uni : 3 531 ; Allemagne : 12 945)
Fort de ce constat, depuis août 2022, le ministère de l’Intérieur a engagé un plan de construction de nouvelles places en CRA pour atteindre 3 000 lits et priorise la rétention administrative des personnes qui présentent une menace à l’ordre public ou ont fait l’objet d’une condamnation pénale (Plus de 90 % des retenus fin 2022). Ce choix a des conséquences sur la gestion des CRA en termes d’allongement du délai moyen de rétention et de multiplication des dégradations et incidents[18].
Par ailleurs, la très grande majorité des ESI, dont l’éloignement n’est pas prioritaire et qui ne sont donc pas placés en CRA, se maintiennent sur le territoire national. Pour ces profils, l’aide au retour volontaire doit être encouragée : 4 979 retours aidés ont été exécutés en 2022[19] en France contre 26 545 en Allemagne
La CDC estime que le découplage entre le nombre d’OQTF prononcés et celui de leur exécution effective donne une mauvaise image de la France, génère un appel d’air pour les entrées irrégulières voire les trafics.
D/ Un coût disproportionné ?
À défaut de « reconstitution fiable » puisque le document de politique transversale relatif à la politique française de l’immigration et de l’intégration annexé à chaque projet de loi de finances ne vise pas en soi la politique de lutte contre l’immigration irrégulière[20], la CDC évalue le coût de la politique de lutte contre l’immigration illégale à 1,8 Md€/an dont 90 % supportés par le ministère de l’Intérieur[21] .
Cela intègre notamment le coût des « vecteurs d’éloignement » (schéma P97), de l’éloignement aidé (tableau P 106), de la rétention en CRA (1 journée de rétention = 602 € ), de l’éloignement forcé effectif (4 414 €/unité) et les ETPT (16 000 fonctionnaires et militaires à temps plein, dont 3/4 PAF[22]).
II/ des préconisations tous azimuts
La CDC formule 10 recommandations dont 9 concernent le ministère de l’Intérieur et des outre-mer, 1 le ministère de la Justice, 1 le ministère des affaires étrangères, 1 du ministère de 1 économie, des finances, de la souveraineté industrielle et numérique et 1 le Premier ministre.
Premier ministre
Formaliser une stratégie interministérielle de lutte contre l’immigration irrégulière, et s’assurer de sa mise en œuvre par une instance interministérielle
Ministères de l’intérieur, de l’économie/finances/souveraineté industrielle et numérique
Revoir la répartition des points de passage frontalier entre la PAF et les douanes afin de confier à la première ceux dont le trafic des voyageurs a fortement augmenté et qui présentent des enjeux de sécurité importants
Ministères de l’intérieur et de la justice
Simplifier le contentieux de l’éloignement en réduisant le nombre de procédures juridictionnelles et en les distinguant selon le degré réel d’urgence ;
Ministères de l’intérieur et de celui des affaires étrangères
Centraliser la procédure de délivrance de laissez-passer consulaires, sauf pour les préfectures ayant un consulat à proximité (ministère de l’Intérieur et des outre-mer, ministère de l’Europe et des affaires étrangères)
Ministère de l’Intérieur
*Recueillir et conserver les données d’identité des étrangers interceptés lorsqu’ils franchissent irrégulièrement les frontières intérieures et extérieures, via la constitution de systèmes d’information et d’un cadre juridique adapté
*Sur la bande frontalière, aligner les pouvoirs d’inspection de la PAF sur le cadre applicable aux douanes en matière d’inspection de véhicules.
*Renforcer les effectifs des services chargés des étrangers en préfecture, afin d’améliorer la qualité des décisions et d’assurer la représentation systématique[23] de l’État aux audiences devant le juge judiciaire et le juge administratif.
*Améliorer l’urbanisation des systèmes d’information et applications utilisées pour le contrôle des frontières et le suivi des étrangers afin d’en simplifier l’utilisation et de renforcer la fiabilité des données.
*Identifier de manière systématique les OQTF prononcées pour troubles à l’ordre public et suivre l’exécution de la mesure d’éloignement.
*Rendre le dispositif de l’aide au retour volontaire plus souple en termes de personnes éligibles, de modulation du montant et de présence requise sur le territoire national.
Conclusion
Le rapport n’aborde ni l’immigration régulière, ni le droit d’asile[24], ni le statut particulier des MNA (mineurs non accompagnés)[25] qui font l’objet de rapports antérieurs, ni les liens procédure pénale/immigration illégale[26].
L’ensemble de ces thématiques mériteraient pourtant une approche systémique.
La lutte en profondeur et sur le long terme contre les réseaux criminels qui contribuent à l’immigration irrégulière (filières de passeurs et fraude documentaire et à l’identité[27]) en dépend aussi[28] .
Dans l’attente des dernières évolutions du droit positif et notamment de l’avis qui sera rendu le 25 janvier prochain[29] par le Conseil constitutionnel sur la loi sur l’immigration, on peut aussi lire le document de politique transversale « Politique française de l’immigration et de l’intégration », annexé au projet de loi de finances pour 2024[30] qui livre des éléments particulièrement intéressants.
[1] Pierre Moscovici critiqué pour avoir reporté la publication d’un rapport de la Cour des comptes sur l’immigration, Le Monde 8 janv. 23.
Dans son introduction le rapport indique faussement qu’à sa date de publication, le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », présenté le 1er février 2023 en Conseil des ministres, « est en discussion au Parlement ».
[2] Dans un souci de transparence , tous les rapports CDC sont publiés (rapport d’activité 2022 du 20/06/23)
[3] Cette synthèse ne vise pas à l’exhaustivité.
[4] Flux annuels des titres de séjour et demandes d’asile : graphique P 28 du rapport
[5] Graphiques et tableau P35, 99 et 100 du rapport
[6] P 63 et 81 du rapport
[7] 7 251 entre 2019 et 2022
[8] Tableau p 92
[9] Graphique rapport P 59
[10] Carte en P 58 du rapport
[11] Tableau des procédures OQTF p 66 du rapport
[12] Le contentieux des séjours irréguliers représente 41 % du contentieux soumis aux juridictions administratives.
[13] Tableau des systèmes d’information : P 136 du rapport
[14] Le prononcé d’une OQTF n’est pas automatiquement transféré aux organismes de sécurité sociale ou aux bailleurs sociaux, ce qui peut entraîner le versement indu de prestations sociales.
[15] CE N° 463850, 10ème – 9ème chambres réunies, 27 juillet 2022
[16] Carte des non-admissions et ESI objets d’une procédure par zone (France hexagonale) : P 29 du rapport
[17] Liste des CRA : P86 du rapport
[18] Tableau des effectifs affectés en CRA : P87 du rapport
[19] Bilan des aides délivrées, des bénéficiaires et des divers coûts : P 106 du rapport
[20]www.budget.gouv.fr/documentation/documents-budgetaires/exercice-2024/le-projet-de-loi-de-finances-et-les-documents-annexes-pour-2024/documents-de-politique-transversale-2024
[21] Tableau du coût des moyens de lutte contre l’immigration irrégulière en 2022 (en M€) : P114/115 du rapport
-Méthodologie de calcul du coût direct de la politique de lutte contre l’immigration irrégulière : P 139 du rapport
[22] PAF = hausse globale de ses effectifs depuis 2017, mais gestion RH par à-coups (2022 : 10 500 effectifs dans l’Hexagone et 1 300 en outre-mer = moins de 10 % des effectifs de la police nationale.
[23] L’externalisation– appel aux avocats- a un coût important qui « dégraderait la qualité » avec un taux d’annulation important : en 2022 il est de 31% devant le juge administratif et de 59% devant le juge judiciaire. (P64 du rapport)
[24] rapport CDC mai 20 « L’entrée, le séjour et le premier accueil des personnes étrangères »
CDC avril 23 Analyse de l’exécution budgétaire 2022,: Mission «Immigration, asile et intégration»
[25] Rapport CDC 17 déc. 20. La prise en charge des mineurs non accompagnés :
[26] – Lien entre une obligation de quitter le territoire français et une condamnation pénale, Question écrite n°00441 – 16e législature
– Les conditions d’une sanction pénale pour l’étranger qui s’est soustrait à l’OQTF, Actu Jurique 27/04/23, C ; Berlaud
– Cass. crim., 13 avr. 2023, no 22-81676 , .
Lire « L’étranger sous OQTF et la procédure pénale « , Actu Juridique, 9 janv. 2023, Xavier Pottier , vice-président au tribunal administratif de Melun
[27] Tableau des filières d’immigration irrégulière démantelées de 2017 à 2022 en P 71 du rapport
Tableau des porteurs de faux par service de 2017 à 2022 (comptabilisés par la DNPAF, France hexagonale) P75 du rapport
[28] Décret du 27 déc. 2022 portant création d’un office de lutte contre le trafic illicite de migrants.
[29] « ni une chambre d’écho des tendances de l’opinion, ni une chambre d’appel des choix du Parlement », .
[30] www.budget.gouv.fr/documentation/documents-budgetaires/exercice-2024/le-projet-de-loi-de-finances-et-les-documents-annexes-pour-2024/documents-de-politique-transversale-2024
Référence : AJU414140