Une nouvelle application de l’article 155 A du CGI

Publié le 09/07/2019

Le juge administratif applique le dispositif anti-abus codifié à l’article 155 A du CGI pour des prestations facturées par l’intermédiaire d’une société luxembourgeoise.

L’article 155 A du Code général des impôts (CGI) permet d’assujettir à l’impôt français les sommes versées à des entités domiciliées à l’étranger lorsque les services rémunérés par les sommes en question ont été rendus en France ou par une personne domiciliée en France. Le Conseil d’État vient de faire une nouvelle application de ce dispositif anti-fraude (CE, 9 mai 2019, n° 417514).

Le dispositif codifié à l’article 155 A a été créé pour contrer un schéma très prisé des artistes et des sportifs et consistant à créer une société, dite « rent a star company » de préférence dans un État à fiscalité privilégiée. La société se charge de facturer les services rendus par l’artiste et lui verse une rémunération modeste sous la forme d’un salaire. Ce schéma a pour conséquence de soustraire à l’application de l’impôt français la majeure partie des rémunérations en cause. Contrant habilement ce montage, l’article 155 A du CGI permet d’assujettir à l’impôt français les sommes versées à l’entité ad hoc lorsque les services rémunérés par les sommes en question ont été rendus en France ou par une personne domiciliée en France. Précisons que saisi en 2010 par le Conseil d’État, d’une question prioritaire de constitutionnalité relative à la rupture de l’égalité devant les charges publiques que pourrait créer l’article 155 A du CGI, le Conseil constitutionnel a confirmé la légalité de ce dispositif anti-abus (26 nov. 2010, n° 2010-70). Le Conseil constitutionnel a relevé que l’article 155 A du CGI vise, dans des cas limitativement énumérés, lorsqu’une rémunération a été versée à l’étranger, aux fins d’éluder l’imposition en France, à imposer cette rémunération. Le législateur a entendu mettre en œuvre, par des critères objectifs et rationnels, l’objectif constitutionnel de lutte contre l’évasion fiscale. Le Conseil constitutionnel a cependant, émit une réserve. L’application de ce dispositif anti-abus ne doit pas conduire à ce qu’un contribuable soit soumis en France à une double imposition au titre d’un même impôt.

Une société de droit luxembourgeois

Dans cette affaire, la société de droit luxembourgeois Kabri Invest, créée le 16 juillet 2008, a embauché en qualité de directeur technico-commercial, Monsieur B., qui exerçait auparavant des fonctions de technicien commercial au sein de la société de droit français Solomat. Cette dernière société a versé à la société Kabri Invest les sommes de 390 000 et 416 308 € au titre, respectivement, des années 2009 et 2010, en rémunération de prestations d’assistance de nature commerciale, technique, administrative, juridique, fiscale et sociale, une fraction de ces sommes ayant été versée en vue de rémunérer une prestation rendue par Monsieur B. ou établie hors de France. L’administration a réintégré cette fraction de cette rémunération, qu’elle a fixée à 16,81 %, dans les revenus imposables du contribuable sur le fondement de l’article 155 A du CGI. En effet, aux termes du I de l’article 155 A du CGI, « les sommes perçues par une personne domiciliée ou établie hors de France en rémunération de services rendus par une ou plusieurs personnes domiciliées ou établies en France sont imposables au nom de ces dernières : (…) lorsqu’elles n’établissent pas que cette personne exerce, de manière prépondérante, une activité industrielle ou commerciale, autre que la prestation de services ». Les prestations dont la rémunération est ainsi susceptible d’être imposée entre les mains de la personne qui les a effectuées correspondent à un service rendu pour l’essentiel par elle et pour lequel la facturation par une personne domiciliée ou établie hors de France ne trouve aucune contrepartie réelle dans une intervention propre de cette dernière, permettant de regarder ce service comme ayant été rendu pour son compte.

Monsieur B. a demandé au tribunal administratif de Nancy de prononcer la décharge des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu auxquelles il a été assujetti au titre des années 2009 et 2010 et des pénalités correspondantes. Le tribunal a fait droit à cette demande (TA Nancy, 31 déc. 2015, n° 1401402). La cour administrative d’appel de Nancy a, sur appel du ministre des Finances et des Comptes publics, annulé les articles 1er et 2 de ce jugement et remit les impositions litigieuses à la charge de Monsieur B. (CAA Nancy 23 nov. 2017, n° 16NC00440). Monsieur B. s’est pourvu en cassation devant le Conseil d’État afin d’obtenir l’annulation de cet arrêt. Il a également demandé au Conseil d’État de régler l’affaire au fond et de rejeter l’appel du ministre des Finances et des Comptes publics.

L’impact du droit communautaire

Le Conseil d’État commence par préciser que la cour administrative d’appel de Nancy a jugé, sans erreur de droit, que la circonstance que la prestation rendue par Monsieur B. à la société Solomat n’était qu’une composante, non essentielle, d’un ensemble de prestations facturées à cette société par la société Kabri Invest ne faisait pas obstacle à ce que l’administration impose entre les mains de Monsieur B., sur le fondement de l’article 155 A du CGI, la fraction de la rémunération versée par la société Solomat à la société Kabri Invest correspondant à son intervention propre.

Le juge d’appel a estimé, par une appréciation souveraine des pièces du dossier exempte de dénaturation, que la société Kabri Invest n’exerçait pas de manière prépondérante une activité industrielle ou commerciale autre que les prestations de services fournies à la société Solomat, notamment par Monsieur B. Il a également considéré que le contribuable ne démontrait pas que les rémunérations versées par la société Solomat à la société Kabri Invest trouveraient leur contrepartie dans une intervention propre de cette dernière. En jugeant, après avoir ainsi relevé qu’était uniquement en cause l’imposition de services essentiellement rendus par une personne domiciliée ou établie hors de France et ne trouvant aucune contrepartie réelle dans une intervention propre d’une personne établie hors de France, que l’application de l’article 155 A au cas d’espèce ne méconnaissait pas le principe de liberté d’établissement qui découle de l’article 49 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit. La question de la compatibilité de l’article 155 A du CGI avec les principes du droit communautaire a fait couler beaucoup d’encre. Un grand nombre de praticiens s’accordaient à penser que l’article 155 A du CGI était inconciliable avec les libertés communautaires. C’était aussi la position d’un certain nombre de juridictions d’appel, qui considéraient l’article 155 A du CGI comme incompatible avec les principes du droit communautaire, notamment les libertés d’établissement et de circulation (CAA Paris, 11 oct. 2012, n° 10PA04573). Les juges du fond estimaient en outre qu’un tel dispositif anti-abus instaurait une présomption irréfragable d’évasion fiscale à l’encontre de l’ensemble des contribuables français qui devrait être réservé aux seuls montages purement artificiels et donc se trouvait être incompatible avec les principes du droit communautaire (CAA Douai, 14 déc. 2010, n° 08 DA 0110). En 2013, le Conseil d’État a tranché ce débat et a pris position pour la compatibilité de l’article 155 A CGI avec la liberté d’établissement communautaire ainsi qu’avec les traités fiscaux bilatéraux signés par la France, une solution pragmatique (CE, 20 mars 2013, n°s 346642, 346643). Dans cet arrêt de principe, le Conseil d’État précise que les dispositions litigieuses de l’article 155 A du CGI visent uniquement l’imposition des services essentiellement rendus par une personne établie ou domiciliée en France et ne trouvant aucune contrepartie réelle dans une intervention propre d’une personne établie ou domiciliée hors de France permettant de regarder ce service comme ayant été rendu pour son compte. En l’absence d’une telle contrepartie permettant de regarder les services concernés comme rendus pour le compte de cette dernière personne, la liberté de s’établir hors de France ne saurait être entravée du fait de ces dispositions. L’administration fiscale apporte la preuve que des sommes perçues par une personne domiciliée ou établie hors de France en rémunération de services rendus par une ou plusieurs personnes domiciliées ou établies en France sont imposables au nom de ces dernières en vertu du I de l’article 155 A du CGI par la production d’éléments attestant de ce que ces personnes ont réalisé les prestations de services en cause et de ce qu’elles contrôlent la personne qui perçoit la rémunération de ces services. Dans l’hypothèse où l’administration s’acquitte de cette obligation, il incombe ensuite au contribuable d’apporter des éléments permettant d’établir que la facturation de ces prestations par la société établie hors de France aurait trouvé une contrepartie réelle dans une intervention qui lui aurait été propre et de regarder le service ainsi rendu comme l’ayant été pour son compte.

Un arrêt de confirmation

La cour administrative d’appel de Nancy a jugé que, en l’absence de toute précision quant aux modalités de calcul de la facturation par la société Kabri Invest des prestations rendues à la société Solomat, l’administration avait légalement pu réintégrer aux revenus imposables de M. B., en application de l’article 155 A du CGI, une fraction des rémunérations versées par la société Solomat correspondant à la quote-part du requérant dans le montant total des salaires versés par la société Kabri Invest. Si le contribuable soutient que, en statuant ainsi, la cour aurait dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis et par suite méconnu l’article 155 A dès lors que ce mode d’évaluation conduisait à inclure dans les sommes taxées entre ses mains à ce titre la part de sa rémunération qui correspondait à des services rendus à une autre société que la société Solomat, il soulève ainsi une argumentation nouvelle qui n’est pas recevable en cassation. Son moyen ne peut, par suite, qu’être écarté.

Enfin, la Conseil d’État précise qu’il résulte des dispositions de l’article 155 A du CGI que la possibilité qu’elles prévoient d’imposer entre les mains d’une personne qui rend des services correspondant à la rémunération de ces services lorsqu’elles sont perçues par une personne domiciliée ou établie hors de France n’est pas subordonnée, dans l’hypothèse, mentionnée au I de cet article, où la personne qui rend les services est domiciliée…, à la condition que ces services aient été rendus en France. Il en résulte que ne peut qu’être écarté le moyen tiré de ce que la cour aurait insuffisamment motivé sa réponse à l’argumentation du requérant tirée de ce que le lieu de son activité se trouvait au Luxembourg et non en France, qui était inopérante. Pour les mêmes motifs, le requérant n’est pas fondé à soutenir que la cour aurait commis une erreur de droit et inexactement qualifié les faits de l’espèce en faisant application du I de l’article 155 A sans caractériser l’existence d’une activité en France.

En outre, la cour administrative d’appel n’a, contrairement à ce que soutient le requérant, pas commis d’erreur de droit en jugeant que la réserve d’interprétation émise par le Conseil constitutionnel ne pouvait, en tout état de cause, concerner que les impositions françaises et en en déduisant qu’était inopérante l’argumentation de Monsieur B. tirée de l’imposition au Luxembourg des rémunérations litigieuses. Le pourvoi du contribuable est donc rejeté.

 

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