Violences sexuelles et sexistes : les mauvais chiffres du Syndicat de la magistrature

Publié le 10/12/2024

Selon une récente étude du Syndicat de la magistrature, le « sexisme systémique » qui règne au sein de l’institution judiciaire, non seulement engendrerait un nombre important de victimes en son sein,  mais  empêcherait celle-ci  de traiter correctement ces dossiers. Une thèse qui ne convainc pas totalement la magistrate Valérie-Odile Dervieux. 

Violences sexuelles et sexistes : les mauvais chiffres du Syndicat de la magistrature
Photo : ©AdobeStock

Le 5 décembre 2024, le syndicat de magistrature a publié un livret au titre provocateur « Tout le monde a envie de te violer » et aux illustrations de Mathilde François[1].

Le livret contient une « étude » [2] dont le rédacteur, tout en reconnaissant que « les résultats n’ont pas vocation à relever de l’étude scientifique », affirme leur « représentativité » et leur caractère « particulièrement frappant » et en tire une conclusion sans nuances.

Basée sur un présupposé de « sexisme systémique », elle prend la forme d’une mise en cause largement reprise dans les médias :

« Comment bien juger les violences sexistes et sexuelles (VSS) quand l’institution est confrontée à un sexisme systémique contre lequel rien n’est fait et dont une partie des magistrat·es conteste l’existence ? »

C’est ainsi que le syndicat « interroge », dans une sorte de capillarité qu’il réfute pour lui-même [3], la capacité de l’institution et celle de « certains juges », à traiter du contentieux VSS.

La publication, largement diffusée,[4] fait ainsi, dans un double mouvement :

– du syndicat, une sorte de héraut de la lutte contre les violences sexuelles et sexistes (VVS) ;

– de la justice, une institution passive, paralysée par un « double rapport de domination de genre et de hiérarchie » ;

– des magistrats qui ne partageraient pas son analyse ou ne répondraient pas à son questionnaire, des professionnels aux « inerties » et « résistances » coupables.

Une note « sans prétention scientifique » dont les résultats sont présentés comme « représentatifs et frappants » 

Les données exploitées résulteraient des réponses recueillies par mail à un questionnaire « auto-administré » adressé en ligne en janvier et mars 2024, à « 9 000 personnes – magistrats et élèves-magistrats » qui seraient abonnés au fil intranet du syndicat.

Tirées de 525 « réponses anonymes et exploitables », les données auraient été exploitées par un « logiciel de sondage » et un « groupe de travail » du syndicat.

On ne peut que regretter, a minima, le manque d’éléments sur :

* le logiciel de sondage :  les nom, nature, algorithme ne sont pas précisés ;

* la composition du « groupe de travail » ;

* l’ensemble des réponses (absence d’histogramme) ;

* les répondants : âge, fonction, lieu d’exercice ;

* le nombre de réponses par personne ;

* les critères d’« exploitabilité » et d’analyse retenus et surtout,

* la période des faits dénoncés.[5]

Comment dès lors, avancer ? Conclure ? Assurer ?

Où est la rigueur ?

Données, biais et présupposés 

Les données proposées peuvent être résumées (sous réserve de leur compréhension rendue délicate par l’absence de définition des notions et de références précises) dans le tableau suivant :

 

Sondage

Date/durée/modalités : deux mails sondagiers en janvier et mars 24.

Période concernée : non précisée.

Questionnaire : Formulaires du SM – Enquête sur les violences sexuelles et sexistes.

Panel : ils seraient « plus de 9 000 » abonnés au fil du syndicat pour un panel théorique global de 9 000 magistrats et d’un nombre d’élèves magistrats (ADJ) non précisé.

Réponses

525  réponses « exploitables » dont 48 émaneraient de « victimes » et 78 de « témoins » directs ou indirects (bruits de couloir, conversation de cantine…)

Faits

Auraient ainsi été répertoriés, sur une période non précisée :

*63 « séries de faits » (cas où 1 répondant relate plusieurs faits),

*dont 9 infractions – 1 viol et 8 agressions sexuelles – dont 5 dénoncés par des ADJ  (1 est imputable à un avocat dans le cadre d’1 stage),

*et/ou/dont (?) 224 propos/comportements sexistes/discriminatoires liés à l’orientation sexuelle et ce, au préjudice de magistrats, personnels de justice, stagiaires et justiciables.

Pourcentages

Auteurs

*70% des « faits » (224 + 69 ?) seraient imputables à « la hiérarchie »,

*91, 6% des faits seraient imputables à des hommes.

Victimes et témoins

*82, 6 % des (48 ?) victimes seraient des femmes ;

*25% des (48 ?) seraient des ADJ ;

*42,6 % seraient témoins ou victimes des (224 ?) propos/comportements sexistes/discriminatoires en lien avec l’orientation sexuelle.

Suites

 

« Un quart des faits révélés par les personnes se déclarant directement victimes (48 ?) auraient été « signalés »».

« Dans environ la moitié des (224 ? 9 ?) cas, des suites auraient été données au signalement réalisé par la victime ».

Le rédacteur estime que le magistrat qui n’a pas répondu pas au « sondage » pour dénoncer des faits conformes au diagnostic posé, qui l’a contesté dans son principe ou n’en partage pas les conclusions, serait soit un professionnel contraint/apeuré/honteux, soit un magistrat dans le déni, soit un des tenants du « double rapport de domination de genre et de hiérarchie ». Dans ce dernier cas, sa capacité à assurer sa mission de magistrat dans le respect de son serment devrait être « interrogée ».

Le rapport en déduit :

*le « caractère structurel des violences sexistes et sexuelles » au sein de l’institution,

*une explication à l’inefficacité qu’il impute à la justice à traiter correctement les « VSS »,

*la mise en cause de la capacité/légitimité à les traiter /juger :

« Cela interroge les rapports de genre, mais aussi la capacité des membres de l’institution judiciaire à jouer leur rôle dans le traitement, la sanction et la réparation de ce type de faits ».

Les propositions formulées in fine par le syndicat rédacteur[6] n’ont, quant à elles, rien d’inédit.

Elles sont mises en œuvre par l’École Nationale de la Magistrature, la Direction des Services Judiciaires et le Conseil supérieur de la Magistrature, dans plusieurs cadres (risques psychosociaux, santé et qualité de vie au travail, égalité femmes/hommes, cellule de veille, psychologues, médecine du travail).

Elles peuvent bien évidemment évoluer, mais sur quelles bases ? Celles de l’étude syndicale ?

In fine, on ne peut que s’interroger sur le sens de cette nouvelle « boucémissairisation » des magistrats, cibles déjà privilégiées de tous les bords politiques et désormais de la délinquance organisée[7], au-delà de la volonté affichée de mieux lutter contre les VSS.

Peut-on dès lors dire que « la balle est donc dans le camp du ministère de la Justice » pour objectiver la problématique et donner les moyens aux magistrates et magistrats de tous niveaux hiérarchiques d’avancer dans la sécurité, la sérénité, l’impartialité, le contradictoire et le respect des valeurs de la République, ce que permettrait notamment la mise en place d’un médiateur interne[8], ontologiquement indépendant ?

[1] https://lavieacroquer.wordpress.com/ ; https://lavieacroquer.wordpress.com/?s=viol

[2] Note_sur_les_violences_sexistes_et_sexuelles_au_sein_de_linstitution_judiciaire.pdf

[3] Capillarité vivement contestée par le syndicat rédacteur dans tous les autres domaines : Qui défendra l’indépendance de la justice ? ; Magistrats et liberté d’expression : « la notion d’impartialité est fondamentale

[4] « Tout le tribunal a envie de te violer »

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[5] : La référence chiffrée la plus ancienne de la note date de 2019, des faits dénoncés remontent à des périodes où les répondants n’étaient ni magistrats, ni élèves magistrats, certains auraient eu lieu durant un stage avocat.

[6] Formation, recrutement, évaluation, sensibilisation, cellules d’écoute de référents, procédure interne de signalement, « protection réelle »,  réflexion sur les poursuites et les sanctions

[7] Condamné pour avoir menacé de mort une juge

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[8] Risques psychosociaux dans la justice : de l’utilité d’un médiateur interne au sein de l’institution judiciaire

risques psycho-sociaux et gestion des ressources humaines dans la magistrature l’urgence d’un médiateur ?

 

À lire aussi, sur le même sujet, l’article dans lequel Valérie-Odile Dervieux démontre le caractère discutable du chiffre de 86% de classement en matière de VSS.

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