Comment défendre l’indéfendable ?

Publié le 18/12/2018

Pénaliste, jeune association fondée par les étudiants de Nanterre, organisait le mercredi 21 novembre sa première conférence. Pour cet événement, elle avait misé sur une question aussi classique que fondamentale : « Comment défendre l’indéfendable », dont l’intitulé avait de quoi rappeler l’épreuve de philosophie du baccalauréat. Pour y répondre, les étudiants avaient invité deux avocats : Me Alex Ursulet, connu pour avoir défendu le tueur en série Guy Georges, et Me Ghislain Mabanga, avocat devant la Cour pénale internationale et chargé d’enseignement à l’université de Paris Nanterre.

Si l’objectif de la soirée avait été de montrer que l’on peut être avocat pénaliste de différente manière, les étudiants ne s’y seraient pas pris autrement, tant les deux invités se distinguaient, à la fois par leur méthode et par leur ton. Le premier, Me Ghislain Mabanga, fort ponctuel, était déjà dans la salle avant que les étudiants ne viennent remplir les bancs de l’amphithéâtre. Le second, Me Alex Ursulet, se fit, telle une rock star, attendre une petite heure. Me Mabanga, d’ailleurs chargé d’enseignement à l’université de Paris-Nanterre, resta assis au bureau tout au long de son exposé, qu’il déroula de manière très méthodique, comme s’il délivrait un cours de droit. Me Alex Ursulet précisant qu’il estimait « inconcevable qu’un avocat prenne la parole tout en restant assis », se leva et livra une prestation fort théâtrale. Si, sans surprise, les deux avocats s’accordèrent à dire qu’un avocat pouvait et même devait défendre l’indéfendable, à savoir les meurtriers, tueurs en série ou auteurs d’attentats terroristes, ils divergèrent sur à peu près tout le reste.

Me Ghislain Mabanga fut le premier à détailler son point de vue. « L’indéfendable, cela caractérise avant tout le regard de la société. Comment elle voit les accusés », expliqua-t-il. Avant de rentrer dans le vif de son explication, il relata un souvenir personnel. Il raconta s’être rendu il y a deux ans à Nuremberg, ville où, rappela-t-il à son jeune auditoire, furent jugés les criminels nazis à la fin de l’année 1945. « Juste à l’entrée de la salle, on voit aujourd’hui encore des photographies des juges, de l’accusation, et des accusés et de leurs conseils. Celles des juges sont en couleur, celles de accusés et de leurs conseils sont en noir et blanc. Cela donne déjà une idée du regard que la société porte sur les accusés, mais aussi sur leurs avocats », posa-t-il. Il rappela la difficulté de défendre, à la fin de la guerre, ces hommes que tout accablait. « Au vu des atrocités commises, le mot indéfendable revenait tout le temps. La défense était anesthésiée par le poids de l’histoire. À tel point que le procureur Robert Jackson dut venir à la rescousse des accusés pour réclamer un procès équitable », rappela l’avocat. Des vingt-et-un accusés, trois furent néanmoins acquittés, rappela-t-il encore, soulignant la nécessité de ne pas renoncer à défendre des hommes que tout semble accuser.

Une fois cette question de l’indéfendable évacuée, le cœur de l’intervention de Me Ghislain Mabanga concerna son activité auprès de la Cour pénale internationale (CPI). Il y a notamment défendu Jean-Pierre Bemba, ex-vice président congolais, poursuivi pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, acquitté en appel en juin 2018, au terme d’un procès qui continue à faire polémique. « Cinq mille personnes ont été reconnues comme victimes et autorisées à participer à la procédure. Il n’était pas question de nier les faits commis. La question était de savoir si Jean-Pierre Bemba, qui était chef militaire, était responsable de ces crimes. Cela impliquait qu’il aurait eu le contrôle de ces troupes. Pour la défense, ce n’était pas le cas car ces crimes ont été commis hors de la République centrafricaine », résuma l’avocat.

Me Ghislain Mabenga rappela les modalités du traité de Rome, rédigé en 1998 pour créer la Cour pénale internationale. « La Cour pénale internationale est compétente pour juger les crimes les plus graves : génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes d’agressions ». Les auteurs du traité, précisa-t-il, anticipant que la Cour risquait d’être « dépassée par son succès » avaient prévu un certain nombre de dispositions pour filtrer ces affaires. « Pour que la Cour s’estime compétente, ces crimes doivent en outre concerner un grand nombre de victimes et/ou avoir été perpétrés avec un très haut degré de barbarie », précisa Me Ghislain Mabenga. Les crimes jugés par la CPI sont donc, par définition, les plus atroces qui soient. Cela n’empêche pourtant pas, rappela l’avocat, que la prescription d’innocence soit inscrite dans le traité de Rome. « Les erreurs judiciaires existent aussi devant les juridictions internationales. Les personnes ont le droit de démontrer que les charges dont elles font l’objet ne sont pas pertinentes. Quand je suis amené à les défendre, je le fais sans aucun état d’âme. Quelle que soit la gravité des crimes pour lesquels on est poursuivi, on ne peut pas dire « indéfendable » !

Cette position argumentée et assumée, restait la question du « comment ». C’est sur ce point que l’intervention de Me Ghislain Mabanga, très concrète, fut la plus riche et probablement la plus utile pour les étudiants désireux de se projeter dans ces fonctions. Il fut alors surtout question de stratégie, Me Ghislain Mabanga décrivant le procès comme une « bataille rangée arbitrée par des juges ». « Des termes comme « ligne de défense » viennent d’ailleurs du lexique militaire, ce n’est pas un hasard ». Lui-même fila la métaphore militaire durant toute cette partie de son exposé, comparant l’avocat de la défense à un général sur un terrain de guerre. Il décomposa minutieusement cette bataille en différentes « phases ». Durant la première, dite de « préparation », il s’agit avant tout de s’informer sur l’accusation et les juges. De savoir qui ils sont et d’avoir lu leurs écrits, en gardant en tête qu’un seul juge peut faire la différence. « Un jugement rendu à la majorité et non pas à l’unanimité permettra d’aller en appel ». La seconde phase consiste en l’élaboration d’un système de défense. Rappelant que les moyens de la défense sont moindres que ceux de l’accusation, il compara le procès à une guerre asymétrique ou même à une guérilla. « Comme dans une guérilla, quand vous n’avez pas les moyens de faire face, vous frappez des points stratégiques. Vous fragilisez des éléments-clés de l’accusation, comme certains témoins », conseilla-t-il.

Vint alors le tour de Me Alex Ursulet, qui, debout, chercha la connivence avec l’auditioire en se mettant en scène avec autodérision. « Je veux présenter ma propre défense pour ce retard indéfendable », commença-t-il, l’œil rieur, glosant sur son errance en taxi dans les rues embouteillées de la capitale. « Je me lève pour parler car le pénaliste parle debout », asséna-t-il. Loin du cours magistral donné par son confrère, cet avocat, qui commença sa carrière aux côtés de Jacques Vergès, se livra à une prestation riche en rhétorique et en effets de manche, modulant sa voix, ménageant des silences comme on l’on voit souvent faire les ténors des palais de justice. « L’indéfendable n’existe pas. L’indéfendable est une notion morale et non judiciaire. Parler d’indéfendable serait donner les armes de la stigmatisation à l’adversaire », argua celui qui, en 2015, fit justement paraître aux editions de l’Archipel un ouvrage intitulé : « L’indéfendable, comment défendre un salaud sans en être un soi-même ».

Répondant à ce qui venait d’être dit par Me Ghislain Mabanga, il se refusa vigoureuesement à envisager la défense comme une stratégie. Il en donna sa propre définition, plus grandiloquente que technique – « la défense, dans le monde qui est le mien, n’est ni active, ni sélective. C’est se lever et dire non à la machine judiciaire : à l’État, à la rumeur, à l’opinion ». Il prit ensuite les étudiants à partie : « En 2018, pourriez-vous défendre un de ces hommes qui ôtent la vie au nom de Dieu ? Le serment que nous prêtons fait de cette mission un devoir. S’il n’y a pas cette défense, il n’y a pas de justice. Le juge sans l’avocat devient policier ».

Prolixe sur le rôle de l’avocat et les principes fondateurs du droit à la défense, il s’attarda peu, contrairement à son prédécesseur, sur des questions de méthode. Il donna en revanche à son intervention un ton plus personnel, insistant sur le vécu de l’avocat d’accusés de crimes graves. « Vous êtes seul face à neuf personnes, l’avocat général fera le dernier réquisitoire », rappela-t-il aux étudiants. Soulignant les difficultés de défendre à l’heure de la médiatisation à outrance ; il présenta les plus grands adversaires de l’avocat qui ne sont ni l’accusation, ni l’opinion, mais le client lui-même. « Vous devez vous battre contre vous-même, votre éducation, votre formation, vos peurs, vos phobies, vos phantasmes ». « C’est un combat, je dirais presque que c’est une guerre. Cela ne peut pas laisser indemne. À force d’être confronté à cette réalité-là, impossible qu’elle ne vous renvoie pas à cette part de vous qui est dans l’ombre. Une psychanalyse s’impose », avertit-il.

Ces deux interventions, d’approches très différentes mais sans doute complémentaires, intéressèrent visiblement le studieux auditoire, qui fit durer l’échange par de nombreuses questions.

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