Profs absents : « Nous voulons faire condamner l’État » !
Cette rentrée scolaire a mis en lumière la pénurie d’enseignants. Le métier ne séduit plus et 4 000 postes restent aujourd’hui à pourvoir. Conséquence : des élèves sont privés d’enseignements fondamentaux pendant des semaines, voire des mois. En Île-de-France, des parents se mobilisent depuis le printemps dernier pour obtenir réparation de l’État. Leur avocate, Joyce Pitcher, habituée des contentieux de masse, nous explique leur combat.
Actu-Juridique : Quelle est l’origine du hashtag « On veut des profs », apparu au mois de juin dernier ?
Joyce Pitcher : C’est parti d’Île-de-France. J’ai été contactée par des parents et collectifs de parents du XVIIIe arrondissement de Paris, Montreuil et de l’académie de Créteil (94), me disant qu’il y avait dans les établissements de leurs enfants de nombreuses absences de professeurs non remplacées. Nous avons désormais des dossiers sur tout le territoire, y compris outre-mer. Le problème est global. Nous n’avons cependant pas d’idée précise du nombre d’heures de cours perdues, ce qui est également problématique. L’État devrait pouvoir communiquer des chiffres. Des élèves manquent des dizaines ou des centaines d’heures de cours chaque année, dans des matières parfois stratégiques au vu des examens de fin d’année. Des acquisitions essentielles ne sont pas apprises. Leurs parents ont essayé de contacter à plusieurs reprises les rectorats, sans réponse. Ils veulent donc passer à l’étape supérieure.
Actu-Juridique : Comment travaillez-vous sur ce dossier ?
Joyce Pitcher : Je fais du contentieux de masse sur différents sujets, notamment en droit aérien où je défends des passagers. Le sujet n’est pas le même mais mon cabinet a l’habitude de traiter des milliers de dossiers de manière coordonnée. Je travaille avec Louis le Foyer de Costil, un confrère spécialisé en droit de l’éducation. Nous sommes en phase de collecte des données. Nous avons eu un bel écho dans la presse. Plus de 1 300 personnes ont saisi des dossiers sur notre site. Et ce n’est qu’un début. Après avoir recensé ces dossiers tout l’été, nous allons écrire aux différents rectorats, notament celui du Val-de-Marne, et au ministre pour leur demander de régler le problème de ces absences non remplacées, d’indemniser les familles et de nous transmettre aussi des pièces permettant de prouver les absences. Nous allons saisir également les tribunaux administratifs compétents pour tous les dossiers que nous aurons collectés.
Actu-Juridique : Quelles sont les preuves à recueillir ?
Joyce Pitcher : Nous allons solliciter des rectorats pour qu’ils nous transmettent les informations dont ils disposent pour démontrer les absences. Les personnes qui saisissent un dossier peuvent également mettre en ligne les preuves des absences : il peut s’agir de photos, de mails, de témoignages. Prouver les heures d’absence est la difficulté de ce type de dossiers. En collège et en lycée, le site Pronote permet aux élèves et aux parents d’avoir accès aux agendas et donc de voir les heures et jours d’absences. Cela implique néanmoins que les parents puissent se connecter et télécharger les documents qui permettent de comptabiliser ces heures d’absence.
Actu-Juridique : Quel est l’objectif de cette action en justice ?
Joyce Pitcher : Nous allons demander la condamnation de l’État et l’indemnisation des familles. Nous évaluons le préjudice moral pour les élèves de collèges et de lycées à 10 € par heure d’absence et, pour les élèves de primaire et de maternelle, à 50 € par journée d’absence. À cela s’ajoute un préjudice moral pour les parents de 500 € par an et un préjudice financier si les parents ont dû payer des cours particuliers à leurs enfants pour pallier les absences. Nous allons formuler ces demandes dans le cadre d’une requête indemnitaire auprès des tribunaux administratifs compétents. Dans le même temps, nous envisageons de faire un recours devant la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) pour qu’elle oblige les rectorats à nous transmettre des documents concernant les heures d’absence.
Actu-Juridique : Est-ce la première fois que des parents intentent une telle action ?
Joyce Pitcher : Ce n’est pas la première fois que des parents engagent une action contre l’État mais c’est la première fois qu’ils sont aussi nombreux à le faire ! De son côté, la FCPE avait commencé à recenser, à partir des témoignages de parents, les heures d’enseignement perdues sur le site Ouyapacours (https://ouyapacours.fcpe.asso.fr/). Mais je n’ai pas connaissance de l’introduction d’une action sur l’ensemble de ces heures perdues. Ce qui est inédit, c’est que l’on peut lancer des milliers de dossiers d’un coup. Cela ne coûte rien aux parents. Ils saisissent gratuitement leurs dossiers et l’action est financée par une société de financement, une protection juridique ou l’aide juridictionnelle en fonction des dossiers et des personnes. Si l’État est condamné, le juge pourrait estimer qu’en plus de payer une indemnisation l’État doit aussi prendre en charge les frais de procédure du demandeur. Si tel était le cas, nous conserverions ces frais irrépétibles. L’objectif de cette action est surtout de faire avancer les choses et que l’État se rende compte qu’il doit assurer sa mission de service public d’enseignement, qui est un droit constitutionnel. Nous faisons pression pour qu’il assure cette mission de service public comme il se doit. Nous commençons à être contactés par des députés et espérons que l’action prendra de l’ampleur avec la rentrée.
Actu-Juridique : Dans quel état d’esprit sont les parents aujourd’hui ?
Joyce Pitcher : Ils sont très en colère. Ils ont l’impression de ne pas être entendus ni considérés. Certains sont dans un grand désarroi. Des parents du Val-de-Marne nous ont saisis car leur fille de CE2 n’avait pas eu d’enseignant pendant 3 mois ! Ils avaient dû réorganiser leur activité professionnelle en fonction, tout en pourvoyant un minimum d’éducation à leur enfant. Dans d’autres endroits, des élèves de primaire n’ont pas de titulaire et voient quatre ou cinq enseignants se relayer devant eux dans la semaine. Il n’y a alors aucun suivi, l’école finit par être une garderie. Je suis édifiée par les témoignages que je reçois. C’est dramatique. Plus on creuse le sujet, plus on se rend compte que la situation est catastrophique.
Référence : AJU006b4