L’évolution des dépenses fiscales
En dépit des efforts des puissances publiques pour les maîtriser, les dépenses fiscales souffrent d’un défaut de pilotage qui freine leur régulation. Le point sur les recommandations de la Cour des comptes pour contrôler l’efficience de ces dispositifs et en réduire le nombre.
Les dépenses fiscales continuent à progresser. Parmi les plus connues, on peut citer les exonérations liées à la garde d’enfant en matière d’impôt sur le revenu, ou encore la réduction d’impôt au titre des dons. La définition de ces dépenses fiscales, encore lacunaire, contribue à rendre difficile leur suivi. En dépit des efforts accomplis pour contenir ces dépenses, leur poids sur le budget continue de s’alourdir.
Un concept d’origine administrative
La notion de dépense fiscale a été introduite en droit français par l’article 32, alinéa IV, de la loi de finances pour 1980. D’origine administrative, le concept de dépense fiscale recouvre les dispositions législatives ou réglementaires dont la mise en œuvre entraîne pour l’État une perte de recettes et donc, pour les contribuables, un allégement de charge fiscale par rapport à ce qui serait résulté de l’application de la norme, c’est-à-dire des principes généraux du droit fiscal français. Toute mesure impliquant une perte de recettes pour le budget de l’État ne constitue donc pas une dépense fiscale et qualifier une mesure de dépense fiscale suppose de se référer à une législation de base à laquelle elle dérogerait. Mais cette norme n’est pas définie de façon intangible. Elle résulte d’une observation des faits et d’une interprétation a posteriori des intentions du législateur. En outre, elle est susceptible d’évoluer en fonction de la législation nationale ou communautaire. Ces évolutions expliquent en grande partie les changements de périmètre, c’est-à-dire les classements et les déclassements de dépenses fiscales qui sont désormais intégralement retracés depuis le PLF pour 2006. En conséquence, les critères des dépenses fiscales ont varié dans le temps. Ainsi, depuis 2009, seuls sont considérés comme des dépenses fiscales, les avantages accordés à une catégorie particulière de contribuables ou d’opérations.
La notion de dépense fiscale doit être distinguée de celle de remboursements, de dégrèvements et de dépenses en atténuation de recette. Alors que la première catégorie renvoie à un écart à la norme fiscale, les secondes catégories portent sur des modalités de recouvrement de l’impôt. Ainsi, la dépense fiscale « crédit d’impôt au titre de l’emploi d’un salarié à domicile », se traduit, pour une part, par une minoration des recettes d’impôt sur le revenu au regard de la quotité d’impôt qui aurait résulté de l’application de la norme. Cette minoration n’est pas retracée par la comptabilité budgétaire. Le crédit d’impôt donne lieu, d’autre part, pour la part excédant l’impôt effectivement dû, à un remboursement en numéraire au profit des contribuables. Seul ce remboursement, à l’instar de l’ensemble des remboursements et dégrèvements sur impôts d’État, constitue une dépense en atténuation de recette imputée sur les recettes fiscales brutes de l’État. Le coût de la dépense fiscale constitue la somme de ces deux composantes.
Le suivi des dépenses fiscales
Il n’existe pas de définition harmonisée de la notion de dépense fiscale dans les différents pays de l’OCDE. Certains États ont introduit des critères supplémentaires. La Belgique intègre ainsi la notion de portée incitative pour les caractériser. L’Allemagne les définit, quant à elle, par équivalence avec des subventions budgétaires. Au Royaume-Uni, leur qualification repose sur la possibilité, théorique, de les remplacer par une dépense directe. Ces régimes fiscaux dérogatoires représentent des charges pour le budget de l’État, au même titre que les dépenses budgétaires. Dès 1967, l’Allemagne publie un rapport sur les subventions budgétaires et les avantages fiscaux (Subventionsbericht). L’année suivante, l’administration américaine présente un budget des dépenses fiscales (tax expenditures).
En 1979, le Conseil des impôts publie le premier rapport sur les dépenses fiscales. Depuis 1980, le projet de loi de finances comprend chaque année un rapport sur les dépenses fiscales. Enfin, chaque projet annuel de performance présente depuis 2005 ses dépenses fiscales à l’instar de ses crédits, de manière à rendre compte de l’ensemble des moyens financiers dont il dispose. Les dispositions fiscales dérogatoires ne sont pas contingentées contrairement aux dépenses budgétaires. Cependant, certaines dépenses peuvent, sous certaines conditions, faire l’objet d’un agrément délivré par l’administration fiscale. Il s’agit, notamment, des dispositifs fiscaux applicables aux œuvres d’art ou aux trésors nationaux, de certaines mesures en faveur de l’Outre-mer et de la Corse, du régime des SOFICA et de l’exonération des bénéfices en cas de reprise de sociétés.
Des dépenses très concentrées
Le coût des dépenses fiscales est essentiellement concentré sur une quinzaine de mesures fiscales. Ces 15 premiers dispositifs ont représenté plus de 57,3 % du total estimé pour 2019, soit 56,95 Md€ selon le chiffrage du PLF pour 2020. Il s’agit par exemple du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), du crédit d’impôt recherche (CIR), en matière d’impôt sur les sociétés, du crédit d’impôt pour l’emploi d’un salarié à domicile et de l’abattement de 10 % sur les pensions et retraites en matière d’impôt sur le revenu ou encore du taux de 10 % applicable aux ventes sur place en matière de TVA. En 2019, 25 dépenses fiscales sur les 468 recensées étaient d’un montant supérieur à 1 Md€ (contre 22 dépenses fiscales en 2018). Le coût global de ces mesures est chiffré à 68,62 Md€ dans le PLF pour 2020. Il s’agit par exemple du taux de 5,5 % pour certaines opérations relatives à l’accession sociale à la propriété à usage de résidence principale, du crédit d’impôt pour frais de garde d’enfants âgés de moins de 6 ans, du crédit d’impôt pour la transition énergétique ou encore des crédits d’impôt prêt à taux zéro, et prêt à taux zéro renforcé PTZ +.
Les dépenses fiscales d’un faible coût demeurent, quant à elles, nombreuses et hétérogènes. Dans sa note d’analyse de l’exécution budgétaire des dépenses fiscales de 2018, la Cour des comptes relevait un nombre important de dispositifs de faible montant (191 dispositifs compris entre 0 et 50 M€), qui représentaient un coût cumulé estimé à 2,56 Md€ dans le PLF pour 2019. Elle invitait l’administration à évaluer le fondement de leur maintien. Dans le PLF pour 2020, si le nombre de dispositifs d’un montant inférieur à 50 M€ a diminué, leur coût cumulé n’a été réduit que de 0,2 Md€. Il convient cependant de noter qu’un programme de suppression des taxes à faible rendement a été amorcé depuis 2018, une rationalisation du paysage des taxes à faible rendement à saluer et à poursuivre. Ces dispositifs peuvent concerner un nombre très réduit de bénéficiaires, du fait notamment de leur ciblage, restreint à un secteur d’activité, une profession ou un territoire spécifique, comme concerner un nombre élevé de ménages ou d’entreprises, pour une réduction moyenne d’impôt limitée. Pour plus de 200 de ces dépenses, l’administration fiscale n’est pas à même d’estimer le nombre de bénéficiaires. « La concentration du coût des dépenses fiscales ne doit donc pas occulter la multitude de petits dispositifs, dont l’efficacité, la pertinence ou l’impact ne sont pas toujours établis », alerte la Cour des comptes.
Des dépenses en augmentation
D’après les observations de la Cour des comptes dans sa note d’analyse de l’exécution budgétaire pour 2019, les dépenses fiscales sont en augmentation. Le coût des dépenses fiscales en 2019 est évalué à 99,40 Md€, selon les chiffrages en annexe au projet de loi de finances pour 2020, un montant supérieur de 1,2 Md€ aux anticipations, si on se réfère au chiffrage publié un an auparavant dans le PLF pour 2019, qui s’établissait à 98,19 Md€. Plusieurs explications à cette augmentation globale des dépenses fiscales en 2019 : tout d’abord, un changement de méthode de chiffrage de certaines dépenses fiscales, mais également des mesures nouvelles adoptées après la publication du projet de loi de finances pour 2019, des écarts de prévision et enfin une modification du périmètre de dépenses fiscales, à hauteur de – 3,58 Md€. Le coût des dépenses fiscales a ainsi progressé de 0,42 Md€ entre 2018 et 2019. « Ce ralentissement apparent de l’augmentation du coût par rapport aux années précédentes résulte d’importants mouvements de sens contraire, des modifications de périmètre sans précédent venant compenser les mesures nouvelles adoptées en faveur du pouvoir d’achat depuis la parution du projet de loi de finances pour 2019 », souligne la Cour des comptes.
Des mesures d’ajustement décevantes
Comment enrayer le dépassement continu du plafond de dépenses fiscales ? Pour la Cour des comptes, les règles instaurées par la LPFP 2018-2022 sont sensiblement moins contraignantes que celles établies par les lois de programmations précédentes. Si un mécanisme de plafonnement a été instauré avec un plafond calculé en pourcentage des recettes fiscales nettes, il n’est pas opérant car fixé à 9 Md€ au-dessus du montant estimé des dépenses fiscales en 2019 et 16 Md€ au-dessus du niveau atteint lors du précédent exercice.
Outre la fixation de plafonds, les pouvoirs publics ont cherché, depuis 2013, à contenir le coût des dépenses fiscales par l’organisation de conférences fiscales. « La discussion conjointe des crédits budgétaires et des dépenses fiscales devait permettre d’assurer une cohérence entre ces deux leviers d’intervention publique et, dans un souci de rationalisation, de conduire à la suppression d’un certain nombre de dispositifs », soulignent les sages de la rue Cambon. La Cour des comptes souligne les résultats décevants de ces conférences fiscales. « L’implication des responsables de programme est réduite et les propositions de modification ou de suppression de dépenses fiscales sont pratiquement inexistantes, faute notamment d’une évaluation suffisante et préalable », souligne l’institution de la rue Cambon. En outre, l’articulation entre les dépenses fiscales et les objectifs des politiques publiques auxquelles elles doivent concourir est malaisée. Et la complexité des dispositifs peut rendre leur appréhension délicate.
Pour les sages de la rue Cambon, les dépenses fiscales ne sont ni pilotées ni évaluées, alors même que la maîtrise des dépenses fiscales est un objectif affiché par les pouvoirs publics, réitéré dans les lois de programmation des finances publiques successives et matérialisé par un plafond fixé depuis 2013. Dans la pratique, cette volonté n’a pas été suivie d’effets. En outre, les dépenses fiscales souffrent d’un défaut de pilotage et d’appropriation. La Cour des comptes conclut à un défaut d’évaluation et une insuffisante articulation des dispositifs avec les objectifs des politiques publiques auxquelles ils sont rattachés. Et même si les travaux d’évaluation confiés à l’IGF permettent d’envisager pour l’avenir une meilleure prise en compte de ces impératifs, elle conclut qu’« à ce jour, les critères permettant de s’assurer de leur efficience ne sont donc pas réunis ». La stratégie de pilotage apparaît lacunaire et souffre d’un défaut d’appropriation. « Les règles et les effets concrets des dispositifs sont souvent méconnus voire en contradiction avec les objectifs des politiques publiques auxquels ils sont rattachés, peu de dépenses fiscales sont évaluées et les outils de mesure et de suivi déployés pour contrôler leur efficience sont défaillants », souligne la Cour des comptes qui appelle à relancer l’action menée pour évaluer et réduire en conséquence les dépenses fiscales.
Les recommandations de la Cour des comptes
À cet effet, les sages de la rue Cambon renouvellent les recommandations qu’ils ont formulées lors de leur examen de la gestion du budget pour 2018. Ils préconisent que soit mis en œuvre le programme d’évaluation de l’efficacité et de l’efficience des dépenses fiscales sur la période restant à couvrir d’ici 2022. Ils appellent à compléter les documents budgétaires en précisant les objectifs auxquels concourent les dépenses fiscales rattachées à chaque programme et en les assortissant, pour les plus significatives, d’indicateurs de performance. À l’image de la charte de budgétisation qui s’applique aux dépenses budgétaires sous norme, l’institution de la rue Cambon recommande de formaliser des règles précises de définition et de modification du périmètre des dépenses fiscales soumises au plafond de la LPFP. La Cour des comptes formule également une nouvelle recommandation qui consiste à prévoir, pour chaque dépense fiscale nouvelle relative à l’impôt sur le revenu et à l’impôt sur les sociétés, une obligation déclarative permettant à l’administration d’évaluer cette mesure fiscale dérogatoire à défaut d’autres sources d’information permettant de la chiffrer.