Val d'Oise (95)

Frédéric Aguillon : « Les avocats font souvent des références picturales dans leur plaidoirie » !

Publié le 01/07/2022

Mêler sa passion pour l’art avec le récit de gros dossiers pénaux du Val-d’Oise ? C’est chose faite avec le livre Crimes sur Toile, paru aux éditions La Sirène aux Yeux Verts, de Frédéric Aguillon, avocat pénaliste exerçant dans le département. À ces affaires d’assassinats, de meurtres, de hold-up et autres tragédies de la vie, il associe des toiles de maître, souvent présentes à l’esprit ou dans les représentations collectives. Il évoque le Cri de Munch dans son chapitre « Une madone », mais aussi les toiles du Caravage dans « Le supplicié » ou l’oreille coupée de Van Gogh dans un chapitre éponyme. La justesse des choix est bluffante, les images apparaissent, les couleurs, la violence, la puissance ou la douleur du trait rappellent la violence, la puissance émotionnelle ou la douleur suscitée par ces affaires. Entretien avec un amoureux du « beau », collectionneur d’art, qui aime autant les mots que les tableaux.

Actu-Juridique : Comment est née l’idée d’associer à des affaires pénales une représentation picturale ?

Frédéric Aguillon : C’est un peu comme Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme qui fait de la prose sans le savoir ; les avocats font référence à des images sans nécessairement en avoir pleine conscience ! Je m’en suis encore rendu compte hier, cela vient presque naturellement : je plaidais le dossier d’un monsieur, réfugié tibétain, pris en flagrant délit de prendre en photo le postérieur d’une jeune femme à un arrêt de bus. Son amie et elle vont déposer plainte, il est interpellé, entendu et dans le cadre de l’exploitation de son portable, on réalise que d’autres photos similaires avaient été prises ! Il est poursuivi du nouveau délit de voyeurisme (captation d’images impudiques) selon la loi Schiappa de 2018. En garde à vue, il explique que dans la coutume tibétaine, il est particulièrement impoli de se retourner devant quelqu’un, et que ça l’avait tellement agacé que cette femme lui tourne le dos qu’il avait pris la photo sur le coup de l’énervement. À un moment où j’abordais des questions plus ethnologiques que juridiques, j’ai trouvé une image en faisant référence à Tintin au Tibet, lorsqu’on lui tire la langue : une coutume pour dire bonjour. Alors j’ai demandé à mon client : aurait-il pu se retrouver sous le coup d’une contravention pour outrage sexiste, s’il avait eu le malheur de tirer la langue ? Et à la réaction de la présidente et de ses assesseurs, j’ai vu que j’avais retourné la situation avec l’analogie de Tintin. Là, ça marchait. Mais pour que cela marche, il faut que la référence à l’image soit évidente. Sinon, on tombe à côté de l’effet escompté.

Actu-Juridique : Ce sont donc avant tout des références à des œuvres qui vont toucher un certain imaginaire collectif ?

Frédéric Aguillon : C’est précisément cela qu’il faut aller chercher. Concernant la plaidoirie – d’autres l’ont dit avant moi – les paroles s’envolent quand les jurés ferment la porte de la salle des délibérés. Ils y entrent avec deux, trois notes, prises lors des débats mais jamais lors de la plaidoirie. Que retiennent-ils des plaidoiries ? Ce sont des images, des représentations graphiques et picturales, ce ne sont pas les mots.

Actu-Juridique : Dans votre processus d’écriture, cela vous aide à mettre des images sur les affaires avec une idée d’évidence. Vous sentez quand vous avez la bonne image ?

Frédéric Aguillon : Ça vient naturellement. Les évidences, il faut les énoncer, au risque parfois d’enfoncer des portes ouvertes. Mais cela doit servir une stratégie. On peut parfois avoir des images ; mais il faut aller en chercher une autre. Parfois, il existe des conflits entre l’image qui peut être évoquée par l’accusation contre la défense. C’est ensuite contre cette image qu’il va falloir lutter, pour en trouver une plus pertinente, plus lumineuse, plus évocatrice. Il y a donc aussi des conflits d’images.

Actu-Juridique : Comment avez-vous eu l’idée d’un livre sur le sujet ?

Frédéric Aguillon : Au début, je n’étais pas sûr de mener le projet à bien. Je m’étais imposé un cahier des charges très strict. Le concept était là, mais je ne voulais que des affaires criminelles et qu’elles aient toutes été jugées définitivement, toutes jugées publiquement, couvertes d’une manière ou d’une autre par la presse. Ensuite, il fallait avoir conservé les dossiers et posséder encore les procédures et les procès-verbaux. Mais j’exerce depuis plus de 20 ans ! De mes premières assises, j’avais deux dossiers que j’aurais adoré mettre dans le livre, malheureusement ; je n’en avais plus les archives… Ces deux dossiers étaient magnifiques, j’en avais encore les images en tête. Le premier concernait un homme qui avait tiré sur un commissaire de police depuis le fond de sa tanière et où j’avais plaidé sur le thème de la corrida, et le second portait sur un règlement de compte dans la mafia chinoise, avec une tête coupée à coups de sabre. Mais je voulais que les détails donnés dans la partie narrative soient exacts, et je ne les avais plus à disposition. Cela faisait beaucoup de conditions cumulatives. J’ai effectué ce travail de recherche qui m’a pris quelques semaines et j’ai sorti une vingtaine de dossiers. Sur les vingt, j’en ai gardé douze.

Actu-Juridique : On sent un amusement sur le maniement des mots dans la partie « plaidoirie des affaires », loin du ton factuel de l’introduction des dossiers…

Frédéric Aguillon : On voit en effet la différence entre la partie narrative et la partie plaidoirie, où je fais référence aux tableaux. Le style de la partie narrative est un style contraint. Disons que je récupère ma patte sur la deuxième partie. Je retrouve ma liberté quand je suis dans la partie plaidoirie, également car je suis moins lié par les faits.

Actu-Juridique : Vous avez sélectionné ces douze affaires, chacune racontant les turpitudes de l’âme humaine. Quel sentiment cela procure-t-il quand on se replonge dans 20 ans de dossiers ?

Frédéric Aguillon : Je prends de la distance avec mes dossiers. Je n’ai pas commencé d’emblée en ne faisant que du pénal, j’ai commencé en tant qu’avocat généraliste. Mais on est moins venu vers moi pour des dossiers de droit du travail ou de la famille. Le pénal, matière que j’ai toujours adorée, est devenu de plus en plus important. J’ai donc passé mon examen de spécialisation au CNB durant l’été 2020. Tous ces vécus, on les vit un peu par procuration. Je pense que, parfois, cela m’a ouvert les yeux sur des comportements, des situations, des choix. Ça enrichit. L’avocat s’enrichit de ces vécus à travers sa pratique. Mais ce qui m’a filé une claque, c’est l’appel d’un client il y a quelques jours, défendu il y a 20 ans. Il m’a appelé pour sa fille. Je croyais qu’elle allait passer devant le juge des enfants. En fait, elle était en garde à vue… Et majeure. Le temps a passé.

Actu-Juridique : Quelle relation développez-vous avec vos clients, victimes ou auteurs, puisque les douze affaires choisies montrent bien que vous défendez les deux ?

Frédéric Aguillon : Je leur explique, qu’ils soient auteurs ou plaignants, que je fais les deux. On n’est jamais aussi bon que lorsqu’on peut se regarder dans la plaidoirie d’en face. Parfois, je suis en défense, je vois les défauts de la partie civile et l’inverse est aussi vrai. De mon point de vue, c’est primordial. Je dis les choses au risque de déplaire. Si la partie civile vient me voir pour que je charge l’accusé, je leur réponds que ce n’est pas mon rôle. Si le dossier ne tient pas, je le leur dis. Ce discours-là permet d’établir une relation de confiance. Vous ne donnez pas aux clients forcément ce qu’ils ont envie d’entendre ; ils ressentent alors un discours sincère et ils vont faire le parcours avec vous.

Actu-Juridique : Vous êtes amateur d’art. Avez-vous hésité avec une carrière de commissaire-priseur ?

Frédéric Aguillon : Je reçois avec plaisir la Gazette Drouot. Alors, forcément, quand je la lis, je me demande si j’aurais pu faire ce métier. Récemment, je me suis posé la question car un confrère m’a envoyé un dossier que je vais plaider la semaine prochaine en référé : le client a acheté une Ferrari de collection mais il se trouve que la Ferrari avait été mal réparée. Le commissaire-priseur a alors été mis en cause. Ce métier n’est pas non plus exempt de tout risque ! Nous, avocats, avons parfois des nuits un peu compliquées, même si nous adorons notre travail. On se met la pression. Mais quand vous allez aux assises plaider un acquittement, et que le lendemain les réquisitions réclament 30 ans de réclusion, celui qui vient hyper détendu détient 30 ans de sophrologie et de yoga derrière lui ! Je crois que pour tenir dans la durée, il faut avoir une certaine rigueur. Ne serait-ce que dans l’hygiène de vie.

Actu-Juridique : Est-ce une sorte de marathon ?

Frédéric Aguillon : Pour citer ce grand philosophe Kylian Mbappé, interrogé au journal télévisé de Gilles Bouleau, « le boulot est déjà compliqué, si ma vie personnelle était aussi compliquée, je ne tiendrais pas » ! Alors je ne suis pas le Kylian Mbappé du barreau, mais j’ai remarqué que les confères qui manquent d’hygiène de vie risquent d’exploser en plein vol. Et il y a des dossiers qui marquent. Je pense à un dossier que je vais bientôt plaider : il s’agit d’un conducteur qui roulait dans une grosse cylindrée sur l’A15 et qui a percuté une jeune fille en voiture, qui revenait de chez son petit copain. Elle est morte brûlée dans sa voiture. Au tribunal, ses parents seront à la barre. Ça va être très dur. On ne peut pas faire ce boulot correctement si on n’a pas une sensibilité. Est-ce que cela rejoint la sensibilité artistique ?

Actu-Juridique : Justement… L’amour des mots va-t-il de pair avec l’amour des arts ?

Frédéric Aguillon : J’en ai bien l’impression. Je déjeunais avec mon bâtonnier la dernière fois pour lui proposer un projet inspiré du Palais littéraire et musical du barreau de Paris. Il se trouve que nous avons des confrères férus de photo, d’autres dessinent, l’une d’entre nous a créé une superbe affiche pour la fête de la musique, une consœur est une violoncelliste hors pair. On a des talents artistiques ! L’idée est de mettre en avant les activités culturelles des confrères. L’amour des mots, on le retrouve dans d’autres domaines. C’est une fibre artistique.

Actu-Juridique : Qu’aimez-vous dans l’art ?

Frédéric Aguillon : Surtout la peinture… Toute la peinture ! Je pense au Caravage, dans le chapitre « Le supplicié ». Il n’y a pas longtemps, au musée des Beaux-Arts de Nancy, j’ai vu des Caravage magnifiques. Je peux m’extasier devant tout, pourvu que cela provoque une émotion : la révolte, le choc… Si ces émotions sont ressenties, c’est que l’œuvre est réussie. Si cela ne provoque rien en moi, c’est sans intérêt.

Actu-Juridique : Avez-vous des références picturales qui vous sont chères ?

Frédéric Aguillon : Celles que j’évoque dans le livre sont des références culturelles. Après, il y a des artistes que je soutiens comme David Daoud. J’adore ce qu’il fait. Il est un peu à l’initiative de ce livre. Il me disait, lors de nos conversations décousues, impromptues : « Quand tu plaides, tu ne fais rien d’autre que peindre, pourquoi tu n’en ferais pas un livre » ? Quand il habitait dans le Vexin, ce qui est mon cas, j’allais le voir. Voir des artistes en exposition, ce n’est pas la même chose. Les artistes, il faut aller les voir dans leurs ateliers, ne pas forcément leur demander d’expliquer leur travail, mais il faut les voir faire, quand ils mélangent les pigments… C’est magique. Le dernier tableau que j’ai acheté, c’est l’un des siens, une déclinaison de la source. Il l’avait mis de côté, mais de mon point de vue, c’était une version aboutie avec une vraie profondeur. Sinon, je peux passer de Banksy à Bernard Buffet tranquillement. Je vais moins trouver de messages chez Bernard Buffet que chez Bansky, mais je ne regarde pas l’œuvre de la même façon.

Actu-Juridique : Et cette préface de Marc Trévidic, était-ce un choix de votre part ?

Frédéric Aguillon : Marc Trévidic est pour moi la personne idoine. Il n’était intervenu dans aucune des douze affaires évoquées. Il était l’un de ceux qui avaient eu l’occasion de m’entendre plaider et enfin, il est romancier, il aime donc les mots et l’art. Je lui ai demandé cette préface et il m’a fait un retour très constructif en relisant le manuscrit du livre, m’a invité à revoir certaines choses. J’aime cette préface, car il ne cire pas les chaussures des avocats et ne me ménage pas. De plus, je voulais que ce soit un magistrat, parce que ce sont les premiers à recevoir ce que l’on plaide. Les magistrats sont les premiers devant le tableau qu’on dépeint, les premiers à contempler notre « œuvre », pour poursuivre le rapprochement avec la peinture.

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