L’interdiction temporaire des télévisions russes en Europe validée par le Tribunal de l’UE
Saisi par la société RT France d’une demande en annulation des décisions du Conseil européen du 1er mars 2022 portant interdiction temporaire de diffusion des télévisions russes en Europe, en raison du soutien qu’elles apportaient à l’intervention en Ukraine, le Tribunal de l’Union européenne, considérant les mesures nécessaires et justifiées, conclut au rejet de la requête (TUE, 27 juillet 2022, RT France c. Conseil de l’Union européenne, aff. T-125/22). L’éclairage d’Emmanuel Derieux, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2) et auteur de Droit des médias. Droit français, européen et international.
Le 1er mars 2022, quelques jours après l’entrée des troupes russes sur le territoire ukrainien, le Conseil de l’Union européenne a considéré qu’il était nécessaire « d’interdire des actions de propagande continues et concertées, au soutien de l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie, à destination de la société civile dans l’Union et dans les pays voisins, menées par l’intermédiaire de certains médias placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie, de telles actions constituant une menace pour l’ordre et pour la sécurité publics de l’Union ». En conséquence, il a adopté des mesures, complétant une décision antérieure (de 2014, date de la précédente annexion, par la Russie, de parties du territoire ukrainien), aux termes desquelles il interdisait « de diffuser des contenus » émanant desdits médias, d’en « autoriser » ou « faciliter la diffusion », et suspendait, à leur encontre, « toute licence ou autorisation de diffusion, tout accord de transmission et de distribution ».
Dès le 8 mars la société RT France, qui exploitait l’un de ces médias, a introduit un recours en vue d’obtenir du Tribunal de l’Union européenne (TUE) l’annulation des décisions ainsi prises. À l’appui de son action, elle a contesté la compétence du Conseil de l’Union européenne pour prendre de telles mesures, et s’est prévalue de la méconnaissance : des droits de la défense, de la liberté d’expression et d’information, de la liberté d’entreprise, et du principe de non-discrimination en raison de la nationalité. Le Conseil de l’Union européenne faisant valoir des arguments contraires pour justifier les mesures prononcées, le Tribunal, après avoir examiné ces différents points, a conclu au rejet de la requête.
Compétence du Conseil de l’Union européenne
Contestant la « compétence du Conseil pour adopter les actes attaqués », la société RT France fit valoir que « seules les autorités de régulation nationales », en l’occurrence pour la France l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM), « peuvent intervenir pour sanctionner un média audiovisuel pour un contenu éditorial inapproprié ».
Dans sa décision, le Tribunal se réfère notamment :
*à l’article 3, paragraphe 5, de Traité UE, selon lequel, « dans ses relations avec le reste du monde, l’Union affirme et promeut ses valeurs et ses intérêts et contribue à la protection de ses citoyens. Elle contribue à la paix, à la sécurité […] ainsi qu’au strict respect et au développement du droit international, notamment au respect des principes de la Charte des Nations unies » ;
*à l’article 29 du même Traité, qui confère au Conseil le pouvoir « d’adopte(r) des décisions qui définissent la position de l’Union sur une question particulière de nature géographique ou thématique » ;
*et à la jurisprudence antérieure à cet égard.
Il retient alors que les actes attaqués évoquent « la nécessité de protéger l’Union et ses États membres contre des campagnes de désinformation et de déstabilisation qui seraient menées par les médias placés sous le contrôle des dirigeants de la Fédération de Russie et qui menaceraient l’ordre et la sécurité de l’Union ». Il considère qu’« il s’agit ainsi d’intérêts publics qui visent à protéger la société européenne et s’insèrent dans une stratégie globale », et que, « dès lors que la propagande et les campagnes de désinformation sont de nature à remettre en cause les fondements des sociétés démocratiques et font partie intégrante de l’arsenal de guerre moderne, les mesures restrictives en cause s’inscrivent également dans le cadre de la poursuite, par l’Union, des objectifs qui lui ont été assignés ».
En conséquence, le Tribunal conclut que, « par l’adoption de la décision attaquée, le Conseil a donc exercé la compétence attribuée à l’Union par les traités », et que cela ne saurait être remis en cause « par la circonstance, invoquée par la requérante, selon laquelle, d’après la législation nationale française, le pouvoir de sanctionner un organe de radiodiffusion télévisuelle pour un contenu éditorial inapproprié relèverait de la compétence de l’Arcom ». Il ajoute que « la circonstance qu’une autorité administrative nationale dispose d’une compétence pour adopter des sanctions ne s’oppose pas à la compétence reconnue au Conseil ».
À l’appui de sa décision, le Tribunal retient encore que, « dans la mesure où une telle interdiction s’applique quel que soit l’État membre dans lequel (les) opérateurs sont établis et quel que soit le mode de diffusion des contenus […] il s’ensuit que le résultat visé par la décision attaquée n’aurait pas pu être atteint par l’intermédiaire des autorités de régulation nationales, dont la compétence est limitée au territoire de l’État membre auquel elles appartiennent ».
Respect des droits de la défense
La société RT France reprochait, par ailleurs, au Conseil d’avoir adopté les dispositions contestées « au mépris de ses droits de la défense et du principe du contradictoire ».
Pour le Tribunal, « dans les circonstances très particulières de l’espèce […] c’est à juste titre que le Conseil […] a décidé d’intervenir avec la plus grande rapidité, dès les premiers jours du déclenchement de la guerre, pour éviter de voir fortement atténuée voire […] annihilée l’efficacité des mesures restrictives en cause, en interdisant, en particulier, la diffusion de contenus, notamment, de la requérante, dans le but de suspendre temporairement l’activité d’un tel vecteur de propagande, en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine, sur le territoire de l’Union ».
Le Tribunal estime que, « compte tenu du contexte tout à fait exceptionnel dans lequel les actes attaqués ont été adoptés, à savoir celui du déclenchement d’une guerre aux frontières de l’Union, de l’objectif qu’ils poursuivent, et de l’efficacité des mesures restrictives prévues par ceux-ci, il convient de conclure que les autorités de l’Union n’étaient pas tenues d’entendre la requérante préalablement ».
Respect de la liberté d’expression et d’information
Se référant à l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, à l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ConvEDH), et à la jurisprudence de la Cour européenne (CEDH) en la matière, la société RT France a encore soutenu que « la mesure dont elle fait l’objet porte une atteinte excessive à la liberté d’expression et d’information ». Elle a fait valoir que « la substance même de cette liberté serait atteinte dans la mesure où l’interdiction temporaire de diffusion, générale et absolue, rend inaccessible un service d’information dans l’ensemble du territoire de l’Union », et qu’« une telle interdiction ne serait pas proportionnée, la censure d’un service d’information ne constituant pas un moyen efficace pour atteindre les objectifs poursuivis ». Elle s’est prévalue du fait que « le Conseil n’a pas démontré qu’elle était un organe d’influence de l’État russe et de propagande au service de celui-ci ». Pour elle, « une interdiction générale et absolue de diffusion constituerait un véritable acte de censure et ne saurait être considérée comme nécessaire ni comme proportionnée afin d’atteindre efficacement les objectifs invoqués ».
Le Tribunal retient que « la requérante a fait l’objet d’une interdiction temporaire de diffusion de contenus en tant que média placé sous le contrôle permanent […] des dirigeants de la Fédération de Russie, pour avoir mené des actions de propagande visant, notamment, à justifier et à soutenir l’agression militaire de l’Ukraine ».
S’inspirant de la jurisprudence de la CEDH, le Tribunal pose qu’une « ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression doit être ‘prévue par la loi’, poursuivre un ou plusieurs ‘buts légitimes’, et être ‘nécessaire dans une société démocratique’ » pour les atteindre.
Sur la première condition, le Tribunal considère qu’« il était prévisible que, compte tenu de l’importance du rôle que les médias, surtout ceux qui relèvent de l’audiovisuel, jouent dans la société contemporaine, un soutien médiatique d’envergure en faveur de l’agression militaire de l’Ukraine par la Fédération de Russie, apporté lors d’émissions diffusées à la télévision et sur internet par un média entièrement financé par le budget de l’État russe, puisse être visé par des mesures restrictives consistant à interdire la diffusion des activités de propagande en faveur d’une telle agression ».
S’agissant de la « poursuite d’un objectif d’intérêt général », le Tribunal retient que les mesures contestées visaient à « protéger l’ordre et la sécurité publics de l’Union, menacés par la campagne internationale systématique de propagande mise en place par la Fédération de Russie, par l’intermédiaire de médias contrôlés, directement ou indirectement, par ses dirigeants, afin de déstabiliser les pays voisins, l’Union ainsi que ses États membres, et de soutenir l’agression militaire de l’Ukraine, ce qui correspond à l’un des objectifs de la politique étrangère et de sécurité commune ». Il ajoute que, « dès lors que la propagande et les campagnes de désinformation sont de nature à remettre en cause les fondements des sociétés démocratiques, et font partie intégrante de l’arsenal de guerre moderne, les mesures restrictives en cause s’inscrivent également dans le cadre de la poursuite, par l’Union, des objectifs, notamment pacifiques, qui lui ont été assignés ».
Il en conclut que « la condition relative à la poursuite d’un objectif d’intérêt général est satisfaite en l’espèce ».
S’agissant de l’exigence relative au « caractère proportionné des mesures restrictives en cause », le Tribunal rappelle qu’elle signifie que « les limitations qui peuvent être apportées, par des actes de droit de l’Union, à des droits et libertés consacrés par la Charte », ne doivent pas dépasser « les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la satisfaction des objectifs légitimes poursuivis ».
Il retient que « c’est à juste titre que le Conseil a pu considérer que la requérante avait lancé des actions de propagande continues et concertées à destination de la société civile dans l’Union et dans les pays voisins, visant notamment à justifier et à soutenir l’agression de l’Ukraine par la Fédération de Russie ».
Il considère, en conséquence, que « les mesures restrictives en cause sont appropriées pour atteindre les objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union ».
Quant à l’appréciation du « caractère nécessaire des limitations », le Tribunal estime que « des mesures restrictives autres et moins contraignantes » que les interdictions prononcées « ne permettent pas d’atteindre aussi efficacement les objectifs poursuivis », et qu’« il s’ensuit que le Conseil n’a pas commis », à cet égard, « d’erreur d’appréciation ».
Quant à l’évaluation du « caractère strictement proportionné des mesures restrictives en cause », le Tribunal juge qu’« une mise en balance des intérêts en jeu démontre que les inconvénients que comporte l’interdiction temporaire de diffusion de contenus ne sont pas démesurés par rapport aux objectifs poursuivis ».
De tout cela, il est conclu que « c’est à juste titre que le Conseil a pu considérer nécessaire de prévenir, dans le respect de l’article 11 de la Charte, des formes d’expression visant à justifier et à soutenir un acte d’agression militaire, perpétrée en violation du droit international et de la Charte des Nations unies ».
Respect de la liberté d’entreprise
À l’appui de sa requête, la société RT France a, de plus, fait valoir que « les actes attaqués méconnaissent la liberté d’entreprise ».
Pour le Tribunal, il « ne fait aucun doute que les mesures restrictives que comportent les actes attaqués entraînent des limitations dans l’exercice, par la requérante, de son droit à la liberté d’entreprise ». Mais, « une telle liberté […] ne constitue pas une prérogative absolue, et son exercice peut faire l’objet de restrictions justifiées par des objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union ».
Considérant que « les mesures restrictives en cause sont ‘prévues par la loi’ », qu’elles sont « temporaires et réversibles », et qu’elles sont nécessaires et proportionnées, le Tribunal estime qu’elles « n’ont pas porté une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprise de la requérante et que son argumentation, à cet égard, doit être rejetée comme étant non fondée ».
Principe de non-discrimination en raison de la nationalité
Pour la société RT France, « les actes attaqués méconnaissent le principe de non-discrimination, reconnu par l’article 21 de la Charte, dans la mesure où ils ne se fondent que sur l’origine de ses financements et, plus particulièrement, sur le lien existant entre elle et la Fédération de Russie, et non pas sur son comportement individuel. Or, toute interdiction d’un média au seul motif de la nationalité de ses actionnaires […] serait contraire au principe de non-discrimination ».
Considérant que la requérante est « restée en défaut d’établir en quoi elle avait été soumise à une quelconque discrimination », le Tribunal conclut qu’il y a lieu de rejeter le moyen « et, par voie de conséquence, le recours dans son intégralité ».
Les interventions militaires s’accompagnent, le plus fréquemment, d’actes de censure, de propagande et de désinformation. Il est légitime que ceux qui en sont la cible, qu’ils soient ou non directement partie au conflit, tentent de réagir et de s’en protéger. Pour ne pas renier les valeurs de droit, de liberté et de démocratie, dont ils se réclament, il convient cependant qu’ils n’aient pas recours aux mêmes procédés. Ainsi pourraient être considérées, en l’absence de justification et de limites et de toute procédure judiciaire visant, dans le cadre d’un contrôle répressif ou a posteriori, à sanctionner des contenus spécifiques, les mesures de contrôle politique et administratif préalables et les interdictions généralisées de certains médias.
Référence : AJU313589