L’UE, une quasi-fédération à reconfigurer ?
Pour sauver l’Europe, il faut la renforcer. Telle est, à la suite du Brexit, la résolution érigée en credo par certains des chefs des principaux États membres de l’UE. Ce propos masque une réalité assez évidente le rendant paradoxal : avec la mise en œuvre du traité de Lisbonne, l’UE a atteint un niveau d’intégration supérieur en tant qu’organisation politique. Elle est devenue une quasi-fédération avec tous les attributs qui s’attachent à cet état en matière de pilotage du projet européen. Y a-t-il lieu dès lors d’aller plus loin, et vers quelle destination au juste ? Pendant ce temps, nombre des États membres éprouvent le sentiment, en tant que passagers de ce lourd vaisseau, que leur destin leur échappe.
Le Brexit marque un coup d’arrêt dans l’avancée du projet européen, et c’est un sentiment largement partagé que ce vote de rejet vaut avertissement. Il offre aux observateurs dudit projet érigé en Union par le traité de Lisbonne1 – traité dit modificatif des précédents actes fondateurs – l’occasion de remettre sur le métier la réflexion sur la manière de le concevoir au mieux, dès lors que la démarche intégratrice voulue à Bruxelles a été sanctionnée par le Brexit et ce, dans le sillage du scepticisme grandissant relevé au sein de la population d’un nombre croissant d’États de l’Union, dont la France, quant à l’utilité de l’UE et à l’opportunité de lui appartenir. Il s’ensuit que le concept d’« Europe des nations » estimé néandertalien par les fédéralistes européens apparaît, depuis quelque temps, rien moins que suranné. Il est plausible que le regain du sentiment national observé dans ces États, qui traduit également un mouvement de défiance envers le projet européen, a été provoqué par les excès de l’eurocratie illustrés en particulier par son intempérance en matière de production de normes juridiques avec le reflet orwellien que cette dérive projette.
Dans l’édulcoration des singularités nationales à travers une européanisation du droit de plus en plus prégnante au quotidien, présentée par nombre de juristes comme le passage obligé vers la modernité, d’une part, et dans l’érosion programmée de la souveraineté des États membres par leurs dirigeants à l’insu de l’homme de la rue, d’autre part, résident sans doute les causes du scepticisme ambiant nourri à l’égard de l’UE. Redonner à la subsidiarité toute sa place au sein de la construction européenne fait dès lors figure d’hypothèse de travail pertinente dans la perspective d’une relance du projet communautaire.
I – La relance du projet européen par la restauration de la subsidiarité ?
Le principe de subsidiarité se définit comme un principe d’organisation qui vise à répartir au sein d’une entité donnée l’exercice des compétences entre les différents niveaux de décision que cette entité comporte par la recherche du niveau d’intervention le plus pertinent2.En application de ce schéma de principe, le traité de Lisbonne prévoit dans son volet fonctionnement, en vertu du principe d’attribution, outre la reconnaissance de compétences exclusives à l’Union, la possibilité pour celle-ci d’intervenir dans le champ des attributions laissées aux États membres si l’action envisagée par eux ne peut être réalisée de façon satisfaisante. Il reste qu’en dehors du champ des compétences exclusives attribuées à l’Union, les États demeurent à un niveau de responsabilité détenteur d’un pouvoir normatif, celui se rapportant aux compétences qu’ils conservent. Une bonne pratique de la subsidiarité devrait dès lors conduire à conserver au droit national un espace substantiel, car le droit national est l’un des instruments de l’accomplissement de la subsidiarité. À cet égard, et à titre d’illustration de notre propos, nous pensons qu’aussi bien le régime juridique du permis de conduire que la définition des spécifications des ampoules électriques ne devraient pas relever des services de Bruxelles.
La force du projet européen, mais c’est aussi sa faiblesse, est d’obéir à une rationalité d’uniformisation et, de cette dynamique, découle mécaniquement, sous l’impulsion de la Commission, une restriction à l’autonomie des États3. Une forme d’insidieuse strangulation. Le traité de Lisbonne marque à cet égard le franchissement d’un nouveau palier intégrateur, dès lors qu’en sus du domaine des compétences exclusives, il institue un large domaine de compétences partagées entre l’Union et les États membres4, lequel réduit d’autant l’espace de la subsidiarité. En fait, ce nouveau cadre, complété par le Pacte de stabilité et de croissance, emporte l’Union vers le format d’une quasi-fédération secouée parfois de réflexes d’État unitaire. En témoignent certains de ses modes d’action, telles les observations, voire les consignes adressées aux États par la Commission en matière budgétaire en cas de méconnaissance de la règle des 3 % de déficit budgétaire par rapport au PIB, ou encore les rappels à l’ordre en cas de distance prise par les États avec certains des principes de l’Union, estimés intransgressables, tel celui de la liberté de circulation et d’installation sur les territoires. À ce propos, l’on a vu au cours de ces derniers mois les autorités bruxelloises stigmatiser le refus de certains États d’Europe centrale d’accepter le passage du flux des migrants orientaux sur leur territoire.
Mais pourquoi préserver les singularités nationales ? Plausiblement parce que cela correspond à l’attente des peuples et participe de leur bien-être, lequel est un des objectifs que s’assigne l’Union (art. 3 du traité). Le succès du Brexit a, même si cela n’a pas été assez souligné dans les commentaires de cet événement, reposé sur la volonté des Anglais que le droit national retrouve toute sa place dans l’organisation et le fonctionnement de la société britannique, de préférence au droit émanant d’instances bruxelloises, ressenties comme lointaines et pour ce motif considérées comme peu légitimes, si bien que le droit communautaire a été appréhendé de plus en plus comme un corps étranger, et sans doute aussi parce qu’il est arrivé que ce droit pose des prescriptions en trop grand décalage avec les conceptions, l’état d’esprit des Anglais. Ce sentiment est largement partagé dans les autres pays membres de l’Union.
Il s’ensuit que la subsidiarité constitue sans doute l’un des leviers à activer pour sortir le projet européen de son impasse actuelle…
II – L’UE, une quasi-fédération à rééquilibrer
On ne pourra longtemps encore faire l’Europe en l’absence des peuples, et quelque part contre eux – ce qu’on savait déjà avant le Brexit –, a fortiori si les difficultés rencontrées en matière de chômage, d’insécurité, d’immigration, de déséquilibre des échanges avec l’Asie et aussi, un atlantisme de l’UE à nuancer que ce soit en matière économique ou en politique étrangère, ne connaissent pas d’inflexions notables. À remarquer que les difficultés siègent au sein même de l’Union, les États membres se livrant entre eux en matière économique une vive concurrence. On en a une illustration parfaite en matière agricole avec les déboires que rencontrent les agriculteurs français face aux productions espagnoles et allemandes. Par ailleurs, faute d’harmonisation fiscale et sociale, de graves distorsions se sont créées entre les États, lesquelles constituent un sujet de discorde majeur. En clair l’UE sécrète ses propres maux, tel le dumping social qui résulte de l’autorisation des travailleurs détachés et la précarisation corrélative de l’emploi des nationaux. Il faut sans doute une défense européenne ainsi qu’envisagé à l’issue du dernier Conseil européen, mais ce sont d’abord ces questions récurrentes impactant la vie de millions de gens au quotidien qu’il faut régler. Or, elles demeurent tragiquement en suspens et l’Union, dans ce contexte d’immobilisme, reste à bien des égards une noix creuse.
Par ailleurs, il est illusoire d’attendre des instances bruxelloises une quelconque ouverture tant elles semblent assurées de l’infaillibilité de leurs conceptions. La controverse née dernièrement au sujet du traité transatlantique (TAFTA), entre la Commission et certains États membres, vient de l’illustrer de manière saisissante. Ces États, dont la France, ayant manifesté une vive réserve à l’égard de ce projet, la commissaire chargée de conduire, au nom de l’UE, la négociation avec les États-Unis, a prévenu que celle-ci allait en tout état de cause se poursuivre, ravalant de la sorte lesdits États contestataires au rang de comparses…
C’est donc à une reconfiguration du projet européen par modulation du principe d’attribution via une réactivation de la subsidiarité qu’il faut songer, de sorte qu’au sein de l’entité européenne le poids des instances communautaires soit équilibré par celui des États. De ce point de vue, l’avenir de l’Europe réside probablement dans le retour au modèle confédéral rappelant celui de la « Petite Europe » avec les adaptations utiles à apporter à ce schéma de principe compte tenu des nécessités de notre temps. Il ne s’agit nullement, dans notre esprit, d’un retour à un cadre de coopération du passé, mais de susciter un élan vers le franchissement d’une nouvelle frontière : l’Europe autrement, sachant toutefois que pour importante qu’elle soit, la problématique institutionnelle relative au modèle d’organisation à privilégier n’est qu’un aspect du dossier européen. Il y a les aspects économiques que nous avons évoqués, notamment les préoccupantes distorsions de concurrence entre États à l’intérieur du marché unique. L’urgence est aussi à la correction des vices qui affectent l’euro, lequel est à l’origine de graves disparités économiques entres les États membres de nature à hypothéquer la pérennité de la construction européenne5. La mise en place d’une structure de type confédéral peut contribuer au succès de cette démarche dès lors que, par cette voie, sera rendue aux États membres la marge de manœuvre qu’ils ont perdue aujourd’hui.
Notes de bas de pages
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1.
Rappelons que ce traité se présente sous la forme de deux actes : un traité sur l’Union européenne et un traité sur le fonctionnement de l’Union, le premier posant les principes gouvernant l’Union et le second se rapportant, entre autres, aux relations entre l’Union et les États membres.
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2.
Leclercq C., L’État fédéral, 1997, Dalloz, p. 3 et s.
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3.
De longue date il a été relevé qu’une bonne part de la production normative du Parlement français résulte de la transposition de textes d’origine européenne.
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4.
V. art. 3 et s. du traité sur le fonctionnement de l’Union (dans sa version consolidée), lesquels comportent l’énoncé des compétences exclusives, en gros, le pilotage économique de l’UE, celui des compétences partagées, et enfin celui des matières où l’Union peut faire preuve d’initiatives.
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5.
« En effet, un peu plus de dix ans après sa création, nous pouvons porter au passif de l’euro, le déclin de la France, la stagnation de l’Italie et du Portugal, l’effondrement de l’Espagne et de l’Irlande », in Vesperini J.-P., L’Euro, 2013, Dalloz, p. 208, et ce même expert monétaire d’ajouter : « Pour que l’euro soit au service de la croissance, il faut d’abord, comme nous l’avons vu, que la zone euro opère un changement radical de sa politique économique, aussi bien de sa politique monétaire que budgétaire », p. 213, augurant plus loin qu’à défaut, le projet européen pourrait tourner court avec une scission entre le groupe des pays du nord et l’ensemble formé par les pays méditerranéens…